Actions

Gestion déléguée des services publics : quels fondamentaux pour réussir un modèle ?

Mohammed Benahmed, directeur des grands projets au Fonds d’équipement communal, a écrit plusieurs ouvrages dans le domaine de la gouvernance et du financement des services publics. Il est coauteur d’un ouvrage intitulé «la Gestion déléguée au service de l’usager», un sujet qui fera l’objet d’une table ronde au Sommet mondial des dirigeants locaux et régionaux. Le Maroc, comme le souligne M. Benahmed, a une vieille tradition de gestion déléguée qui date du siècle dernier, opérant dans divers secteurs de l’économie du pays : transports et réseaux ferroviaires, énergie électrique, distribution d’eau et d’électricité, exploitation et extension de ports...

25 Septembre 2013 À 16:54

Au lendemain de l’indépendance du Maroc, la reprise des concessions par l’État fut un moyen de recouvrement de la souveraineté sur l’économie nationale. À partir des années 90, face à l’endettement qui grevait sérieusement les capacités de financement de l’État, le gouvernement s’est tourné vers le secteur privé national et étranger pour restructurer l’économie nationale et développer des services publics qui nécessitaient la mobilisation de capitaux et de savoir-faire importants. Plusieurs contrats importants de gestion déléguée ont alors été conclus entre les collectivités publiques et des opérateurs internationaux privés dans divers secteurs structurants de l’économie nationale : transport urbain par autobus, distribution d’eau, d’électricité et d’assainissement liquide à Casablanca, Rabat et Tanger-Tétouan, centrale de production indépendante d’électricité à Jorf Lasfar, le Parc éolien à Koudia Blanco à Tétouan, concession à la Société des Autoroutes du Maroc de la construction et de l’exploitation d’axes autoroutiers, concession du port Tanger Med, collecte et mise en décharge de déchets dans la majorité des villes…Aujourd’hui, plusieurs contrats arrivent à échéance et les limites de cet outil de gestion sont parfois atteintes comme cela a été souligné vendredi dernier par des députés au Parlement et par la société civile qui fait entendre sa voix.

Le rapport Gold III sur les tendances mondiales dans la prestation des services publics locaux, qui sera présenté au Sommet mondial des cités, interpelle tous les acteurs : pour atteindre les OMD (Objectifs du millénaire pour le développement) et appuyer l’Agenda Rio+20 et le futur Agenda post-2015, une alliance est nécessaire, souligne le rapport, entre les gouvernements nationaux, régionaux et locaux, les organisations internationales et la société civile afin de garantir l’accès universel aux services de base et d’en faire un fondement du développement global. «Mettre les êtres humains au premier plan» signifie faire des services publics de base une priorité.

--------------------------------

Le Matin : La gestion des services urbains s’accompagne de défis importants à surmonter pour leur mise à niveau et leur modernisation : quels sont ces défis ?Mohammed Benahmed : La croissance démographique et l’étalement urbain ainsi que l’explosion des besoins dans la plupart de nos agglomérations font peser des contraintes nouvelles sur la gestion des services urbains qui nécessitent l’extension des réseaux et la construction d’infrastructures nouvelles. Les défis à surmonter sont nombreux : concilier lourdeur des investissements et rentabilité avec un accès équitable de tous les citoyens aux services, créer les conditions propices à une gouvernance efficace, assurer l’implication d’opérateurs privés nationaux et étrangers, satisfaire aux exigences d’un développement durable… Des difficultés importantes rendent la situation plus complexe : les limites des capacités de financement des autorités publiques ont conduit à l’accumulation des retards dans la mise à niveau des réseaux et des problèmes de détérioration de la qualité du service rendu dans le cadre d’une gestion publique souvent défaillante. À ces contraintes majeures, s’ajoute l’insuffisance d’opérateurs privés nationaux capables de réaliser et de conduire des projets mettant en jeux des technologies sophistiquées, ce qui amène les autorités publiques à faire appel à des opérateurs privés internationaux qui détiennent la technicité requise, notamment lorsqu’il s’agit de construire et d’exploiter des réseaux de transport urbain et des sites de décharges respectueux de l’environnement, des centrales de production d’énergie électrique ou encore des usines de traitement d’effluents domestiques et industriels respectant les normes sanitaires les plus strictes.Rentabilité et transmission de savoir et de savoir-faireVous l’avez souligné, le Maroc possède une vieille tradition de gestion déléguée. Comment voyez-vous l’évolution du modèle marocain de gestion déléguée ?Privilégiant le développement de partenariats stratégiques durables, les autorités publiques marocaines ont délibérément cherché, depuis les années 90, à établir des relations contractuelles avec des entreprises délégataires réputées sur le plan international et dotées d’assises techniques et financières solides, dans le cadre de contrats de gestion déléguée dont les durées varient de 7 à 30 ans en fonction des investissements à réaliser, de la nature des services et des exigences de leur mise à niveau et de leur modernisation.Ces entreprises ont fait l’apprentissage du cadre institutionnel et juridique national et des règles et des mécanismes qui encadrent ce type de partenariat. Les pouvoirs publics ont veillé à ce que ce cadre d’action soit stable, avec le souci de réduire les risques encourus par les opérateurs, de faciliter leur compréhension des systèmes de décision et de leur permettre de bénéficier d’une certaine visibilité à moyen et long terme quant à la rentabilité des capitaux investis. Cet apprentissage a permis également de créer les conditions propices pour inciter les opérateurs à consentir des efforts afin d’améliorer la gestion commerciale des services et de dégager des gains de productivité, de sorte qu’une partie de ces gains réalisés soit transférée aux usagers sous forme de modération, voire de baisse des tarifs. Le but est que ces opérateurs soient dans la capacité de dégager des cash-flows afin de faire face aux besoins de financement des équipements liés au service. Le maintien d’une relation transparente, d’une coopération sans suspicion entre l’autorité publique et l’opérateur doit se nouer autour de cette problématique : «aider l’exploitant à dégager de l'argent pour développer le service». En contrepartie, devant la difficulté, voire l’impossibilité de maîtriser toutes les composantes d’un contrat de gestion déléguée dans la durée, l’opérateur doit quelque part faire un pari sur sa capacité à s’adapter en permanence aux circonstances changeantes, dans le cadre d’une approche dynamique, et à agir de la manière la plus coopérative possible durant l’exécution du contrat. Il doit entretenir des échanges réguliers avec l’autorité publique pour valoriser le travail accompli, comprendre ses besoins et leur évolution et être à l’écoute des usagers. L’enjeu est de faire la démonstration de son savoir-faire pour améliorer la qualité du service, tout en tenant l’équilibre de son économie globale, et d’injecter des compétences et de la technicité des métiers au quotidien.Qu’entendez-vous par là ?L’évolution du modèle de gestion déléguée doit désormais se faire avec moins de recours à l’investissement et davantage d’exigences sur l’amélioration rapide des performances et de la qualité de service : rationalisation des consommations d’eau et d’électricité, rendement des réseaux, régularité et sécurité des services de transport et de propreté, efficacité et rapidité de traitement des réclamations, réduction des files d’attente… Aujourd’hui, la priorité est le savoir et le savoir-faire que l’opérateur doit apporter, ce qui suppose le transfert de compétences, la formation des cadres aux fonctions opérationnelles et de management stratégique, la mise en place de nouvelles technologies performantes pour l’optimisation de la gestion.Le contrôle, maillon faible de la chaineL’asymétrie d’information et le déficit de contrôle exercé par la personne publique seraient un facteur d’essoufflement du modèle marocain de gestion déléguée : quels sont les enjeux de cette situation ?Avec le transfert de gestion, l’État ne démissionne pas, mais, au contraire, il se recentre sur ses missions essentielles, à savoir construire la vision à long terme, définir les stratégies, planifier, réguler et libérer les énergies des collectivités publiques, en se déchargeant de services relevant de leurs compétences sur des entités publiques ou privées, distinctes d’elles, mais qu’elles peuvent et doivent contrôler. Une plus grande connaissance des modes de gestion, des procédures, des clauses et de leurs conséquences permet de mieux évaluer, à court et à moyen termes, les retombées d’une signature qui engage la collectivité tout entière pour de nombreuses années. Par conséquent, la passation d’un contrat de délégation de service public (DSP) implique de la part de la collectivité délégante une attention toute particulière, à la fois en amont de la conclusion de ce contrat, pendant sa vie et à son terme, pour s’assurer du succès de ce choix d’organisation de service public.Or l’une des critiques les plus contemporaines faites à la DSP est d’assister à un déséquilibre et une asymétrie d’informations et de compétences entre les autorités délégantes et les opérateurs qui sont forts de leur expertise juridique et de leur savoir-faire technique des métiers, ce qui peut souvent se traduire par une sorte «d’abandon» de service public au détriment de l’intérêt général. L’enjeu pour l’autorité publique en s'investissant dans la relation avec l’opérateur tout au long de la vie du contrat est, à ce titre, d’autant plus crucial que celle-ci demeure toujours responsable du bon fonctionnement du service et redevable vis-à-vis des citoyens-usagers et/ou contribuables qui en sont les bénéficiaires, et aussi les principaux refinanceurs. La sauvegarde des intérêts de ces derniers doit privilégier le contrôle rigoureux et efficace du contrat au niveau de ses multiples dimensions juridique, technique, financière, comptable, fiscale et de la qualité de service. Mais, dans la réalité, le contrôle constitue le maillon faible de toutes les gestions déléguées : le faible taux d’encadrement des collectivités ne permet pas de relever ce défi convenablement et le système de rémunération n’est pas suffisamment compétitif pour attirer des compétences juridiques et financières qui font particulièrement défaut.Dans quelle mesure la capitalisation de l’expérience marocaine de DSP favorise-t-elle le transfert du savoir-faire vers les autorités délégantes ?L’implication d’opérateurs spécialisés est à la fois un moyen générateur de qualité et de baisse des coûts des services et un instrument de promotion de l’innovation technologique et de transfert de savoir-faire vers les gestionnaires publics. Cet aspect, qui est une des principales motivations du recours à la gestion déléguée, doit occuper une place de choix lors de la négociation et de la rédaction des contrats de délégation, en veillant à y inclure des clauses contractuelles précises et à prévoir des mécanismes crédibles pour garantir un tel transfert. En recourant à la DSP, les pouvoirs publics cherchaient, en période de rareté des ressources, à attirer des capitaux étrangers, des technologies sophistiquées et des compétences nouvelles qui étaient alors difficilement accessibles. Aujourd'hui, nos collectivités publiques ont beaucoup acquis, beaucoup appris et elles doivent être dans la capacité de faire beaucoup par elles-mêmes. L’objectif est que chaque partenaire puisse progresser dans sa compétence, la solution durable se trouvant dans la consolidation des partenariats stratégiques avec les opérateurs internationaux dans un environnement concurrentiel et dans un cadre contractuel vertueux qui satisfait les attentes de toutes les parties.Légitimité des opérateurs et acceptation socialeQu’en est-il de la responsabilité des opérateurs et de l’accès des populations les plus démunies aux services de base, des populations qui font de plus en plus entendre leurs voix ?La difficulté, voire l’impossibilité de financer l’accès aux services publics de base des plus défavorisés à partir des modalités traditionnelles de la gestion déléguée est une des grandes préoccupations des autorités publiques. Trouver des solutions, dans ce contexte, suppose une grande part de volontarisme de la part de l’opérateur qui doit en cela être soutenu institutionnellement et financièrement par les pouvoirs publics. Lorsqu’un service public est assuré par un acteur privé, la question de la responsabilité sociale devient effectivement centrale, et ne doit sous aucun prétexte être occultée : à qui incombe la responsabilité de proposer l’accès aux services de base aux populations démunies, lorsque l’État prône lui-même un désengagement ? L’expérience montre que si l’opérateur veut préserver la pérennité de la relation contractuelle avec l’autorité publique, il doit faire preuve de créativité et proposer des solutions adaptées aux spécificités des territoires, pour répondre à des problématiques à fortes dimensions sociale et culturelle. Cette pérennité passe par l’utilisation des techniques de l’ingénierie sociétale : un diagnostic politique préalable à l’intervention, la construction avec les différents acteurs locaux et centraux d’une vision stratégique concertée, dans une logique d’intérêts partagés, avec des évaluations régulières et des programmes de sensibilisation et de formation pour l’ensemble des intervenants.

Les expériences vécues ici et là témoignent de l’importance de la participation équilibrée et consentie de tous les intéressés et du dialogue entre les parties impliquées, un dialogue au minimum quadripartite entre autorités publiques, opérateurs techniques, financiers et association d’usagers pour formaliser le rôle et les responsabilités de chacun. D’un dialogue permanent et d’une coopération intelligente entre ces nouveaux partenaires découlera le respect des principes fondamentaux des services publics, en l’occurrence le droit et l’égalité d’accès, en particulier des populations les plus démunies. La légitimité des opérateurs est conditionnée par l’acceptation politique et sociale de leur intervention. Ils doivent ainsi chercher à développer les mécanismes de communication, de dialogue, de gestion des différends à même de maintenir des relations de confiance avec les autorités délégantes et la société civile pendant la vie du contrat.

Copyright Groupe le Matin © 2025