13 Juin 2014 À 16:21
Le travail des enfants, et particulièrement celui des petites bonnes, est une problématique à la fois sociale, culturelle, économique et démographique, qui suscite toujours l’inquiétude de nombreuses associations. Insaf, qui est connu pour sa lutte acharnée contre ce phénomène, a organisé ce jeudi 12 juin, une rencontre de sensibilisation à l’occasion de la journée internationale de lutte contre le travail précoce.
Cette rencontre avait pour principal objectif de mobiliser des acteurs associatifs et institutionnels, sensibiliser l’opinion publique et créer les conditions de duplication du programme de lutte pour l’éradication du travail des «petites bonnes» dans diverses localités. «21 ans après la ratification par notre pays de la Convention internationale des droits de l’enfant, les “petites bonnes” se comptent par dizaines de milliers. Provenant de milieux démunis en zones rurales et périurbaines, ces filles mineures sont condamnées à subir les pires formes d’exploitation et de violences, forcées à subvenir aux besoins de leurs familles, avec la complicité d’intermédiaires indignes et de familles exploiteuses de main-d’œuvre corvéable à souhait», indique l’Association qui a mis en place depuis 2005, un programme pour l’éradication du travail de «petites bonnes» pour les retirer des lieux d’exploitation, les réinsérer dans leurs familles et à l’école et leur assurer un suivi social et pédagogique, dans la région de Marrakech-Tensift-El Haouz. Dans ce cadre, près de 300 filles mineures ont été retirées du travail domestique et sont retournées auprès de leurs familles et à l’école, dont quatre d’entre elles poursuivent actuellement leurs études universitaires.
«Grâce à la mobilisation de centaines d'acteurs institutionnels et sociaux, locaux et nationaux et l’appui de partenaires institutionnels publics et privés, nationaux et internationaux, le programme “Lutte pour l’éradication du travail des petites bonnes” a permis d'éliminer totalement cette pratique sociale inqualifiable dans tous les douars de la région», affirment les organisateurs. Et d’ajouter : «au niveau national, le collectif “Pour l’éradication du travail des petites bonnes” accomplit un important travail de sensibilisation et de plaidoyer qui a permis de faire tomber des tabous et de porter le débat au niveau des instances législatives et gouvernementales. Ce cadre de coordination associative a aussi permis d’intervenir efficacement dans la poursuite judiciaire des auteur(e)s de violences et d’homicides contre des “petites bonnes” en plusieurs villes».
Comment Insaf a-t-elle pu éliminer totalement le travail de «petite bonne» dans des douars de la province de Chichaoua (région de Marrakech-Tensift-El Haouz) ?En 2005, nous avons lancé notre programme de parrainage à Chichaoua, zone réputée, en ce temps-là, pourvoyeuse en «petites bonnes», en commençant par la prise en charge de deux filles enfuies des lieux de leur exploitation. Sur place, nous avons entamé, depuis 2007, un large programme de «Lutte contre l’exploitation des filles mineures dans le travail domestique» fondé sur trois piliers :• Le retrait de travail des filles employées comme «petites bonnes» et la prise en charge de celles en risque de le devenir, sur la base d’accord avec leurs parents ou tuteur(e)s assurant leur retour dans leur famille et à l’école et le suivi social et pédagogiques par nos travailleur(e)s social(e)s sur place.• Le versement d’une subvention de l’ordre de 250 DH et la prise en charge des frais de scolarité et de soutien scolaire en cas de besoin, en général jusqu’à l’âge de 16 ans et jusqu’à la fin de la scolarité secondaire pour celles qui en ont la capacité et qui le souhaitent.• La mobilisation et l’implication des parents, des associations et des acteurs sociaux locaux. À ce propos, ces partenaires ont joué un rôle déterminant dans la réalisation du programme. Du reste, nous avons signé plusieurs conventions pour structurer notre partenariat et pérenniser le programme. À ce jour, nous avons sorti du travail domestique plus de 300 filles entre Chichaoua et El Kelâa, sachant que chacune est prise en charge pendant 4 à 6 années. Quatre d’entre elles sont à l’université et deux passent le baccalauréat cette année. Quant à la pratique de «location des petites bonnes», elle a disparu dans 19 communes, donc plusieurs douars à Chichaoua. Nous pensons que les actions soutenues de sensibilisation que nous organisons, en divers lieux de la région, nous permettent d’espérer que cette éradication est pérenne.
Quels sont vos projets pour généraliser cette expérience à l'échelle nationale ?Nous n’avons pas vocation à prendre en charge cette problématique sociale qui concerne, je dois le rappeler, des milliers de fillettes prisonnières dans des maisons. Ce travail est du ressort de l’État. Nous sommes intervenus parce qu’il y a urgence, avec des moyens mobilisés auprès de partenaires privés nationaux et étrangers, qui nous le rappellent à chaque demande de renouvellement de subventions. Par contre, depuis début 2013, nous avons proposé au ministère du Développement social de modéliser cette réalisation pour la redéployer au profit des 60.000 à 70.000 autres «petites bonnes» que compte notre pays. Nous sommes prêts à mettre notre savoir-faire et nos ressources à disposition, dans le cadre de programmes régionaux pilotes, d’abord, et nationaux ensuite sur des échéances pluriannuelles qui permettent de dérouler tout le processus que nous avons élaboré et mis en oeuvre. Du reste, nous regrettons que le projet de «Politique intégrée de protection de l’enfant» n’ait pas pris en compte notre proposition pour notre domaine d’action et pour d’autres où les associations ont montré un savoir-faire et des performances louables.
Que pouvez-vous nous dire au sujet du cadre juridique ? Il existe aujourd’hui, principalement, trois références juridiques qui auraient pu constituer la base d’une politique d’éradication du travail des «petites bonnes» :1. La Convention des droits de l’enfant (CDE), ratifiée par notre pays, depuis 21 ans, ce qui constitue une obligation d’en respecter les dispositions, dont le droit à l’éducation. 2. La loi sur la scolarisation obligatoire promulguée, depuis 51 ans (dahir n° 1-63-071 du 13.11.1963), et confirmée par d’autres textes.3. Le Code du travail promulgué, depuis 11ans (dahir n° 1-03-194 du 11.09.2003), qui interdit formellement le travail des enfants avant l’âge de 15 ans révolus, même si cette disposition laisse le champ libre à l’exploitation des 15-17 ans ; ce que nous contestons. Par conséquent, les limites sont dans la volonté politique de réduire les causes de cette pratique inhumaine, qui sont, certes, complexes et «interconnectées» :1. Socioéconomiques : pauvreté, vulnérabilité, analphabétisme des parents et leur ignorance des droits de l’enfant et des obligations légales.2. Politiques (publiques) : absence de plans de développement intégrés, absence d’infrastructures scolaires, désengagement (de fait) des responsables régionaux, locaux et nationaux vis-à-vis du monde rural en général et des zones les plus pauvres en particulier. 3. Règlementaires : absence de dispositions et de moyens pour la mise en oeuvre des textes sur la scolarisation obligatoire, sur l’interdiction du travail des enfants de moins de 15 ans et autres dispositions légales.Par ailleurs, je vous rappelle, ce que chacun sait, qu’il existe dans notre pays un marché florissant des «petites bonnes» soutenu par une forte demande urbaine (de famille à grande majorité aisée et instruite) et par un réseau d’intermédiaires (samsar) agissant en toute impunité. Autre anomalie de fond est que nos lois traitent de la faute et du fautif, mais jamais de la victime. C’est le cas du projet de loi sur les travailleurs domestiques qui prévoit des amendes et des peines de prison pour les employeur(e)s des filles de moins de 15 ans, mais ne dit mot sur les conditions de protection, de l’accompagnement médical et psychologique et de la réinsertion en famille et à l’école de la petite bonne victime d’exploitation, de maltraitance et parfois des pires sévices. Je vous rappelle, enfin, que des «petites bonnes» ont été tuées par leur(e)s employeur(e)s.