18 Juillet 2014 À 12:46
Géopolis : Pourquoi le terme de soft power ?Pascal Gauchon : Chacun sait que la formule a été popularisée par Joseph Nye. Alors que le hard power passe par l’usage de la force ou par la menace de son utilisation, la « puissance douce » se démarque de ces méthodes brutales. Le but d’une puissance douce est d’imprégner l’adversaire de ses valeurs, de ses modes de vie, de sa façon de voir le monde, et, finalement, de ses objectifs. Qu’il veuille ce que l’on veut. Le phénomène n’est pas nouveau. Le tribut payé par les alliés d’Athènes a contribué à la construction des temples de l’Acropole qui servait son rayonnement et son prestige. Mais dans le monde moderne, les industries d’information, de communisation, de culture et de loisirs se sont considérablement développées et ce sont elles qu’utilise principalement le soft power. Voilà qui justifie l’importance que J. Nye lui accorde.
Ce soft power ne génère-t-il pas des victimes physiques comme le hard power ?Le terme « puissance douce » est un oxymore, bien sûr. Douces sont les armes utilisées, indiscutablement plus douces qu’une baïonnette ou qu’une mine antipersonnel. Mais il s’agit toujours de puissance, donc de rapport de force, de conflit. Et même d’une forme de violence, car le soft power repose souvent sur la manipulation. Le but des États n’est pas en effet, comme pourraient le croire des naïfs, de faire profiter le reste du monde de valeurs ou de modes de vie qu’ils jugent supérieurs, pour le bien de tous ; il s’agit de faire triompher sa volonté. Joseph Nye est clair sur ce point : « Si un état est capable de légitimer son pouvoir aux yeux des autres, il rencontrera moins de résistance pour les faire plier à ses vœux ». On ne peut pas lui reprocher d’être hypocrite !Celui qui subit le soft power est donc une victime. Les blessures sont différentes selon les armes douces utilisées : l’acculturation si l’offensive passe par le culturel, la honte de soi si l’adversaire le bombarde d’exigences de repentance, l’aliénation si l’agressé en vient à s’identifier à l’agresseur… Les nations du Sud peuvent comprendre ces phénomènes facilement, elles en ont été victimes dans le passé. Mais elles ne sont plus les seules aujourd’hui. Le soft power ne provoque pas de victimes physiques directement, il n’affecte pas les corps. Mais il atteint les esprits, c’est là qu’il opère de véritables ravages.
Pourriez-vous dresser un état des lieux des soft powers aujourd’hui ?Amener les autres à faire leurs les objectifs qui sont les siens. Tel est l’essence du soft power. Ce but peut être atteint par différentes voies. Comme le note J. Nye, il s’agit d’abord de fixer l’agenda mondial, c’est-à-dire de déterminer les questions que la communauté internationale traitera et celles qu’elle laissera en suspens. Contrôler les grandes organisations internationales, matraquer l’opinion mondiale avec des images, lancer les grands débats culturels, tels sont les moyens par lesquels une grande puissance peut déterminer les règles du jeu et les principes selon lesquels la communauté internationale agira. Dans le domaine politique, les grands ouvrages qui ont influencé la planète sont le fait d’auteurs américains, Fukuyama et « la Fin de l’histoire », Huntington et « le Choc des civilisations », les néoconservateurs et les croisades pour la démocratie… À force de raisonner selon les grilles de lecture américaines, nous finissons par penser comme les Américains. J’insiste sur ce point qui me paraît essentiel. Tout converge vers le contrôle de l’agenda mondial : le rayonnement du modèle, la maîtrise des informations et plus encore des images mondiales, l’efficacité des universités et des centres de recherche, la capacité à créer et à innover, tout ce qui permet d’influencer dans toutes les directions, tous les pays, tous les groupes sociaux : les images pour le grand public, les faits pour les décideurs, les idées pour les élites intellectuelles. À chacun selon ses besoins.
La séduction est donc un élément essentiel du soft power ?Oui, si l’on n’oublie pas que Lucifer était le plus séduisant des anges, regardez le succès qu’il a eu avec Ève, selon la Bible ! Et il ne faut pas oublier que la séduction emprunte des voies diverses. Beaucoup sont sensibles aux valeurs morales dont se réclame un pays, mais d’autres peuvent être attirés par sa force, par sa richesse. Nous ne sommes pas tous séduits de la même façon, sinon nous serions tous amoureux de la même femme !Cela permet d’insister sur un autre point important. Le soft power n’est pas dissociable du hard power ni de ce que j’appelle le gold power. À l‘initiative de Suzanne Nossel, les Américains insistent depuis la présidence d’Obama sur le smart power qui réunit les trois premiers et est défini par le Center for Strategic and International Studies comme « la nécessité d’une armée forte, mais aussi d’alliances, de partenariats et d’institutions à tous les niveaux pour étendre l’influence américaine et établir la légitimité du pouvoir américain. » Il est vrai que ces trois formes de la puissance se soutiennent l’une l’autre ; la force armée comme la société de consommation peuvent séduire, l’image d’un pays le rend plus ou moins attractif pour les investisseurs, la richesse permet de financer l’effort militaire comme l’effort scientifique, mais aussi le « marché de l’art » donc la création.Hard, gold et soft power sont les trois avatars de la même réalité, la puissance. Elles diffèrent par les chemins qu’elles empruntent, mais le but est le même : la légitimité, retenez cette idée forte exprimée par le Center for Strategic and International Studies. La force ne peut se contenter d’être simplement force, sinon la révolte et la guerre sont permanentes, il faut qu’elle soit reconnue comme légitime. Ici, le soft power joue un rôle particulièrement important.
Dans cette quête de légitimité, l’image ne joue-t-elle pas un rôle capital ?C’est une évidence, l’image joue un rôle essentiel dans nos sociétés. Elle présente deux avantages. D’abord, elle est particulièrement facile à manipuler – voyez la façon dont certains journaux avaient trafiqué le portrait de Saddam Hussein pour lui dessiner une moustache à la Hitler. Ensuite, elle possède une force incontestable, on ne peut pas la réfuter avec des arguments, on ne peut pas l’effacer, elle reste imprimée sur la rétine et crée des réflexes conditionnés. Inutile de parler du rôle d’Hollywood ou des grandes agences d’information, tout cela est bien connu. Provoquant l’émotion, l’image contribue à l’essor de la politique compassionnelle. Il s’agit de provoquer dans l’opinion des sentiments pour qu’elle approuve telle ou telle ligne de conduite et soutienne tel ou tel camp. La force en est si considérable que les dirigeants politiques se trouvent sous pression et doivent adapter leurs discours et leurs actes.
Qui manipule ces images ?Comme le gold power, le soft power ne dépend pas seulement de l’État – c’est une grande différence avec le hard power qui est principalement entre ses mains, même s’il existe des mouvements révolutionnaires ou terroristes. Les ONG, les intellectuels, les artistes, les églises, les idéologies, les partis disposent chacun d’un soft power spécifique.Tout ce qui est soft power n’est donc pas manipulation, c’est pourquoi je nuançais ce terme tout à l’heure. L’un des aspects les plus puissants du soft power, l’image d’un pays et le rayonnement de son modèle, dépend de tellement d’acteurs et de faits que personne ne le contrôle réellement. Tout n’est donc pas instrumentalisation et je ne crois pas du tout aux différentes théories du complot qui existent – si complot il y a, il n’y en a pas un seulement, mais des dizaines qui se confortent ou se contredisent en permanence. Reste que les États disposent de moyens exceptionnels pour manipuler l’information et l’image ; ce n’est pas lui qui fait le modèle, mais c’est lui qui l’instrumentalise en fonction de ses objectifs.
Que pensez-vous des nouvelles géopolitiques relatives aux soft powers, géopolitique des médias, de l’enseignement, de l’art…Tout cela me paraît très intéressant, car le soft power emprunte des canaux très divers. L’un des sujets qui me paraît le plus riche concerne l’opinion. Car l’opinion, dans nos démocraties de l’instant, dominées par les sondages, le direct et les réactions à chaud, est devenue un acteur essentiel de la géopolitique. Mais il s’agit d’un acteur cotonneux et flasque qui se déforme au gré des influences qu’il subit. Elle est donc en même temps un enjeu que se disputent tous les autres acteurs de la géopolitique. Inutile de préciser que cela ne concerne pas tous les pays. Une géopolitique de l’opinion en Corée du Nord pourrait sans doute tenir en quelques lignes…
À multiplier les géopolitiques, ne risque-t-on pas de tomber dans une banalisation de la géopolitique ?C’est un risque que courent toutes les sciences humaines. On pourrait dire la même chose de l’histoire, de la géographie – et Dieu sait que les géographes français craignent de voir leur discipline éclatée entre géographie physique et géographie humaine, sous l’influence des États-Unis ; toujours le soft power. C’est l’éternel dilemme analyse/synthèse. Il faut bien séparer les sujets d’étude pour les approfondir. Mais il ne faut pas oublier ce qui fait leur unité, la démarche géopolitique, c’est-à-dire le rapport de forces dans l’espace. En particulier, si l’analyse perd de vue les conséquences spatiales du rapport de force étudié, elle n’est plus de la géopolitique.
Une dernière question. Quel serait le top five des soft powers aujourd’hui ?Je vais vous répondre en distinguant les différents types de soft powers. Dans le domaine de l’industrie culturelle, Hollywood. Dans le domaine de l’enseignement et de la culture, Harvard, à cause de la Kennedy School et de son MBA, entre autres. Dans le domaine de l’innovation, la Silicon Valley et toutes les entreprises qu’elle a générées dans le monde d’Internet. Dans le domaine du renseignement, la NSA. Dans le domaine des valeurs, la Bibliothèque du Congrès où sont exposés les trois textes fondateurs de la démocratie américaine – la déclaration d’indépendance, la constitution et le Bill of Rights.En un mot, il n’y a guère qu’un soft power, celui des États-Unis. Tout le reste à côté de lui est dérisoire, sauf peut-être les forces religieuses et encore : l’une des plus dynamiques aujourd’hui n’est-elle pas l’évangélisme protestant ?