12 Février 2014 À 12:02
L’Office des changes a publié en janvier 2014 la note n°2/2014 relative à la détention par les Marocains résidents et les entreprises non exportatrices de comptes en dirhams convertibles à hauteur de leur dotation annuelle en devises. Cette décision marque, en effet, une étape additionnelle dans le processus de libéralisation totale des changes, entamé il y a maintenant plus de deux décennies dans le sillage de la libéralisation de l’économie marocaine couronnant une décennie de réformes en profondeur dans le cadre du bien connu programme d’ajustement structurel. Rappelons, dans le même ordre d’idées, le démarrage du processus en date du 1er janvier 1993, jour de l’annonce de la convertibilité du dirham pour les opérations courantes. La convertibilité totale du dirham, censée être plutôt une bonne nouvelle pour les Marocains, peut l’être moins pour leur économie, en raison de l’impossible trinité. De quoi s’agit-il ?
Cette loi (dite aussi triangle de Mundell ou triangle d’incompatibilité) édicte un principe bien connu en relations monétaires internationales, selon lequel on ne peut pas réaliser simultanément les trois objectifs de la politique monétaire dans une économie ouverte, à savoir (i) disposer d’un régime de changes fixes, (ii) avoir une politique monétaire autonome et (iii) permettre une libre circulation des capitaux. C’est un principe à la fois théorique, mais vérifié par des situations vécues, comme en témoignent les crises qui ont secoué plusieurs pays ayant ignoré cette loi et tenté de concilier ces trois objectifs (crise du Mexique en 1995 et des pays asiatiques en 1997).
Dans notre contexte, si l’orientation est irréversible, Bank Al- Maghrib ne pourra poursuivre que deux des trois objectifs précités :• soit disposer de régimes de changes fixes et d’une libéralisation des changes, auquel cas, notre Banque centrale doit abandonner son autonomie monétaire, à savoir la possibilité de déterminer les taux d’intérêt (politique adoptée par l’Argentine).• soit maintenir l’autonomie de la politique monétaire (matérialisée par la capacité d’agir sur les taux d’intérêt) et la libre circulation des capitaux. Dans ce cas, il faut aller vers un système de changes flottants, ce qui signifie l’impossibilité de fixer les parités de change par rapport aux autres monnaies (politique adoptée par l’Angleterre et le Canada).• soit maintenir l’autonomie de la politique monétaire et le régime de changes fixes, mais dans ce cas il faut limiter les mouvements des capitaux (politique adoptée par la Chine).
Si les autorités monétaires de notre pays veulent maintenir les trois objectifs en même temps, la variable d’ajustement sera inexorablement les mouvements des capitaux, car c’est le seul levier sur lequel les agents économiques peuvent agir. Ainsi, si les taux d’intérêt au Maroc deviennent inférieurs aux taux d’intérêt au niveau international, le dirham fera l’objet d’une forte spéculation, puisque les détenteurs de notre monnaie qui aura acquis le statut de devise (donc détenue par les résidents et les non-résidents) chercheront à la vendre pour acheter des devises et les placer à des taux d’intérêt plus intéressants. Devant cette situation, le seul moyen pour défendre le dirham serait de vendre nos réserves de changes pour le soutenir, et puisque celles-ci sont limitées, une fois épuisées, le dirham se dépréciera fatalement.
Lever le contrôle des changes et aller vers une totale liberté de circulation des capitaux revient soit à adopter un régime de changes flottants soit à abandonner le principal outil de la politique monétaire qu’est la fixation des taux d’intérêt pour maîtriser l’inflation ou lutter contre la récession.
Il est important de souligner qu’une décision de cette ampleur ne doit pas être prise uniquement sur injonction du FMI pour se conformer à l’article 4 de ses statuts. Elle doit être murement réfléchie et ses effets sur nos échanges et les flux d’investissements directs étrangers (IDE) bien évalués. Cette réflexion doit être effectuée loin des effets d’annonce et de cette manie que nous avons de toujours vouloir être le bon élève de la classe FMI au détriment de nos intérêts.
Or jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons entendu aucune explication de la part de nos responsables, des raisons ayant motivé cette résolution, alors que tous les facteurs objectifs militent pour la politique opposée de maintien du contrôle partiel des changes. En effet, outre le problème de triangle d’incompatibilité que nous venons d’exposer, la convertibilité totale du dirham suppose un ajustement des parités de changes par rapport à nos principaux partenaires pour éviter que notre monnaie ne soit la cible d’attaques spéculatives. D’autre part, et au-delà des questions de changes, pareille politique doit se traduire par une amélioration des comptes extérieurs du Maroc, ce dont nous doutons bien fort. En effet, compte tenu des problèmes chroniques de compétitivité de notre économie, se traduisant par une balance commerciale structurellement déficitaire, l’ouverture des vannes de libre circulation des capitaux entraînera inéluctablement une hausse des achats de biens à l’étranger et un mouvement de fuite des capitaux. Dans ce sillage, la circulaire visant à permettre aux Marocains de rapatrier leurs devises et avoirs à l’étranger moyennant une contribution libératoire n’aura qu’un effet marginal sur l’économie marocaine et la balance des paiements. Et pour cause, la fuite des capitaux ne concerne pas quelques familles ayant acheté des biens à l’étranger pour y passer les vacances d’été ou des individus détenant un compte pour faire les soldes de fin d’année, elle concerne, pour l’essentiel, le grand banditisme, les trafics de tous genres, la corruption et le financement du terrorisme. En un mot, l’argent sale dont personne ne veut et qui préfère rester «planqué» dans des paradis fiscaux offrant toutes les sécurités pour ce type de capitaux, loin des indiscrétions des lois antiblanchiment. Ignorer cette réalité, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté.
La compensation de ces sorties par une hausse des IDE comme le suggère les défenseurs de cette politique, est une vue de l’esprit, car il ne s’agit pas d’un avantage réel, puisque les entreprises étrangères peuvent aujourd’hui même rapatrier sans difficulté leurs dividendes. Et quand bien même, elles ne pourraient pas le faire, elles ont toujours le moyen, par le jeu des facturations entre filiales, d’opérer pareil transfert. Ainsi, la Chine qui attire la part du lion des IDE est sous régime de contrôle des changes. Les IDE, avons-nous besoin de le répéter, dépendent d’autres facteurs sur lesquels nous reviendrons dans un prochain article.
En somme, nous adopterons une mesure au mieux sans impact sur l’économie et les échanges, au pire potentiellement dangereuse pour notre monnaie, et nous serons forcés, pour éviter ce risque, soit d’abandonner notre indépendance de changes (régime de changes fixes), soit de renoncer à notre autonomie monétaire (possibilité pour Bank Al-Maghrib de fixer les taux d’intérêt).
Sur ce dernier point, il est grand temps d’amender les statuts de notre Banque centrale pour ne plus la confiner au rôle de stabilité des prix et de maîtrise de l’inflation, calqué sur le modèle de la Banque centrale européenne, en lui ajoutant le rôle dévolu à toute autorité monétaire de soutien à la croissance, surtout en période de récession, où un peu d’inflation est toujours bon pour stimuler les affaires. Mais ça, c’est un autre débat.