12 Février 2014 À 15:25
Les idéologies linguistiques Au fil de l’histoire et où que ce soit dans le monde, point n’est besoin de rappeler que le pouvoir qu’exerce l’idéologie sur des personnes est irrésistible. La force de l’idéologie s’actualise dans son impact décisif sur les attitudes et les relations nationales et internationales, en témoignent les guerres idéologiques affreuses voire létales recourant à des pratiques non respectueuses des hommes et des droits. Avant de changer d’idée, le communiste Sakharov, se décidant de détruire, ou pour reprendre les termes de Khrouchtchev, de «liquider» l’idéologie du capitalisme, n’a pas hésité à exploiter sa science au profit de la guerre. Sa bombe dont la puissance nucléaire dépasse énormément celle de la bombe lâchée à Hiroshima allait détruire complètement quelques immenses villes industrielles américaines. Or, cette tentative militaire fut désamorcée et causa le déclin soviétique. La science de Sakharov avait fini par succomber à la pression de son idéologie anticapitaliste très virulente. Son obsession idéologique fut telle qu’elle lui avait valu d’être taxé de criminel de guerre.
Les politiques linguistiques participent, elles aussi, d’un ensemble cohérent et stabilisé de croyances, d’idées et d’opinions, donc, s’enracine dans l’idéologie. En revanche, les idéologies ne sont pas toujours transparentes, elles peuvent se fonder sur des éléments (idéologèmes) latents, de nature bienveillante ou malveillante. En effet, les choix et interventions en politique linguistique peuvent avoir des vices cachés. Nous croyons avec Schiffman «qu’il est important de considérer la politique linguistique non seulement comme une prise de décision explicite, écrite, manifeste, de jure, officielle allant du haut vers le bas, mais aussi comme un ensemble d’idées et de postulats implicites, non écrits, cachés, de facto, localisés à la base et qui peuvent influencer les résultats de l’activité de politique linguistique tout aussi catégoriquement et définitivement que les décisions les plus explicites.» (Sciffman, 2006)
L’idéologie de l’inégalité des langues jusque-là ordinaire dans certains pays et l’impact qui en résulte sur la prise de décision en matière de politique linguistique et éducative conduit à des conséquences fâcheuses pareilles à l’exclusion des langues jugées inférieures. L’inégalité des langues ne procède-t-elle pas d’un travail opéré sur les schèmes de pensée des agents sociaux ? N’est-ce pas là un acte de violence symbolique (Bourdieu), un simulacre qui occulte l’intention de faire prévaloir un groupe (dominant) sur un autre (dominé), une communauté linguistique sur une autre ? Chaque courant linguistique veille à l’affermissement de sa propre langue et culture au détriment des autres quoiqu’il en soit la valeur, le corpus ou le statut. Au Maroc, aucun dialogue social (national) qui se veut être serein, objectif et réaliste n’a été de part et d’autre entamé. Dans la plupart des débats médiatisés, on assiste à des querelles intellectuelles, à des polémiques, voire à des joutes verbales qui s’embrasent par l’esprit de moi ou l’autre (avec un ״ou״ disjonctif et exclusif). L’autre, considéré souvent comme un ennemi, comme un inférieur, comme un étranger, comme un intrus, comme un danger qui menace par son altérité, par sa différence linguistique et culturelle l’intégrité du moi. Ce «moi» et cet «autre» se concrétisent souvent chez nous dans des appellations stéréotypiques telles que : «aarab», «agharbi», «rifi», «fassi», «chlah», «soussi», «sahraoui», «aaroubi», etc. Pourtant loin des surenchères idéologiques et des ethnocentrismes, la société marocaine, toutes communautés linguistiques confondues, s’organise elle-même in vivo et par elle-même.
Un ordre sociolinguistique semble s’y établir plus ou moins spontanément comme grâce à une ״main invisible״. La cohabitation entre les langues et cultures présentes au Maroc remonte à un passé très lointain. A-t-on déjà entendu parler d’un litige dont le mobile est la diversité et/ou la différence linguistique ? Les Marocains sont les uns vis-à-vis des autres tolérants et ouverts. On en veut pour simple preuve le mariage exogamique. D’ailleurs, l’une des expressions de cette cohabitation linguistique au Maroc est le contact des langues et ce qu’il en advient comme résultats sur le plan linguistique et sociolinguistique : transferts de schèmes, emprunts, alternance codique (code-switching), diglossies, bilinguisme, plurilinguisme, interférences linguistiques, pluriculturalité... Les traces de la langue l’amazigh dans l’arabe marocain et vice versa pour ne parler que de ces deux langues premières sont légion, elles en touchent aussi bien la structure syntaxique que le lexique. Il nous semble qu’une langue, par nature, ne craint pas une autre langue, ni une culture ne craint une autre. Cependant, une langue, comme le rappelle bien Bounfour, est ce que ses locuteurs en font.
Au lendemain de l’indépendance du Maroc, visant le maintien de l’équilibre social et politique, certaines des doctrines qui ont longtemps régné dans la gestion de la «chose publique» reposaient malencontreusement sur des dérivations, qui relèvent de l’ostracisme, de la mentalité d’après moi le déluge, du principe de diviser pour régner, du principe d’affaiblir pour assujettir, de l’oppression, etc. N’a-t-on pas pour longtemps cru à l’inutilité de certaines langues comme l’amazighe et l’arabe marocain, à leur infériorité vis-à-vis d’autres langues ? N’a-t-on pas contesté à l’amazighe, à l’arabe marocain voire même à l’arabe standard l’incapacité de transmettre la science ? L’inégalité des langues est une idéologie qui provient souvent des préjugés ethnocentriques qui rendent comme nécessaire la dévalorisation des langues parlées par d’autres, pour établir la supériorité de sa propre langue et de son groupe. (Beacco Jean-Claude et Byram Michael, Le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, 2007)
Il est grand temps de rompre avec ces idéologies «archaïques» et conservatistes adoptées vis-à-vis de la question des langues et cultures. Lesquelles politiques et idéologies ont souvent conduit à des impasses. L’idéologie de l’ostracisme escamotée pendant longtemps entre les lignes de bon nombre d’agendas n’a fait que conduire ses adeptes à des conflits linguistiques, culturels, cultuels et politiques. C’est cette idéologie qui a fait du prétexte de l’unité de la nation son cheval de bataille alors qu’elle émane, nous semble-t-il, d’une phobie polymorphe croyant à tort ou à raison que reconnaître la diversité linguistique et culturelle dans son territoire pourrait conduire à une sorte de ghettoïsation et par conséquent à l’émergence de groupuscules auxquels on pourrait craindre la puissance et l’ambition politique.
Faut-il alors continuer toujours à voir dans la diversité linguistique et culturelle dans un territoire donné une menace contre l’unité de la nation et de la société ? La diversité des langues existantes dans le monde est-elle un signe d’une profonde division entre les hommes ? Faut-il voir dans la confusion des langues de Babel une vraie malédiction ? Faut-il regretter la diversité linguistique et la différence au profit d’une langue cosmopolite, universelle, globale : un espéranto ? La paix entre les hommes n’est-elle pas favorisée par le dialogue, la tolérance linguistique et culturelle ?
Les langues et les cultures sont ce que nous en faisons. La diversité linguistique peut favoriser aussi bien l’égoïsme que la moralité étant donné que les individus ont besoin les uns des autres, malgré l’opposition éventuelle de leurs intérêts. Les hommes, selon Kant, sont naturellement sociables et insociables, en revanche le primat doit être accordé à la moralité. La diversité des langues et des cultures en elle-même est moins déterminante que les conditions et les interventions étatiques et politiques qui la manipulent et la ciblent : on peut reconnaître juridiquement la présence de tous les idiomes dans un territoire donné comme on peut n’en choisir qu’un tout en occultant la présence des autres. De cette manière, on peut choisir de rendre possible l’affirmation de soi à tous ou à une poignée de citoyens. Toutefois, reconnaître toute langue comme présente, au moyen de la loi, ne pose-t-il pas aussi problème ?
L’ère est au changement à l’échelle nationale et mondiale. Le moment semble venu de s’entendre sur une politique linguistique et éducative durable au Maroc. Des droits positifs qui se veulent justes doivent être alors conformes aux droits naturels c'est-à-dire à ce que la raison reconnaît comme moralement fondé, eu égard à la dignité de la personne humaine. C’est en effet l’esprit de conciliation et de tolérance qui favorise l’affirmation des langues et des cultures et ne les pervertit pas.