Conférence Internationale Du Sucre

Vers plus de pragmatisme

● Bouchra RAHMOUNI BENHIDA
Professeur à l’Université Hassan Ier, elle est aussi visiting professor aux USA, en France et au Liban. Ses travaux de recherche lui ont permis d’intervenir dans des forums mondiaux et des special topics dans des institutions prestigieuses à Hong Kong, en France, au Liban, aux Emirats arabes unis et en Suisse.
Elle compte à son actif plusieurs ouvrages : «L’Afrique des nouvelles convoitises», Editions Ellipses, Paris, octobre 2011, « Femme et entrepreneur, c’est possible», Editions Pearson, Paris, novembre 2012, « Géopolitique de la Méditerranée », Editions PUF, avril 2013, «Le basculement du monde : poids et diversité des nouveaux émergents», éditions l’Harmattan, novembre 2013 et de « Géopolitique de la condition féminine », Editions PUF, février 2014. Elle a dirigé, l’ouvrage «Maroc stratégique : Ruptures et permanence d’un Royaume», éditions Descartes, Paris, 2013.

06 Novembre 2014 À 20:27

La religion est un ensemble de principes, de règles et de rites qui définissent la relation de l’homme avec le sacré. Elle a toujours entretenu des liens étroits, parfois complexes, avec le pouvoir, des liens qui deviennent de plus en plus explicites. En Europe par exemple, dans le passé, la papauté n’était pas seulement un pouvoir spirituel, mais disposait d’un véritable pouvoir politique.

Le facteur religieux est souvent instrumentalisé par les régimes ou les forces politiques. On pourrait citer l’instrumentalisation des mouvements bouddhistes dans les luttes politiques dans la péninsule indochinoise, celles des mouvements chiites contre le régime de Saddam Hussein et le cas le plus illustratif est celui des talibans en Afghanistan. Rappelons que ce groupe au départ était soutenu et armé par les États-Unis d’Amérique dans le cadre de la lutte contre l’URSS. Revers de la médaille, le fait religieux est à l’origine de l’effondrement du système westphalien des relations internationales. Depuis le 11 septembre, les États Nations ne réussissent plus à rester des acteurs majeurs de la vie politique mondiale.

Au 21e siècle, force est de constater la pérennisation de l’expression politique du fait religieux. Face au vide matérialiste, les idées et les valeurs ont pris une place très importante dans le processus de décision politique au cours de ces dernières décennies, en lien sans doute avec la nécessité de capter les opinions publiques dont le poids est évidemment décisif dans les processus électoraux. De plus en plus, l’intervention croissante du religieux dans le champ politique se fait sentir. Depuis la fin de la guerre froide, les interventions directes des forces religieuses dans la conquête du pouvoir se font sentir. En 1979, l’Ayatollah Khomeini ouvre le bal, quelques années plus tard on assiste à la défaite des traditionnelles forces laïques en Turquie. On peut aussi citer le rôle de l’église catholique dans le pouvoir polonais ou celui des mouvements pentecôtistes dans l’élection du Président Bush aux États-Unis.

En Afrique du Nord, les partis islamistes – Ennahda en Tunisie, Parti de la justice et du développement au Maroc, Parti de la liberté et de la justice en Égypte – portés au pouvoir par les urnes, ont surfé sur la vague de la probité, des changements économiques et de l’abolition des inégalités. Leur popularité provient du conservatisme et de la rigueur qu’ils affichent et moraliser l’économie demeure leur principal objectif. Toutefois, au centre des débats se trouve cette question du passage du référentiel religieux à la croissance économique. L’évolution politico-institutionnelle dans cette région du monde a suscité à la fois espoir et appréhension économique pour le reste du monde. Toutefois, pour de nombreux observateurs, les orientations et les performances économiques allaient avoir des conséquences décisives sur l’avenir des gouvernements en place à l’époque. Les nouveaux pouvoirs, une fois entrés en exercice, avaient pour principal enjeu de redresser l’économie de façon à répondre aux attentes des peuples qui les ont élus.Ces partis islamistes au pouvoir, c’est sur l’arbitrage entre le libéralisme antiétatique et la régulation de l’économie en crise qu’ils devaient faire leurs preuves. Dans son livre «Islam de marché», Patrick Haeni (Patrick Haeni, «Islam de marché. L’autre révolution conservatrice», Paris, Le Seuil, 2005.) résume bien la situation en précisant que lorsque le pouvoir est conquis, la réflexion non théologique peut commencer.

En Turquie, la croissance est devenue le principal argument électoral de l’AKP, ce dernier gouverne depuis neuf ans et enchaîne les succès électoraux. En 2011, Recep Tayib Erdogan a axé toute sa campagne sur son bilan économique en listant les progrès impressionnants observés depuis 2003 : en moins de 10 ans, le produit intérieur brut par habitant est passé de 3.000 à 11.000 dollars avec des taux de croissance qui, dès 2010, dépassent les 8%, alors que les voisins européens s’enfonçaient dans la récession. Ces faits montrent qu’islamisme se devait de rimer avec pragmatisme : la mondialisation impose un rythme de production et d’adaptation qui obéit à la seule logique du marché, les impératifs économiques ne convergent pas avec la tendance actuelle à vouloir privilégier l’idéologie et faire de l’islam une alternative à l’universalisme consumériste et libéral qui s’impose à la planète. L’AKP n’avait-il pas rompu totalement, dès sa création, avec l’islamisme plus classique, antilibéral et antioccidental ? Le Hezbollah, une fois à la tête de certains ministères au Liban, a, par exemple, bien procédé à la privatisation du marché de l’électricité.

Économiquement, l’Égypte, le Maroc et la Tunisie ont toujours été tournés vers l’Europe, qui constitue leur premier partenaire. Le poids du tourisme y est important et représente à peu près 16% du PIB. Le but des islamistes dans la région est de préserver les investissements issus des pays européens et des pays émergents et d’encourager le retour de la manne des pays du Golfe dont les investisseurs avaient opté ces dernières années pour d’autres destinations, telles la Chine et la Russie. La situation qui prévalait après le départ des dictateurs avait fragilisé des populations déjà précaires. Cette situation a poussé les islamistes à développer un discours rassurant, de manière à drainer touristes et investissements. Toutefois, les discours ne suffisent pas et ne peuvent compenser une vision et une stratégie claire et pragmatique. C’est ce pour quoi le Maroc fait figure d’exception, l’élaboration de sa vision et de sa stratégie est bien antérieure aux bouleversements dans la région et à l’arrivée des islamistes. Les réalisations dont on ne peut que se féliciter restent l’œuvre d’un leader, un Roi qui cherche par tous les moyens à assurer la dignité et la prospérité à l’ensemble des citoyens.

Désormais, les formations politiques à connotation religieuse peuvent tenir à leurs schémas de pensée, mais pas au détriment de la préservation et de la consolidation des fondamentaux nécessaires à la performance et à la compétitivité des entreprises. 

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