14 Mai 2014 À 11:36
Dans notre dernier article (Cf. Le Matin Eco du 8 mai 2014), nous avons commenté la hausse du SMIG de 10% et celle du Salaire minimum dans la fonction publique à 3.000,00 dirhams, et analysé son impact sur la compétitivité de l’entreprise marocaine. Nous avons expliqué que, contrairement aux craintes du patronat, cette mesure n’allait pas affecter la compétitivité de l’entreprise, mais plus sa profitabilité à court terme. Ainsi, avions-nous énoncé que la hausse du salaire minimum agirait directement sur le patrimoine des actionnaires. Celle-ci affectant toutes les entreprises du pays, opèrera un transfert de revenus d’une catégorie sociale (les capitalistes) à une autre (les travailleurs), mais n’agira pas sur la compétitivité prix de l’entreprise. En revanche, pareille hausse peut éroder la compétitivité des entreprises marocaines exportatrices, car celles-ci vont soit la répercuter sur leurs prix de vente et donc leurs produits deviendront plus chers, soit la prélever sur leurs bénéfices, et donc elles augmenteront leur coût du capital.Certains lecteurs m’ont objecté que justement la baisse des profits des entreprises affecterait à terme leur compétitivité. Cette analyse s’appuie, en effet, sur la déclaration du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt en 1976 : «Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain». Alors, démêlons tout cela.
Il arrive souvent dans le débat public dans notre pays que les protagonistes avancent des termes sans en savoir avec précision le sens. Ceux-ci, à l’instar de la compétitivité, deviennent tellement galvaudés qu’ils perdent leur substance. Pour l’OCDE, «la compétitivité est la latitude dont dispose un pays évoluant dans des conditions de marché libre et équitable pour produire des biens et services qui satisfont aux normes internationales du marché tout en maintenant et en augmentant simultanément les revenus réels de ses habitants dans le long terme». Les pays compétitifs remplissent donc deux conditions. Une première de production (vendre plus que les autres à l’export et à domicile) et une autre de répartition (augmenter durablement la richesse par habitant). Par conséquent, il ne peut y avoir de compétitivité sans amélioration du pouvoir d’achat et il ne peut y avoir d’amélioration du pouvoir d’achat sans hausse des revenus réels (c’est-à-dire corrigés de l’inflation). Borner la compétitivité au premier élément est fort réducteur, il faut le reconnaître. Être compétitif pour un territoire économique n’est pas une fin en soi, comme tendent à le présenter les tenants de l’école de l’offre, mais un moyen au service du bien-être du citoyen. Le risque de perte de compétitivité pour le pays revient à chaque fois qu’il est question d’augmenter les salaires, car c’est un argument qui «passe mieux» que celui de la baisse des bénéfices (qui n’attire la sympathie de personne). Mais quel est l’effet réel d’une hausse du SMIG sur les marges réalisées par les entreprises ?
«Vous connaissez tous la loi de 10 heures, ou plus exactement de 10 heures 1/2, mise en vigueur en 1848. Ce fut un des plus grands changements économiques dont nous ayons été témoins. Ce fut une augmentation des salaires subite et imposée non point à quelques industries locales quelconques, mais aux branches industrielles maîtresses qui assurent la suprématie de l’Angleterre sur les marchés mondiaux. Ce fut une hausse des salaires en des circonstances singulièrement défavorables.
Le docteur Ure, le professeur Senior et tous les autres porte-parole officiels de l’économie de la bourgeoisie prouvèrent qu’on sonnait ainsi le glas de l’industrie anglaise. Ils prouvèrent qu’il ne s’agissait pas d’une simple augmentation des salaires, mais bien d’une augmentation des salaires provoquée par une diminution de la quantité de travail employée et fondée sur cette diminution. Ils affirmèrent que la douzième heure que l’on voulait ravir aux capitalistes était précisément la seule heure dont ils tiraient leur profit. Ils annoncèrent la diminution de l’accumulation du capital, l’augmentation des prix, la perte des marchés, la réduction de la production, et, pour conséquence inévitable, la diminution des salaires et finalement la ruine. Eh bien ! Quel en fut le résultat ? Une hausse des salaires en argent des ouvriers d’usine malgré la diminution de la journée de travail, une augmentation importante du nombre des ouvriers occupés dans les usines, une baisse ininterrompue des prix de leurs produits, un développement merveilleux de la force productive de leur travail, une extension continuelle inouïe du marché pour leurs marchandises». Cet extrait montre à quel point ce débat est aussi vieux que le capitalisme lui-même et a lieu dans beaucoup d’autres pays. Depuis plus de deux siècles, nous avons assisté à moult hausses de salaire et réductions du temps de travail, tout en observant une expansion réelle des profits, grâce aux progrès de la technologie, à la qualité de l’éducation et à l’amélioration du niveau de vie des citoyens.
Cette loi économique est également constatée au Maroc où le SMIG est passé de 490,88 dirhams par mois en 1981 à 2.567,14 dirhams à partir de juillet 2014, sans que l’on assiste à un effondrement de l’économie. Bien au contraire. En revanche, ce que le patronat est en position légitime de craindre n’est pas la hausse des salaires, mais le recul de la productivité sous l’effet du retard technologique, de la mauvaise qualité de l’enseignement et de la dégradation du climat institutionnel des affaires. C’est là ses vrais chevaux de bataille.
La fierté d’un pays et sa position dans les classements mondiaux sont déterminées par le niveau de vie de ses habitants, directement lié à l’équité de leur rémunération et à l’organisation de la solidarité entre eux. Vendre de «l’ouvrier marocain bon marché» au lieu de «la ressource humaine hautement qualifiée» n’est pas une réussite économique, c’est une honte ! Un travailleur vend un savoir-faire qui, à l’instar de tout produit, a une valeur marchande. Celle-ci doit au moins couvrir ses charges (alimentation, logement, éducation et culture, santé, transport et loisirs) et lui dégager un profit (épargne et constitution d’une retraite).
Quand la rémunération minimale dans un pays (pas forcément le salaire minimum légal qui n’est pas toujours appliqué) ne garantit pas ces droits fondamentaux, c’est que comme disait Shakespeare dans Hamlet : «Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark». L’économie n’est pas une collection de chiffres et de modèles mathématiques, c’est une discipline au service de l’Homme et sa dignité. Le plus grand danger pour la compétitivité n’est pas la hausse des salaires, mais des salariés pauvres qui, ayant travaillé tout le mois, n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Il en résulte des conséquences économiques (développement de l’économie informelle, trafics de tous genres de produits illicites...) et sociétales (criminalité, mendicité, corruption, extrémismes…) bien pires que la perte supposée de compétitivité.
Le creusement des inégalités, en raison d’un modèle de production et de répartition inefficient dans un pays, est la vraie menace qui pèse sur les sociétés modernes, comme le défend le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. C’est ce qui a alimenté en 2011 les révoltes arabes, les mouvements des indignés et Occupy Wall Street. Sans paix sociale, il n’y a point de performance économique. C’est le défi à relever.