24 Décembre 2014 À 15:20
Il est 19 h 30, Soumia est scotchée devant son poste de télévision et il n’y a rien qui puisse la déconcentrer. Cette mère de famille de 37 ans a fait en sorte que rien ne la dérange avant la fin de l’épisode de «Samhini», sa série préférée diffusée sur la deuxième chaîne nationale. Cela fait près de deux ans d’affilée qu’elle suit ce feuilleton sans se lasser. «J’aime beaucoup cette histoire. Je la suis depuis plusieurs mois. Elle est géniale, il y a plein d’événements, de rebondissements… En plus, les héros sont très beaux, comment peut-on se lasser de les regarder jouer leurs rôles si touchants ?» confie Soumia en chantant le générique de la fin de sa série fétiche. Celle-ci n’est pas la seule à raffoler des télénovelas turques ou mexicaines doublées en arabe. D’après les dernières statistiques, le feuilleton «Samhini» rassemble quotidiennement près de 4,5 millions de Marocains devant leurs postes.
En effet, depuis quelques années, ces séries font partie de notre quotidien et tiennent en haleine des millions de téléspectateurs. Ces feuilletons, généralement des drames sentimentaux qui mettent en scène des familles ennemies, des amours interdits et des trahisons…, sont devenus un véritable phénomène de société et continuent à connaitre un succès fou auprès des téléspectateurs marocains, et principalement auprès des femmes. «Je regarde actuellement trois séries, dont deux turques et une mexicaine. Je ne peux pas rater un seul épisode. J’adore leurs histoires, j’espère que je pourrais un jour vivre une belle aventure de ce genre dans la réalité. Regarder ces séries m’aide à oublier le stress, le travail et mes problèmes personnels. C’est une vraie thérapie», lance Asmâa 25 ans, esthéticienne.
Selon les adeptes de ces feuilletons qui dépassent généralement les 100 épisodes, ce grand succès s’expliquerait par la densité de l’histoire, le talent et la beauté physique des personnages et la qualité de l'image. Dès leur première diffusion, tout le monde est tombé sous le charme de ces séries, à tel point que certains spectateurs essayent de «vivre virtuellement» dans l’histoire pour mieux comprendre les mœurs et les coutumes du pays et enfin de développer une proximité affective avec les acteurs principaux.«La globalisation et l’existence de réseaux transnationaux ont contribué à ouvrir les territoires des valeurs. Cette situation a fait en sorte que les valeurs deviennent l’objet d’enjeux dans les négociations et les enjeux culturels. L’exposition aux médias satellitaires a ouvert de nouveaux horizons médiatiques et a introduit de nouveaux modèles de vie au sein des foyers marocains. Sachant que le codage télévisuel développe une véritable rhétorique de l’image et, du côté de la perception, il peut transformer un code communicationnel en outil de pensée», explique Mohssine Benzakour, psychosociologue. Et de poursuivre : «L’impact est très profond ; il s’inscrit dans les références mentales. Le mimétisme issu des médias est avéré par les phénomènes de mode vestimentaire, linguistique (l’influence du “parler” pour faire “branché”)...
L’impact du média doit donc être considéré sous trois angles : la forme du message, son système de diffusion et la volonté du spectateur. Une information simplement transmise sans mise en scène passe tout à fait inaperçue, mais racontée comme une histoire, elle prend une existence pour les spectateurs. L’image médiatisée a donc naturellement un impact sur la façon dont les spectateurs reçoivent, interprètent et retiennent les éléments du quotidien». D’après Benzakour, la passivité et l’absence d’esprit critique font en sorte que la construction mentale se base sur l’émotion que les spectateurs de séries mexicaines et turques éprouvent lorsqu’ils réagissent, comme si les personnages existaient dans la réalité, car ils en ont acquis une perception plus complexe et plus profonde, dans laquelle l’affect tient une grande place. Et c’est ainsi que ces séries deviennent un «modèle cognitif idéalisé». «Les êtres humains aiment les histoires et cet intérêt insatiable qu’ils ont pour d'autres humains correspond à un besoin inhérent à l’apprentissage et au développement de l’individu. La question est : comment choisir les histoires et qui les choisit pour les Marocains ?
La télévision est un système de représentation, la multipolarité des personnages permet une focalisation sur des aspects psychologiques et sociaux par le biais du comportement de cette diversité d’individus au point que, parfois, le thème de l’intrigue (souvent romantique) n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas l’action qui est donnée à voir, mais les réactions médiatisées des personnages qui coïncident avec les représentations mentales des spectateurs.L’émotion immédiate ou rappelée, le choc esthétique ou émotionnel précipitent les changements mentaux. Le sens d’un film n’est pleinement compris que lorsque le spectateur le vit, qu’il en éprouve de l’émotion et parfois une imprégnation pérenne. Mais encore une fois, de quoi sont imprégnés nos citoyens ?» conclut le psychosociologue.