Conférence Internationale Du Sucre

L’explication qui manque

Abdelmoughit Benmessaoud Tredano,
Directeur de la Revue marocaine des sciences politiques et sociales, président du Centre de recherche et d’études en sciences sociales (CRESS), responsable du Master diplomatique, Université Mohammed V, Souissi, Rabat.

L’élimination physique et sanguinaire des dessinateurs et des rédacteurs du journal satirique «Charlie Hebdo» a provoqué un choc émotionnel intense en France ainsi que dans la plupart des pays occidentaux. Paris s’est érigée, le 11 janvier à 16 heures, en capitale du monde contre la barbarie, l’obscurantisme, la défense de la liberté et de la démocratie.

Avec l’Afghanistan, on a eu droit aux “Afghans” et avec l’agression contre l’Irak en 2003 et le printemps arabe – et dans son sillage la victoire électorale des islamistes dans certains pays arabes – et sa péripétie syrienne, on a eu droit à Daech.

05 Février 2015 À 19:35

Au-delà du caractère odieux de ce massacre, et une fois passé le temps de l’émotion, il y a un temps pour la raison et la réflexion. «Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre…», disait Spinoza. En cherchant à comprendre non pas l’acte, car il est condamnable par toute personne sensée et dotée d’un minimum d’humanité, mais le pourquoi de l’acte. Il n’est nullement question de la moindre justification. En effet, explication n’est pas justification, encore moins une velléité déplacée de «comprendre» le comportement de ces illuminés. Malgré les zones d’ombre qui entourent la perpétration de ce crime, une mise en scène uniformément orchestrée par les médias officiels, vise à accréditer une lecture primaire qui conduit à focaliser sur l’islam, accentuant la cassure sociale et faisant basculer le monde occidental dans l’islamophobie la plus virulente.

Un droit au «Mais»

Certains intellectuels et analystes en France nous interdisent d’avoir droit au «Mais». Injonction et demande d’explication et de condamnation sont faites aux musulmans de France. D’autres vont jusqu’à leur demander de venir en masse à ladite manifestation pour montrer leur «sincérité» et marquer la différence. L’unité nationale est ainsi évoquée et instrumentalisée pour occulter et mettre en sourdine les véritables problèmes de la société. Des mesures sécuritaires abusives et liberticides sans précédent sont prises au nom de la lutte contre le terrorisme. Elles visent essentiellement les citoyens français de confession musulmane, réelle ou supposée. L’islam est ainsi stigmatisé et accusé d’être incompatible avec la République. Ce «Mais» là, on ne doit pas s’interdire de le revendiquer, et ce pour plusieurs raisons : la question majeure qu’on doit se poser est non pas pourquoi ces illuminés ont fait ça, mais pourquoi sont-ils devenus ce qu’ils sont pour faire ça ? Pourquoi certaines franges de la société française sont-elles devenues le terreau du recrutement de djihadistes égarés, manipulés par des commanditaires occultes, aux fins d’exécuter des crimes odieux sous la fausse bannière de l’islam radical ? On doit revendiquer ce «Mais» parce qu’en Occident, en général, et en France, en particulier, il y a un traitement sélectif de l’information, pour ne pas dire partiel et partial. On doit revendiquer ce «Mais» parce que les deux mondes, occidental et arabo-musulman, vivent deux temporalités différentes. Cette différenciation, que des forces souterraines puissantes œuvrent à transformer en choc des civilisations en incitant à la haine raciale et en perpétrant des crimes odieux sous une prétendue bannière islamiste, exacerbe toujours plus le rejet de l’islam dans sa globalité. Avec concision et une profonde lucidité, le grand Edgard Morin soutient : «… Il y eut problème au moment de la publication des caricatures. Faut-il laisser la liberté offenser la foi des croyants en l’Islam en dégradant l’image de son Prophète ou bien la liberté d’expression prime-t-elle sur toute autre considération ? Je manifestais alors mon sentiment d’une contradiction non surmontable, d’autant plus que je suis de ceux qui s’opposent à la profanation des lieux et d’objets sacrés». Tout est dit. Par ailleurs, si on adopte la formule de Voltaire, la liberté n’aurait pas de limite. Alors que faire et que dire ? La question est une affaire d’équilibre et de contexte. Comme le stipule la Déclaration des droits de L’Homme et du citoyen dans son article, «La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui…»

À travers ce texte on essaiera de répondre à deux questions majeures : Pourquoi cette jeunesse européenne – très minoritaire pour le moment – de culture musulmane est-elle devenue ce qu’elle est maintenant  ? Et quelles sont les véritables responsabilités ? Il n’est pas question de dédouaner qui que soit, notamment les dirigeants du monde arabo-musulman, et ce depuis au moins 1945. On connait suffisamment l’argumentaire qui consiste à tout mettre sur le dos des anciennes puissances coloniales pour en être abusé. Toutefois, il n’est pas du tout question non plus de passer sous silence la responsabilité des puissances occidentales (ou des grandes puissances en général, y compris l’URSS, dont le système est le produit de la pensée occidentale), dont les rapports avec ce monde étaient dictés (c’est toujours le cas) essentiellement par l’intérêt et le jeu d’influence. Aux origines de la violence et de l’horreur islamistes… : la vraie responsabilité n’est pas déterminée.

En dehors des causes internes dans chaque pays d’Europe qui sont connues et réelles, la donne internationale, historique et géopolitique ne doit pas être évacuée. Dans mon dernier ouvrage («Paix et dialogue et tolérance… Le cas du Maghreb et du Moyen-Orient. Avant et après le printemps arabe»), on peut lire ceci : «Avec l’Afghanistan, on a eu droit aux “Afghans” et avec l’agression contre l’Irak en 2003 et le printemps arabe – et dans son sillage la victoire électorale des islamistes dans certains pays arabes – et sa péripétie syrienne, on a eu droit à Daech ; les apprentis sorciers occidentaux et les pays pétroliers arabes n’ont pas tiré les leçons de l’épisode afghan».

Facteurs et paramètres structurants

La déliquescence et, depuis trois ans, l’effondrement du monde arabe sont principalement dus à deux paramètres anciens qui sont le pétrole et la sécurité d’Israël. Vient se greffer le jeu des puissances régionales et internationales ayant marqué fortement et tragiquement la région du Moyen-Orient à la faveur du «printemps» arabe. L’Arabie saoudite et le Qatar, munis de l’arme pétrolière, et la Turquie islamiste, avec ses prétentions de puissance, conduisent aujourd’hui une sorte de croisade contre le «croissant» chiite. Sans oublier de mentionner que les différents projets des élites gouvernantes, qu’ils soient nationalistes, panarabes, socialisants, voire marxistes, comme le cas du Yémen du Sud, ont tous échoué. La domination occidentale de la région a été dictée par l’existence de deux faits objectifs et majeurs. Les deux paramètres déjà cités sont la ressource pétrolière et la sécurité d’Israël, sur lesquels viennent se greffer la question palestinienne comme toile de fond, et depuis une dizaine d’années la question nucléaire iranienne qui s’est imposée dans l’agenda occidental comme un élément déstabilisant. Voici sommairement déclinés les principaux facteurs structurant la région moyen-orientale et le reste du monde, notamment occidental.

Premier paramètre : le pétrole

L’accord Quincy, conclu en 1945 entre le Président américain Franklin D. Roosevelt et le Roi Abdelaziz Al-Saoud, s’articulait autour du pétrole. Il a structuré, plus ou moins, au niveau mondial, la question de sa production, de la fixation de ses prix et la sécurité de son approvisionnement pendant plus de trois décennies. En contrepartie, ledit accord garantissait la sécurité de l’Arabie saoudite. Une autre donnée qui figurait au premier plan des préoccupations des Américains et des Européens concerne la garantie de la sécurité d’Israël depuis les années 1947-48. Ces deux paramètres ont charpenté les rapports entre le Moyen-Orient et le monde occidental industrialisé, avec la question palestinienne comme question lancinante. Nous restons convaincus que le pétrole, entre autres facteurs, déclencha les deux guerres contre l’Irak de Saddam Hussein (1991 et 2003) et il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques chiffres qui confortent cette assertion. Le Moyen-Orient recèle, en effet, 64% des réserves mondiales. Plus préoccupant encore, «… dans vingt ans, s’il n’y a pas de découvertes majeures, il n’y aura plus de pétrole en Amérique du Nord, ni en Europe, presque plus en Afrique, ni même en Russie. L’OCDE, comme les NOPEP (Pays exportateurs non-membres de l’OPEP) seraient à sec». Alors que le Moyen-Orient continuera à produire pendant trente années supplémentaires. L’OPEP contrôle aujourd’hui 40% de la production dans le monde, dont 60% des exportations et 75% des réserves. Les États-Unis, quant à eux, consomment 25% de la production mondiale et importaient il y a quelque temps 50% de leurs besoins.

Plus inquiétant encore, au rythme de leur production et consommation actuelles, ils épuiseraient leurs réserves dans dix ans. Le taux de dépendance pétrolière des États-Unis croit d’une manière substantielle. Alors qu’il était de l’ordre de 35% en 1973, il est actuellement à 54,3%. Il est prévu qu’il atteigne les 67% en l’an 2020. Du Moyen-Orient, ils en importent environ 23,8% et le seul bémol reste l’exploitation du gaz de schiste qui risque de changer la donne pétrolière de l’Amérique et de sa dépendance par rapport à cette région. Certains analystes soutiennent que les USA deviendront exportateurs de pétrole sous peu. Un des nouveaux facteurs des troubles dans la région. La Chine, quant à elle, consomme actuellement 5% de la production mondiale, et en consommera près du quart (entre 20 et 25%) dans 15 à 20 ans, soit l’équivalent de la consommation américaine actuelle. De même, le pétrole constitue 40% de la consommation mondiale d’énergie et occupe une place prépondérante dans les échanges internationaux. Certains experts en matière de pétrole considèrent que le sol mésopotamien (Irak) pourrait receler en pétrole une quantité équivalente à celle de l’Arabie saoudite, soit environ 230 à 240 milliards de barils. Il a pu ainsi susciter convoitises et appétits ; ce qui explique en partie la guerre de 2003. À l’exception de la nouvelle donne américaine quant à l’exploitation du gaz de schiste, et s'il n’y a pas de découverte majeure en dehors de la zone du Moyen-Orient, ni de source alternative (économiquement exploitable, notamment pour le transport, et propre…) au pétrole ; le Moyen-Orient continuera à structurer pendant des décennies les rapports mondiaux entre consommateurs et producteurs.

Deuxième paramètre : La sécurité d’Israël

Le second paramètre que nous voudrions aborder, porte sur la sécurité d’Israël, avec l’affaiblissement et le «containment» en permanence des pays arabo-musulmans. Aucun de ces derniers ne saurait prétendre à un niveau de puissance militaire susceptible de mettre en péril la sécurité d’Israël, allié indéfectible dont la survie garantit l’hégémonie américaine sur l’exploitation des richesses pétrolières de la région. Cette domination est d’hier et d’aujourd’hui. Elle est d’hier, remontant à l’Iran de Mossadegh, à l’Égypte de Nasser, à l’Irak de Saddam (1980-91-2003) et au Pakistan et sa bombe durant les années 80-90. Elle l’est d’aujourd’hui puisque, depuis huit ans, l’Iran et ses prétentions nucléaires sont contenus. L’accord du 23 novembre 2013 entre ce dernier et les 5+1 marque un important changement dans l’attitude des deux protagonistes, mais reste malgré tout ambigu, l’attitude hostile d’Israël et de l’Arabie saoudite en est la parfaite illustration…

L’histoire d’une domination

La domination occidentale, et particulièrement américaine, est totale durant la période 1945-1989 ; et pour illustrer une telle assertion, nous voudrions renvoyer à l’ouvrage magistral de Robert Fisk. Les États-Unis deviennent prédominants durant la décennie 90. Les conflits en Somalie, en Irak et en Yougoslavie sont là pour en témoigner. Avec leur guerre antiterroriste depuis 2001, en Afghanistan et en Irak, ils ont contribué à créer une ère de guerre permanente (la théorie du «chaos créateur»), dont la conséquence la plus visible est la balkanisation du monde arabe. Il importe d’abord de rappeler certains faits historiques, tels la conclusion de l’accord de Quincy de 1945, les pactes militaires comme celui de Bagdad, l’agression tripartite contre l’Égypte en 1956 ayant servi à dominer l’Orient, et l’engagement de La France, tête pensante de cette agression, à prêter main-forte à Israël dans la maitrise de la technologie nucléaire. Cette domination a affaibli le monde arabe. Elle a, par la même occasion, rendu permanente la centralité de la question palestinienne. Elle s’est nourrie de la Nakba, de la Naksa et des 15 conflits régionaux, dont le dernier est celui mené contre Gaza en juillet 2014. Dans cette série de guerres et d’agressions, celle menée contre la Syrie depuis 2011 est la plus meurtrière, la plus scandaleuse et à la limite du crime contre l’Humanité. Certes, explication n’est pas justification, mais il serait judicieux de faire le parallèle avec l’Irak. Après la destruction d’un des deux symboles du pôle civilisationnel arabo-musulman, en l’occurrence l’Irak (le musée de Bagdad en 2003). Aujourd’hui, on vise la destruction de la Syrie. Par le passé, d’autres moyens furent utilisés pour dominer le monde arabe. Ils résidaient dans le soutien aux régimes autoritaires et la guerre d’Afghanistan menée contre les Soviétiques. Cette dernière contribua à l’émergence de l’Islam politique, qui, conjugué à d’autres facteurs, a empêché toute velléité d’indépendance politique et compliqué toute politique de développement et a surtout ensanglanté l’ensemble de ces pays. Le «printemps arabe» est venu pour compliquer davantage la situation, dans la mesure où il a fait le lit, entre autres facteurs, du combat «djihadiste».

Islam politique et clivage sunnite-chiite

Parmi les facteurs ayant contribué à l’émergence et au développement de l’islam politique – qui est aujourd’hui une des causes de la dérive du printemps arabe –, on peut citer, entre autres, l’idéologie wahhabite et surtout depuis que l’Arabie saoudite s’est dotée d’une puissance financière par le biais de la rente pétrolière, le rôle, depuis 1928, des frères musulmans d’Égypte et la propagation de leur idéologie. De plus, la révolution islamiste en Iran en février 1979 et ses velléités expansionnistes au niveau religieux et idéologique ont joué un rôle important dans la diffusion d’une certaine idée de l’islam politique. On peut également citer la défaite et le retrait des Soviétiques en février 1989 de l’Afghanistan, et leurs conséquences sur le monde arabo-musulman (le rôle destructeur des «Afghans» après leur retour dans leurs pays respectifs) ont contribué à installer une instabilité permanente dans cet espace géoculturel. Enfin, il est surtout important de rappeler l’échec des différents projets politiques des élites gouvernantes des pays arabo-musulmans… Depuis 2011, la rivalité entre Russes et Américains, d’où se dégage un parfum de guerre froide, avec un air de déjà vu, la situation en Ukraine, la crise en Syrie et la question nucléaire iranienne, entre autres, sont autant de conflits qui structurent désormais, aux côtés des paramètres anciens tels le pétrole et la sécurité d’Israël, les rapports entre la région du Moyen-Orient et le reste du monde. D’autre part, le clivage chiite-sunnite, avec pour toile de fond l’émergence de la puissance iranienne, qui est venue se greffer sur les anciens paramètres, n’est pas pour faciliter la compréhension des évolutions possibles. La tutelle iranienne sur l’Irak, le renforcement de ses alliances (Syrie, Hezbollah…) et le comportement confessionnel irresponsable de l’ancien premier ministre irakien Nouri Al Maliki ont renforcé ce clivage. On assiste de surcroit à la multiplication des groupuscules terroristes, à la faveur du conflit syrien, transformant la région et bien au-delà en une poudrière avec un effet boomerang sur les pays occidentaux et les «apprentis sorciers pétroliers». En effet, les différents actes terroristes commis en 2014 (en Belgique, en Australie, au Canada et tout dernièrement en France) par des «loups solitaires», ou les revenants de la Syrie, de l’Irak ou du Yémen, avec le label de Daesh ou d’Al Qaïda en poche, en constituent l’illustration la plus édifiante.

Plus grave encore, ce n’est, en fait, qu’un début ; en effet, dans une interview prémonitoire datée du 12 septembre dernier, l’ancien premier ministre Dominique de Villepin contextualise le comportement des pays occidentaux et relève leurs «erreurs» dans cet Orient compliqué tout en prédisant la multiplication de ce type d’actes. La floraison des antennes de Daesh au Yémen et au sud de la Libye n’est pas pour rassurer les esprits et sécuriser le monde. En somme, le pétrole, la sécurité d’Israël, la permanence du conflit palestinien, la complicité des pays occidentaux avec des régimes arabes autoritaires, l’apparition et le développent fulgurant de l’islam politique – dont une grande composante est devenue violente –, l’émergence de puissances régionales et le retour de la Russie... Telles sont les ingrédients de ce cocktail explosif.

La responsabilité de l’Occident

Sans aller jusqu’à rappeler tout ce qui a été dit, on se limitera à signaler ici la signification de la campagne de bombardement conduite par les pays occidentaux, USA en tête, contre Daech et montrer la duplicité de ce monde. Ils sont intervenus parce que Daech a commencé à empiéter sur le territoire du Kurdistan irakien où deux grosses sociétés pétrolières américaines font des affaires florissantes. Ils sont intervenus parce que leur progéniture a commencé à s’autonomiser. Ils sont intervenus parce que la bête immonde a commencé à tuer leurs concitoyens de façon abjecte.

Ils sont intervenus parce que l’effet boomerang a commencé à les toucher à domicile. Mais au fait, pourquoi les Américains s’évertuent-ils à conduire une campagne de bombardements, alors qu’il suffisait et qu’il suffit encore aujourd’hui d’intimer l’ordre à leurs alliés, en l’occurrence, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Jordanie et la Turquie, d’arrêter le financement, l’envoi d’armements et de «combattants» à travers leurs frontières respectives ? Netanyahou qui s’est «trouvé» à la tête du cortège de Paris, finance, héberge, soigne les combattants d’Al Nosra du côté du Golan… Sans oublier les massacres des trois guerres contre Gaza… Pendant ce temps-là, l’Occident se mure dans un silence penaud ; et dans le meilleur des cas lorsqu’il parle, il avance qu’Israël se défend contre les missiles des organisations palestiniennes, vraiment ? Une «légitime défense» qui a «coûté» aux Gazaouis plus de 1.300 morts, 10.000 blessés et des centaines de maisons détruites !? Il ne s’agit pas d’un scoop, mais il n’est pas inutile de rappeler que les Américains sont en train de former des pilotes de l’opposition syrienne ; donc l’histoire du chaos dans la région ne fait que commencer, sauf accord définitif avec l’Iran sur la question nucléaire et la reconnaissance du statut et du rôle de chaque puissance régionale (en plus de l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Égypte) dans la géographie politique de la région. Mais pourquoi cette duplicité ? Comme souligné précédemment, trois objectifs sont intimement liés, à savoir la préservation du pétrole, la sécurité d’Israël et la liquidation définitive de la question palestinienne, et constituent ainsi le triptyque prioritaire de cette duplicité. En effet, le moyen d’y parvenir était alors de neutraliser le bloc qui résiste aux intérêts occidentaux.

À la tête de ce bloc, il y a l’Iran et ses alliés, en l’occurrence la Syrie et le Hezbollah. Pour atteindre le centre, il fallait alors commencer par neutraliser la périphérie. En effet, en juillet 2006, Israël s’assignait comme objectif d’éliminer la résistance chiite du Hezbollah. Cette action s’est soldée par une défaite stratégique de Tel-Aviv ; on en connait la suite. À trois reprises (2008-09, 2012 et 2014), Israël a récidivé contre le Hamas sans résultats probants. L’ensemble de ces actions ayant été commis dans la perspective du dépeçage du Moyen-Orient et sa balkanisation en une multitude d’entités sur des bases ethnico-religieuses peu viables. Dans une récente allocution télévisée, le Président Obama a évoqué la stratégie de remodelage du «Moyen-Orient élargi» conçue par les stratèges américains à la suite des événements du 11 septembre 2001. Ce plan prévoit la partition des grands États de la région en un certain nombre de petites entités ethniquement homogènes, en micro-États.


Les deux temporalités et le schisme Orient-Occident

On reproche aux musulmans intégristes leur islam intolérant, sanguinaire, excluant… La lapidation, la polygamie, l’enfermement de la femme dans son voile ou sa burqa et la décapitation (ce qui est vrai) provoquent l’effarement de l’Occident. Ce sentiment est exacerbé par la passivité des pays arabo-musulmans pour entreprendre les réformes nécessaires. La coexistence de deux visions, conceptions et de perceptions de la foi, de la vie et du monde s’explique, en partie, par un certain chevauchement entre deux temporalités. Je reprends toujours ma formule de précaution : explication n’est pas justification. Pourquoi un tel décalage historique ? En plus des raisons déjà explicitées plus haut, il importe de souligner l’absence de projet de société – les dirigeants ont plutôt un projet de pouvoir – et la faillite du système éducatif dans ces pays. Selon une étude publiée en 2013, le citoyen du monde arabe consacre à peine 6 minutes à la lecture par an ! quand dans le monde développé la durée est de plus de 200 heures soit 12.000 minutes ! Dans un documentaire fort intéressant, intitulé «Lorsque le monde parlait arabe», deux Égyptiens sous pseudonyme commun, Mahmoud Hussein, montrent les causes d’un tel décalage. La matrice qui traverse ce documentaire peut être déclinée de la manière suivante : le monde arabe a entamé son déclin lorsqu’il a arrêté de philosopher, le monde occidental a commencé à émerger lorsqu’il a commencé à douter, c’est-à-dire à philosopher. Mais pourquoi les dirigeants occidentaux et leurs élites n’intègrent-ils pas intellectuellement l’existence de ce fossé culturel, cultuel (absence de séparation du religieux du politique) et politique qui explique, mais ne justifie pas ces dérives, qui par ailleurs restent encore minoritaires ? Elles risquent de prospérer si les pays occidentaux n’abordent pas leurs rapports avec ce monde avec toute l’intelligence et la clairvoyance qui s’imposent. Dans les différents débats diffusés par les chaînes françaises, on relève que les raisons du dévoiement des islamistes et de la dérive de la jeunesse de culture musulmane évoquées portent essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sur la marginalisation, la ghettoïsation, la stigmatisation, l’échec scolaire, l’absence de diffusion des valeurs républicaines… Si ces facteurs existent et jouent un rôle dans ce processus de repli de cette communauté, ils ne peuvent constituer la seule explication. Il semblerait qu’on soit en train de cacher le soleil avec le tamis : si on ne veut pas voir que la situation au Moyen-Orient, toutes les frustrations cumulées aidant, est transposée dans le mental et le psychique de tous les citoyens européens de culture musulmane, c’est qu’on risque de différer les échéances et perdre du temps dans le nécessaire processus d’intégration de cette partie de la population. Les causes de ce fossé ne sont pas seulement culturelles et cultuelles, mais historiques et géopolitiques. Ce schisme entre l’Occident et l’Orient traine des blessures dans l’histoire ancienne et nouvelle. Sans souscrire à la théorie du choc des civilisations, il serait important et urgent de procéder à une décolonisation des esprits dans les rapports entre l’Occident et l’Orient, entre le Nord et le Sud… Il faudrait aussi faire en sorte que les intérêts (pétrole et autres) ne soient pas les seuls paramètres qui président au choix des décideurs et que soient bannies toutes complicités et duplicités (le rapport coupable entre le monde développé occidental en particulier, d’une part, et les pays arabes pétroliers et les anciennes dictatures des régimes arabes, d’autre part !) Dans le cas contraire – et c’est malheureusement le plus probable –, l’histoire ancienne reviendra au galop avec ses cortèges de haine, de frustration, d’exaction, d’exclusion et d’horreur… Et le dialogue entre les religions et les civilisations, tant clamé et souhaité, se nicherait dans les limbes.

Rappelons par ailleurs que le registre de l’Occident n’est pas blanc comme neige. Faire ce rappel historique n’est nullement une sorte de revanche sur l’histoire, mais pour comprendre le présent, il faut connaitre le passé et surtout pour relativiser cette dérive islamiste dans l’Histoire longue… Il importe de le faire, parce qu'il y a une Histoire à réécrire et une autre à décoloniser…

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