Conférence Internationale Du Sucre

Des constats et des défis d’avenir

● Fatima Ait Ben Lmadani
Professeur assistant à l’Institut des Etudes africaines au sein de l’université Mohammed V depuis juin 2010.

opération de régularisation• À juin 2014, le nombre total des demandes déposées est de 16.123 dossiers dont 14.510 ont été étudiés.bPh. MAP

08 Janvier 2015 À 15:48

Annoncer que le Maroc avec plus de 3 millions de Marocains à l’étranger est un pays essentiellement d’émigration est une évidence qu’il nous semble pourtant important de rappeler. Ce constat a plusieurs conséquences : la première est que la politique marocaine envers la communauté marocaine à l’étranger est une priorité que le débat actuel sur les immigrés au Maroc ne doit aucunement banaliser. La seconde est qu’une politique d’immigration nécessite dans sa mise en place la possibilité de garantir pour les immigrés sur le sol marocain les mêmes droits économiques, sociaux et culturels que le Maroc revendique pour ses ressortissants. La troisième est que le pourcentage des migrants sur le sol marocain par rapport à la population marocaine ne dépasse pas 0,38% contre près de 10% pour les Marocains résidents à l’étranger.

Enfin, la politique migratoire ne peut être pensée indépendamment de ses deux aspects : émigration et immigration. Le rappel de ce constat ne remet aucunement en cause l’importance des changements que le Maroc connait depuis quelques années en matière migratoire. Que ce soit sur le plan de sa politique (la campagne de régularisation depuis janvier 2014) ou au niveau de sa législation (les trois projets de lois sur l’asile, la traite et l’immigration) ou encore pour tout ce qui concerne ses institutions (l’élargissement des champs d’action du ministère des Marocains résidant à l’étranger et des affaires de la migration), en la matière le Maroc a consenti des efforts considérables afin de mettre en place ce que l’on peut appeler une nouvelle politique migratoire. Cette politique migratoire est le résultat d’un contexte politique et institutionnel particulier qu’il convient de mettre en évidence afin de comprendre les enjeux ainsi que les défis auxquels le Maroc doit faire face dans la réalisation de cette politique.

C’est ainsi que celle-ci peut être considérée comme une conséquence directe de la politique d’externalisation des frontières orchestrée par l’Union européenne. Elle est également une réponse aux revendications des acteurs des institutions internationales, ONG et de la société civile en charge du dossier migratoire. Elle est aussi une manière de corriger l’image négative d’un Maroc «gendarme» de l’Europe et d’un pays où les droits de l’Homme sont bafoués. Elle est enfin, le résultat d’un contexte régional politique mouvementé et instable. Elle est aussi la résultante de la maturité de la politique africaine du Maroc qui s’appuie sur un ensemble de leviers d’ordre politique, économique, culturel et cultuel ; de ce point de vue, la nouvelle politique migratoire semble être la suite logique de cette évolution caractérisant les rapports entre le Maroc et les autres pays africains. En effet, à partir des années 90 et la mise en place de l’espace Schengen, les questions migratoires, qui jusqu’à cette date se discutaient au niveau bilatéral, seront appelées à être réglées de manière multilatérale entre l’ensemble des pays européens, d’une part, et les pays tiers, d’autre part. Un des points essentiels de cette politique migratoire est bien celui de la lutte contre l’immigration clandestine. Une volonté de sélection et de contrôle qui se traduit par une externalisation de la problématique migratoire. C’est ainsi qu’en 2000, l’accord de Cotonou entre les États membres et soixante-dix pays ACP (de la zone Afrique, Caraïbes, Pacifique) introduit une clause essentielle imposant l’obligation pour les États signataires, de réadmettre leurs ressortissants en situation irrégulière, mais aussi de se prêter à des négociations devant aboutir à des accords de réadmission concernant les étrangers entrés dans l’Union européenne à partir de leur territoire.

En outre, et depuis les années 2000, plusieurs délégations des institutions internationales (Haut Commissariat aux réfugiés, Organisation maritime internationale, Organisation internationale du travail…) et des ONG (Caritas, Médecins sans frontières...) ou des associations de la société civile (AMDH, GADEM…) se sont saisies du dossier migratoire et ont œuvré à la médiatisation de la situation des migrants sur le sol marocain, même si elles ont plus particulièrement focalisé le regard sur ceux d’entre eux qui viennent du sud du Sahara, occultant par la même occasion tous les autres, plus nombreux par ailleurs, issus de l’Europe et du Moyen-Orient. Par ailleurs, le contexte régional mouvementé a conduit à la fuite d’un grand nombre de travailleurs subsahariens de la Libye suite aux derniers événements politiques que ce pays a connus depuis 2011 et à quitter des pays en guerre tels que la Syrie, la Sierra Leone, le Libéria, le Nigéria, le Congo... Nombre d’entre eux se sont alors dirigés vers la Tunisie et le Maroc dans l’espoir de rejoindre l’Europe.De même, l’Europe semble traverser une crise économique et sociale structurelle marquée par trois facteurs majeurs : le vieillissement de la population, les problèmes de compétitivité et la faible propension au progrès technique ainsi que le transfert massif d’activités vers les pays émergents. Ce contexte a favorisé le développement d’une émigration inverse Nord-Sud, caractérisée par l’arrivée et l’installation au Maroc de migrants européens, notamment des Français et des Espagnols.

Dans ce contexte et afin de faire face à des pressions intérieures et extérieures, le Maroc décide de s’intéresser à cette question autrement que d’un point de vue sécuritaire. À ce titre, l’avis favorable du Roi du Maroc au rapport, soumis par le Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) le 9 septembre 2013, relatif aux «Étrangers et droits de l'Homme au Maroc : pour une politique d'asile et d'immigration radicalement nouvelle», peut être considéré, politiquement, comme le premier jalon vers une «politique d’immigration». Dans son rapport, le CNDH préconise l’élaboration d’une politique nationale d'intégration des immigrés, travailleurs ou réfugiés, et de protection de leurs droits. Il incite à l'amélioration des conditions de vie et d'insertion socio-économique. Il réclame, entre autres, la reconnaissance du statut de réfugié, la délivrance de titres de séjours, le renforcement du principe de non-refoulement arbitraire et l'encadrement des procédures administratives par un dispositif juridique. Le CNDH incite également à un traitement juste et équilibré des individus en présence non régulière sur le sol marocain, en fonction de la durée du séjour et de la situation matrimoniale.

À juin 2014, d’après des sources du ministère de l’Intérieur, le nombre total des demandes déposées dans le cadre de l’opération de régularisation exceptionnelle de la situation de séjour des étrangers au Maroc est de 16.123 dossiers et 14.510 étudiés. Trois mille de ces dossiers ont reçu une réponse positive et sont en cours de traitement, ce qui représente 20% du total. Le nombre total des cartes de séjour produites par la DGSN s’élève à 1.509. Ce nombre, d’après le président de l’association ACM, avoisine en décembre 2014 les 22.000 dossiers déposés avec plus de 11.000 qui ont reçu des réponses positives. Dans ce sens, malgré le peu de recul que nous avons par rapport à cette campagne de régularisation des migrants en situation illégale et dont nous attendons les chiffres officiels, il est important de signaler son caractère exceptionnel dans un pays du Sud. Néanmoins, le questionnement qui reste posé est le suivant : comment le Maroc, une fois qu'il a annoncé sa détermination à mettre en place une «politique d’immigration» en la concrétisant à travers la compagne de régularisation des sans-papiers, va-t-il la traduire en reconnaissance juridique, économique, sociale et morale ? Quelles en seront les retombées socio-économiques, politiques et culturelles sur le Maroc ? La réponse à cette interrogation n’est pas aisée et nécessite une analyse fine et dépassionnée des mesures et actions que l’État va mettre en place afin de «réussir» sa politique migratoire. Cette réponse dépend également de la manière dont les migrants eux-mêmes vont s’approprier ces mesures et surtout dont les Marocains vont composer avec cette nouvelle donne.

L’appréhension de ces paramètres ne peut se réaliser qu’à travers une étude à moyen et à long terme, mais il est déjà possible de mettre en avant certains préalables qui nous semblent indispensables pour toute réflexion autour de la politique migratoire marocaine. Le premier préalable consiste à considérer la politique marocaine envers les migrants de nationalité étrangère qui vivent sur le sol marocain comme une continuité de celle qui concerne la communauté marocaine à l’étranger. Le deuxième préalable est en lien avec la «survisibilisation» des migrants issus des pays du Sud du Sahara qui peut fausser la donne lorsqu’il s’agira de mettre en place des mesures globales pour l’insertion des migrants. Le troisième préalable se rapporte à la focalisation exagérée sur la migration illégale en occultant celle qui est légale et qui est plus importante et plus ancienne. Enfin, un dernier préalable à souligner est celui relatif à la protection des droits des migrants qui ne peut être assurée qu’en augmentant aussi le seuil des droits des Marocains.

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