L'humain au centre de l'action future

Pleure jardin des fleurs tes amours défuntes

Réputé pour ses largesses et ses gauloiseries, SiMohamed Nedali nous convie à un banquet où il nous offre des morceaux de choix, avant de nous conter les amours roboratives d’un apprenti boucher, qui grâce à Jean de la Fontaine mène une heureuse existence, si bien qu’il se complait à partager le bonheur des moineaux dans la maison de Cécine où Idar parvient à conjurer le mauvais sort, grâce au pouvoir de l’amour et non pas à l’amour du pouvoir. Mais SiMohamed ne tarde pas à se départir de son humour pour nous parler d’une triste jeunesse déplorant son sort dans le jardin des pleurs. Toutefois, en boute-en-train impénitent et un tantinet intégriste, il nous promet à l’avenir de dégoupiller une bombe qui nous ferait éclater de rire.

Mohamed Nedali.

04 Novembre 2015 À 18:39

Du Jardin des fleurs au jardin des pleurs

Avec ses deux derniers romans «Triste jeunesse» et «Le jardin des pleurs», Mohamed Nedali se fraie une nouvelle voie dans son parcours littéraire remarquable, en choisissant de mettre le doigt sur les travers de la société. Le registre tragique employé tranche donc avec les romans précédents qui se caractérisaient par l’usage fréquent de l’humour. Le titre du dernier roman «Le jardin des pleurs» renvoie au lieu de rencontre des amoureux de Marrakech (dont les deux protagonistes du roman Driss et Souad font partie) qui, par le passé, était si enchanteur qu’on l’a baptisé le jardin des fleurs, mais pour des raisons expliquées en détail dans le roman, ce jardin devient celui des pleurs. Le choix de l’image de la première de couverture (édition le Fennec) m’a un peu intrigué puisqu’elle représente une végétation luxuriante, mais à l’envers. Est-ce par inadvertance ou pour créer un effet de sens ? Inverser le sens de l’image pour créer du sens ? Le jardin des fleurs ne serait-il donc qu’un leurre puisqu’il devient celui des pleurs ?Il semble que l’auteur a délibérément choisi dans ce roman la tonalité tragique pour dénoncer les maux dans lesquels s’empêtre notre société, notamment dans les secteurs vitaux : l’enseignement, la médecine et la justice...

L’enseignement

La déliquescence du système éducatif est révélée à travers le personnage de Driss, lycéen en terminal, recalé à la deuxième session à cause de ses mauvaises notes en mathématique et en physique. Il a aussi un niveau déplorable en français puisqu’il n’arrive même pas à comprendre ce qu’est une maladie chronique, lors de son entretien d’accès à l’école des infirmiers. En outre, le système éducatif devient si sélectif que seuls les candidats excellents et surtout pistonnés tels Driss réussissent à se faire une place au soleil. Aussi, l’enseignement supérieur génère-t-il ad vitam aeternam une masse de chômeurs-diplômés, proie facile des intégristes de tous bords.

La médecine

Les défaillances du système éducatif sont manifestement à l’origine du déclin de la médecine au Maroc. Ainsi, les médecins font-ils de faux diagnostics à leurs patients, comme en témoigne le cas du personnage Souad, dont le médecin urgentiste prétend qu’elle a un kyste hydrique au foie. Mais elle est rassurée par le chirurgien suisse, ami de son mari Driss. Ce n’est donc pas un kyste, mais juste une poche d’eau qui ne prête nullement à conséquence. Le narrateur dénonce aussi les manigances des médecins véreux du secteur public, qui orientent leurs patients vers le secteur privé où ils possèdent eux-mêmes cliniques et laboratoires. Les hôpitaux publics manquent cruellement d’équipement, si bien que les patients doivent tout apporter comme dans une auberge espagnole : les médicaments, le matériel de soin et même quelquefois les lits. Le cynisme de ces médecins est tel qu’ils continuent à donner de l’espoir ou à mentir éhontément aux cancéreux les plus grièvement atteints, en leur faisant des séances de chimiothérapie onéreuses et oiseuses au bout desquelles ils finissent par rendre l’âme.

La justice

Les citoyens ne sont pas tous égaux devant la loi, il n’y a que le menu fretin qui soit justiciable. Ainsi les dignitaires, les agents d’autorité, les commis de l’État jouissent-ils d’une certaine aura qui leur permet de se vautrer dans la débauche et commettre impunément des crimes sordides. Le cas du personnage Cherji le commissaire est très édifiant à cet égard. Il a agressé la serveuse Souad en lui pinçant les fesses. Quand elle a protesté, le rustre lui a flanqué violemment une gifle. Le lendemain, elle décide avec le soutien de son époux de poursuivre le commissaire en justice. Commence alors la terrible descente aux enfers de la justice : plainte au commissariat, représailles des agents de police et une série marathonienne de convocations et d'auditions de la victime Souad sans la présence de l’agresseur. Aussi celle-ci entend le juge répéter pendant plus de deux ans sa litanie à son greffier : «présence de la partie plaignante et absence de l’autre partie. Audience reportée.» Le comble c’est que Souad au lieu d’obtenir gain de cause finit par devenir coupable de racolage à l’égard de son agresseur, le commissaire Cherji, qui s’est fait appuyer par des témoins oculaires jurant avoir vu la serveuse faire du gringue au commissaire. Ce monde absurde de la justice nous fait penser à l’univers kafkaïen, notamment dans le roman célébrissime «Le procès» où le personnage de Joseph K est arrêté et soumis aux rigueurs de la justice, sans qu’il ait commis de crime ; il a beau clamer son innocence, il sera exécuté à la fin du roman. Dans le roman de Nedali, la description du tribunal avec ses simulacres de procès, ses couloirs labyrinthiques, les convocations de la victime Souad sans la présence de son agresseur, seraient peut-être aussi une réminiscence du monde kafkaïen. Aussi devant les horreurs et l’absurdité de cette justice, Souad et Driss n’ont-ils pas lésiné sur les moyens. Ils ont écrit des lettres de doléances aux associations des droits de l’Homme, au Forum vérité et justice, Amnesty International, Transparency, au wali, au gouverneur et même au Roi. Ils ont poussé la lutte jusqu’aux confins de la folie en écrivant à Dieu.

La corruption

Le narrateur dénonce une corruption endémique qui gangrène tous les secteurs. Même la famille n’échappe pas à ce vice. Driss, qui voulait intégrer l’école des infirmiers, devait acheter un cadeau à son oncle Boubker, un gratte-papier doublé d’un militant versatile, tantôt de gauche, tantôt de droite, tantôt islamiste au gré de ses humeurs et des circonstances. Cette girouette devait à son tour soudoyer son ancien ami du parti politique Moulay Zine. La corruption bat son plein dans les hôpitaux où Souad aurait dû payer le médecin lui ayant délivré un certificat médical, n’était l’intervention de son mari. Driss fut obligé de soudoyer un agent de police de la circulation pour éviter une amende qu’il devait payer, car son ami Omar qui était au volant n’aurait pas respecté la priorité dans un giratoire. Un autre policier s’est fait graisser la patte pour délivrer à Driss le rapport de la plainte déposée par le commissaire contre Souad. La plupart des juges sont si cupides qu’ils s’intéressent aux affaires juteuses tandis que les rares juges intègres sont marginalisés, si bien qu’ils vivent modestement en s’occupant d’affaires banales telles que les rixes entre les vendeurs de cigarettes au détail, un crêpage de chignon dans un lupanar bas de gamme, le larcin d’un chenapan saisi la main dans l’étalage d’un marchand. Certains magistrats dévoyés sont susceptibles de marier une fillette encore dans les langes en échange d’un dessous de table conséquent. Quant aux avocats, la plupart d’entre eux n’hésitent pas à escroquer leurs clients et vont même jusqu’à vendre leurs affaires à la partie adverse quand elle fait une meilleure offre. Un extrait d’acte de naissance ne peut être obtenu sans bakchich. Le comble, c’est que même à l’occasion des funérailles, il faut bien négocier le prix des oraisons funèbres avec les récitants du Coran, «ces humbles serviteurs d’Allah». Les tarifs oscillent entre 50 et 300 DH selon la longueur des sourates et le nombre des prières.

Les jeunes et la politique

À l’instar des autres jeunes marocains, Driss et Souad n’ont jamais adhéré à un parti politique ni à un syndicat, bien qu’ils aient une sympathie pour l’Union socialiste des forces populaires, qui semblait le seul parti de gauche à incarner les valeurs les plus nobles et à vouloir combattre les maux qui rongent notre société, tels l’analphabétisme, le népotisme, la corruption, l’intégrisme, l’abus de pouvoir… Ce parti finit par accéder au gouvernement en 1998. Au bout de trois ans, la situation n’a fait qu’empirer. Lors d’une conférence de presse, un journaliste a demandé au Premier ministre socialiste ce qu’il en était de ce Maroc nouveau, tant promis par les socialistes pendant la campagne électorale. «Tous les Marocains possèdent un téléphone portable ; n’est-ce pas ça le Maroc nouveau, répondit-il sur un ton de satisfaction béat.» Ainsi, la déconfiture de la gauche au gouvernement a-t-elle fini par dégoûter Driss et Souad de la politique, des politiciens et des syndicalistes dont certains étaient ses collègues à l’hôtel. Présents au moment où le commissaire Cherji l’a agressée, ils lui ont promis de témoigner à la barre. Ils ont braillé à qui mieux mieux des discours véhéments où ils vouaient l’agresseur aux gémonies. Mais il s’avérait que c’étaient des bandits, des crapules patentées sans foi ni loi, soucieux de préparer leur campagne électorale, capables de sacrifier pour leurs intérêts le plus fidèle de leurs adhérents. Le narrateur fit aussi un clin d’œil aux événements du 20 février 2011 tels qu’il les a vécus à Marrakech et aux désillusions qui s’en étaient suivies.

Le comique

Malgré la gravité des sujets abordés, le narrateur n’arrive pas à se départir complètement de son humour et de ses facéties de Marrakchi, convaincu comme l’affirme notre proverbe que «trop de soucis font rire». On peut renvoyer à la scène qui se passe au commissariat où Souad est venue faire sa déposition contre son agresseur qui l’a giflée, et l’agent de police de débiter une longue tirade sur les gifles, digne de la commedia dell’arte. Il existe, dit-il, plusieurs types de gifles : la gifle light, brutale, la grosse baffe, du plat de la main, du revers de la main, un va-et-vient… Une autre scène tout aussi facétieuse se passe au tribunal où Driss demanda à un employé de voir le substitut du procureur, celui qui ressemblait au président égyptien Housni Moubarak ; l’employé lui répondit qu’il était parti manger un bout et qu’il ne tarderait pas à revenir. Las d’attendre pendant une heure et demie, Driss demanda à l’employé si Housni Moubarak n’était pas parti s’emplir la panse à Charm El-Cheikh.

Le protagoniste échappe à son pygmalion

On sait que dans un roman, il arrive souvent que l’auteur qui crée son personnage se fasse mener ou malmener par sa créature. C’est ce qui s’est produit à juste titre dans le roman de Nedali, qui nous présente dans l’incipit son protagoniste comme étant un bachelier très moyen, ayant peiné à décrocher son bac. Il était incapable de poursuivre ses études supérieures. Lors de l’entretien d’accès à l’école des infirmiers, il n’a pas compris ce qu’est une maladie chronique. Mais le paradoxe, c’est que vers la fin du roman, Nedali lui fait tenir un discours digne des plus grands érudits qui connaissent Marcel Proust : «Comme à chaque fois que le sommeil me narguait, je me mis à réciter l’incipit de l’œuvre de Proust, “Du côté de chez Swann”, répétant indéfiniment la dernière phrase, comme d’autres comptent les moutons ou récitent des versets coraniques : longtemps je me suis couché de bonne heure.» Aussi me demanderais-je si le personnage échappe à son pygmalion et lui fait un pied de nez ou s’il s’agit tout simplement d’une inadvertance de l’auteur.

Le style

Nedali manie avec bonheur la langue de Molière si bien qu’il arrive à décrire à la manière de Zola le milieu et les personnages avec force détails. Le passage descriptif de la gifle que nous avons déjà cité est très éloquent à cet égard. Nous y avons apprécié la finesse et le réalisme qu’on peut constater aussi quand le narrateur parle en fin connaisseur des pathologies et des médicaments à l’hôpital d’hématologie : thrombocytopénie auto-immune, biopsie, antipyrétique, chlorambucil, cyclophosphamid, lymphome non hodgkinien. On imagine le travail de documentation laborieux que Nedali a dû faire pour maîtriser le jargon médical. C’est donc à une balade passionnante et houleuse à travers 244 pages que nous convie SiMohamed Nedali. Maîtrisant parfaitement l’art de conter en instillant le suspense, il n’a rien à envier aux écrivains de renom. 

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