21 Décembre 2016 À 20:10
Le Matin : Quel regard portez-vous sur l’évaluation en tant qu’outil de pilotage stratégique des politiques publiques ?El Hassan El Mansouri : L’évaluation ne peut plus être considérée seulement comme une forme de «technicalité» de gestion des projets pour en contrôler les processus et en mesurer les effets et/ou les résultats. Elle acquiert progressivement un statut plus stratégique, car elle permet, à travers des approches et des outils méthodologiques spécifiques, de formaliser les objectifs stratégiques des projets. L’évaluation est ainsi fondamentalement ordonnée autour d’une démarche à la fois de connaissances, d’apprentissage et de mesure des effets des actions publiques. Dans des contextes politiques, économiques et sociaux caractérisés par l’incertitude, la complexité des enjeux et des défis nouveaux à caractère global et stratégique (crises économiques et financières récurrentes, crise écologique, pression croissante sur les ressources naturelles, objectifs de développement durable...), les contraintes sur les politiques publiques se sont accentuées. L’évaluation apparaît de plus en plus comme une démarche inhérente qui doit être associée aux politiques publiques pour initier les projets, orienter, corriger les actions sur le terrain. Elle permet aussi à tous les acteurs de se positionner en termes d’implication et de responsabilité par rapport aux actions engagées (les approches du cadre logique et de gestion axées sur les résultats développent des méthodes dans ce sens).
L’évaluation des politiques publiques emprunte des cheminements divers et illustre le poids des spécificités aussi bien institutionnelles que culturelles. À ce titre, dans quelle mesure son développement est-il tributaire du type d’État dans lequel elle se produit ou des élites susceptibles de la porter ?Il est vrai qu’historiquement l’évaluation est ancrée dans des traditions culturelles anglo-saxonnes et fort probablement cela dénote une certaine spécificité historique et culturelle dans la conduite des politiques publiques plus marquée dans les grands pays de tradition anglo-saxonne et/ou à caractère fédéral (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, etc.) par la place «des entités décentralisées». Vu le caractère fédéral de ces pays, la conduite des politiques publiques est fondée sur des approches décentralisées très marquées guidées notamment par «le fameux principe de subsidiarité» qui intègre l’évaluation comme mode inhérent à la gestion des projets. En effet, comme évoqué précédemment, l’évaluation permet de construire des visions partagées, de départager les responsabilités des acteurs impliqués et de mesurer le rendement global et spécifique des actions conduites.Les pays d’inspiration culturelle francophone sont plutôt dans des logiques de politiques publiques plus centralisées où l’implication des structures étatiques a tendance à être plus forte et donc, à mon sens, ces structures sont moins enclines à s’auto-évaluer. L’évaluation est plus considérée dans la tradition francophone comme un «processus de contrôle» devant aboutir à des sanctions. Il y a donc une méfiance à l’égard des pratiques évaluatives. C’est pourquoi il convient de dépasser le caractère «stigmatisant de l’évaluation» et lui redonner sa véritable place qui consiste en un processus d’apprentissage collectif et de meilleur rendement des politiques publiques dans le cadre d’une approche participative impliquant les responsables et les bénéficiaires. Il conviendrait de séparer entre les fonctions d’évaluation et les fonctions de contrôle. D’où l’importance de la diffusion et la vulgarisation de la culture d’évaluation. Le soutien et le partenariat de l’ONDH pour l’organisation du Forum international francophone de l’évaluation participent de cet objectif de partager les expériences, puisque nous avons également des anglophones parmi les participants, notamment en provenance du Canada, pays qui est très avancé en matière de conception et de méthodes d’évaluation. Aujourd’hui, l’ONDH est sollicité par les départements publics impliqués dans le développement humain, comme le ministère de la Santé, celui de l’Éducation, ou encore celui du Développement social pour conduire des études d’évaluation des programmes qu’ils entreprennent sur le terrain (couverture médicale, profil de développement humain des personnes âgées, celui des enfants...). L’ONDH associe les départements concernés ainsi que les acteurs de la société civile et les organisations internationales à tous les stades de lancement et de restitution des résultats, sachant que l’Observatoire indique clairement dans les partenariats engagés qu’il préserve toute son indépendance dans l’établissement des diagnostics et des résultats obtenus. Les travaux sont en effet réalisés sur la base d’enquêtes et d’études rigoureuses au plan scientifique. Le travail de l’ONDH est également sollicité, car l’Observatoire a développé des outils statistiques et d’information comme le système d’information «Al Bacharia» et le «Panel de ménages» qui suit 17.000 ménages sur le plan du développement humain depuis plusieurs années sur la base de méthodes scientifiques et statistiques aux plus hauts standards internationaux.
L’évaluation représente un enjeu majeur dans nos sociétés confrontées à moult défis et à des choix complexes. Voulez-vous nous décrypter le processus d’institutionnalisation de l’évaluation des politiques publiques au Maroc (ou dans l’espace francophone) ?Je parlerai plutôt du Maroc où, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’évaluation n’est pas une pratique nouvelle. Depuis les années 1980, plusieurs programmes ont été mis en œuvre pour placer l’évaluation dans l’environnement administratif et réglementaire national. Je cite à cet effet la mise en place en 1984 du Programme national de formation en analyse et gestion de projet (PNAP) dont l’objectif était de renforcer les connaissances et les capacités des cadres nationaux en matière d’analyse, de suivi et d’évaluation des projets d’investissement public. D’autres tentatives et approches ont suivi, notamment dans le cadre des plans sectoriels au début des années 2000.Aujourd’hui, la question de l’évaluation a acquis au Maroc un nouveau statut plus stratégique, du fait qu’elle est portée par la plus haute autorité du Royaume. En 2005, le Discours royal à l’occasion du lancement de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), considérée comme un chantier de règne, a mentionné explicitement l’intégration de l’évaluation dans les politiques publiques. La même année, le Rapport du cinquantenaire de l’Indépendance du Maroc (50 ans de développement humain et perspectives 2025), commandé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI pour faire le bilan de l’action publique et dégager des orientations stratégiques à l’horizon 2025, a clairement exprimé l’importance de l’évaluation dans l’élaboration et la conduite des politiques publiques.La création de l’ONDH, dont la mission principale est le suivi et l’évaluation des politiques publiques en matière de développement humain, participe également de cette Vision royale. Ensuite en 2011, l’évaluation a acquis une consécration constitutionnelle qui a ouvert la voie à son institutionnalisation. Aussi, au Maroc, le recours à l’évaluation des politiques publiques est désormais une obligation constitutionnelle. Par ailleurs, les réformes engagées par le Royaume, notamment le processus de régionalisation avancée, associées aux exigences du citoyen pour un service public plus efficace, appellent à un ancrage plus fort de l’évaluation dans les processus de décision, dans la gestion et le suivi des politiques publiques. Cependant, malgré tous ces acquis politiques et institutionnels, l’évaluation demeure un processus complexe à mettre en œuvre, posant des difficultés méthodologiques, exigeant des bases de données exhaustives et fiables, et faisant parfois appel à des expertises pointues ainsi qu’à des moyens humains et financiers substantiels.
Les participants au Forum international francophone de l’évaluation à Marrakech ont recommandé notamment la création d’un Observatoire de l’évaluation. À vos yeux, quelle est la valeur ajoutée que pourrait apporter cette institution ?Il faut rappeler que la réforme de la Constitution de 2011 a garanti la mise en œuvre de l’évaluation et de la reddition des comptes pour toutes les politiques publiques dans notre pays. Le FIFE a recommandé la création d’un Observatoire francophone, une structure qui va permettre aux praticiens, aux experts et aux chercheurs de publier leurs méthodologies, leurs résultats et leurs travaux. C’est un outil de valorisation et de capitalisation des innovations dans ce domaine et c’est une bonne idée pour nous tous. Cet outil va aussi permettre la vulgarisation de la culture de l’évaluation et l’appropriation des méthodes scientifiques d’évaluation selon des standards internationaux. Une valeur ajoutée qui sera sûrement très appréciée par les évaluateurs.
Comment expliquez-vous l’insuffisance de la recherche dans le domaine de l’évaluation au Maroc, sachant que dans d’autres pays, il existe même des masters en évaluation ?Nous sommes dans un domaine d’évaluation nouveau au Maroc et qui doit être institutionnalisé, l’évaluation des politiques publiques. Comme signalé, le Maroc a toujours pratiqué des évaluations, des contrôles et des audits pour des programmes et des politiques qui sont opérés par des instances compétentes. Cette nouvelle forme d’évaluation des politiques publiques, dictée par la Constitution de 2011 et axée sur les résultats, est une expérience jeune qui doit être encouragée, mais aussi réalisée dans une approche participative avec les parties concernées. Cette jeunesse de l’expérience d’évaluation nous renvoie aussi au profil de l’évaluateur et sa formation pour accompagner les besoins en évaluation. Pour le moment, les évaluations des politiques publiques sont menées par des experts nationaux rares épaulés par des spécialistes internationaux. Ainsi, pour accompagner le processus d’évaluation des politiques publiques dans notre pays, il y a lieu de renforcer la formation au niveau académique des lauréats de l’enseignement supérieur par la création de masters et ingénieries en évaluation.
Comment distingue-t-on l’évaluation des politiques publiques des différentes formes de contrôle que sont le contrôle et l’audit de gestion ?Généralement, les termes «audit» et «évaluation» sont employés de façon assez aléatoire dans les intitulés des différentes méthodes. Au niveau des politiques publiques, audit et évaluation ont en effet de nombreuses caractéristiques communes, à savoir répondre à un besoin d’information au sujet d’actions publiques ou autres, recueillir des informations auprès des administrations et fournir des résultats objectifs ainsi que des recommandations. D’un autre côté, il y a des différences effectives entre les deux approches. L’audit est essentiellement une activité de contrôle et de conseil qui revient à faire le point sur l’existant afin d’en dégager les points faibles ou non conformes. Le but étant de mener des actions afin de corriger les dysfonctionnements constatés. D’un autre côté, l’évaluation est une démarche plus large. Elle vise la collecte et l’analyse d’information de sorte à porter un jugement sur le bienfondé d’un programme ou une politique pour aider à la prise de décision. Elle permet d’apprécier à la fois la pertinence du programme, l’efficacité avec laquelle ses objectifs sont poursuivis, l’efficience des moyens mis en place ainsi que son impact. Dans ce sens, l’Observatoire national du développement humain a été créé avec un mandat lui confiant la mission d’analyse et d’évaluation de l’impact des programmes de développement humain au Maroc. Il a, à cet effet, évalué un certain nombre d’initiatives et de programmes, dont l’INDH, le Régime d'assistance médicale, la situation des personnes âgées au Maroc ou encore celle des enfants, l’exclusion des femmes dans le marché du travail ou encore les prestations de services rendues par les établissements scolaires et les programmes d’appui social du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle.