26 Janvier 2017 À 18:47
C’est le soir à l’Ancienne Médina, «Mi Rahma», une vielle casablancaise qui vit seule et sans ressources financières, partage le dîner de ses voisins. Au menu, pain et thé pour tous. Une paille dans la bouche, plongée dans un verre, la vieille dame, fatiguée par le temps, mange des petits bouts de mie tartinés au beurre comme seul et unique repas du soir. Cette scène n’est pas unique. Elle reflète le quotidien de centaines de vieilles personnes qui se cachent dans des taudis ou des chambres moroses en espérant qu'une main leur soit tendue. «On savait qu’il y a de la misère dans les quartiers de Casablanca, mais la réalité est encore plus amère. Depuis que je suis avec l’Association mains blanches pour le développement (AMBD), je vois des cas choquants de gens qui vivent dans des conditions inhumaines», nous confie Hassan, bénévole à l’AMBD. Cette association prend en charge les personnes âgées, comme «Mi Rahma», qui vivent dans des conditions difficiles et affrontent la solitude et la marginalisation en plus de la pauvreté extrême. «On essaie d’aider les vieux qui n’ont aucune ressource financière et sans enfants. Parfois, on fait des exceptions pour les personnes abandonnées ou ayant des enfants handicapés ou drogués.
Certes, on ne répond pas à toutes les attentes, mais on tente de subvenir aux besoins de ces hommes et femmes au quotidien pénible. Elles ont toutes travaillé durant leur jeunesse, mais étaient pour la plupart des bonnes ou des artisans sans sécurité sociale», explique Zineb Raïss, présidente de l’AMBD. La stratégie de «Mains blanches» est basée sur l’aide des personnes âgées à domicile. «On ne déracine pas les gens pour les emmener dans des maisons de retraite. Il se peut que ces centres leur offrent un cadre meilleur, mais ce n’est pas le leur», affirme Zineb Raïss. En effet, la majorité des bénéficiaires de l’association refusent d’échanger le peu qu’ils ont contre de nouveaux meubles. Ils tiennent à leurs objets, à leurs souvenirs, à leur vie… Malgré la pauvreté, ces vieux Casablancais sont fiers de recevoir les membres de l’association et leurs invités chez eux. «Grâce à Dieu, je ne manque de rien. Je mange à ma faim et je reçois les personnes qui veulent me rendre visite», nous confie cette dame habitant à Sidi Moumen. Les bénéficiaires de l’AMBD refusent d’être les invités des centres d’accueil. Ils habitent dans quelques mètres carrés sans aucun aménagement, mais ils tiennent à leur dignité. «Si tu veux m’aider, fais-le en me laissant chez moi», tel est leur vœu. L’Association mains blanches pour le développement exauce ce souhait. Pour ce faire, elle a recensé leurs besoins qui se résument à de la nourriture, des habits, des médicaments, des bilans médicaux, des couches et parfois des lits médicaux et des fauteuils roulants. «La prise en charge d’une personne âgée revient à 7.000 dirhams par an. Un montant insignifiant qui lui apporte une joie inestimable», explique la présidente de l’association.Services offertsL’AMBD assure gratuitement les soins médicaux pour tous les bénéficiaires choisis selon la carte de précarité établie par la wilaya de Casablanca-Settat avec le Haut Commissariat au Plan. «On procède d’abord à un examen général pour chaque cas. Quand il s’agit d’un homme, on vérifie la prostate. S’agissant des femmes, on fait attention aux problèmes gynécologiques, notamment le prolapsus qui a nécessité plusieurs interventions chirurgicales. La plupart des bénéficiaires n’osent pas parler de cette maladie. On constate aussi beaucoup de cas hypertendus. On fait toujours les analyses, les échographies et le suivi nécessaires selon le cas avant de diriger le patient vers le spécialiste adéquat», explique Soundous Essalimi, professeur à l’Hôpital universitaire d’enfants Abderrahim Harouchi et membre à l’AMBD. Les soins médicaux sont assurés en permanence, même en cas d’urgence.
«Selon l’OMS, une personne est considérée comme âgée au-delà de 65 ans. À partir de cet âge, la personne doit consulter un gériatre, surtout si elle est polypathologique et polymédicamentée», souligne Khadija Echchilali, Pr de médecine interne DIU de gérontologie-gériatrie. Une fois sur la liste de l’association, la personne âgée est totalement prise en charge. «J’attends les appels téléphoniques jour et nuit. À chaque fois qu’il y a une urgence médicale, je dois veiller à ce que le malade voie le médecin et reçoive ses médicaments. Parfois, on doit faire le nécessaire pour une hospitalisation urgente», affirme Hamdi, un fidèle bénévole de l’association et coordinateur général qui connaît tous les bénéficiaires. L'autre apport vital pour les bénéficiaires est le panier alimentaire. L’association offre des paniers mensuels et hebdomadaires avec tous les éléments basiques pour une nutrition équilibrée et adaptée.
Un luxe que ces personnes ne pouvaient pas se permettre. «Lors d'une visite à des habitants de Lahjajma, nous avons constaté que le taux de glycémie était de 0.9 chez des personnes qui venaient de prendre le petit déjeuner. Cela explique que ces gens ne mangent presque rien. Normalement, on doit jeuner 12 heures pour avoir ce taux», nous raconte Zineb Raiss. Cette histoire est parmi plusieurs autres qui ont marqué les membres de l’AMBD. Pour Soundous Essalimi, le cas d’un homme hémiplégique était le plus touchant. Alité, ce vieil homme était abandonné à lui-même sans aucune hygiène. Même constat pour Hamdi : «Je me souviens d’une femme paralysée et incontinente. À notre arrivée, on l’a trouvée dans un état déplorable. Elle restait plusieurs jours dans les mêmes habits et draps. Parfois, les voisins se bouchaient le nez pour traverser son étage. La première chose que l’AMBD a faite est de désigner une femme pour veiller à son hygiène. Son état psychologique s’est alors amélioré. Ses mains et ses pieds se sont détendus.
On a réaménagé sa maison. Son fils, qui l’a abandonné faute de moyens, est revenu chez elle». L’incontinence, la pauvreté, l’abandon chez ces personnes sont des facteurs d’isolement social et de dépression. «J’ai constaté plusieurs cas de dépression, notamment chez les hommes, affirme Soundous Essalimi. Ces cas sont automatiquement dirigés vers un spécialiste pour qu'il assure le suivi». L’association propose aussi des sorties, des fêtes et des séances de «hammam». Ces évasions apportent de la joie à une catégorie de la population qui se sent délaissée. Au cours de ces échappées, les bénéficiaires, notamment les femmes, se laissent aller à la bonne humeur. Elles oublient leurs souffrances antérieures le temps d’un hammam ou d’une cérémonie joviale. C’est le cas de cette vieille dame, née sans mains. Elle ne s’est pas fait prier pour jouer le rôle de la mariée. Pour elle, ce sont des moments qu’elle n’aurait jamais connus sans l’AMBD. La bonne humeur de cette dame est contagieuse. Au «hammam», elle a également inspiré les membres de l’association et les employées de l’espace pour animer la place avec des youyous, chants et danses. «Je n’ai pas d’enfants et je n’aime pas mendier. Grâce à Dieu, j’ai rencontré ces bienfaiteurs qui subviennent à mes besoins», nous confie la vieille dame avec un peu d’insouciance et beaucoup de confiance.La dignité d’abord !Les bénéficiaires de l’AMBD ont affiché cet air confiant, dès qu'ils ont pu commencer à «vivre dignement». Au début, ils vivaient de la charité des voisins. Ces derniers partageaient avec eux leurs maigres repas et cotisaient parfois pour acheter les couches aux incontinents. «Quand on a commencé à faire des visites de terrain, on a constaté que la solidarité sociale persistait encore dans les quartiers de Casablanca. Certains voisins aident les personnes âgées, même s’ils sont eux-mêmes pauvres. Il fallait juste les soutenir et les cadrer», explique Zineb Raiss. Et d’ajouter que grâce à cette initiative, les voisins se concurrencent pour prendre soin de la personne âgée. Au lieu de copier le système d’assistance aux personnes âgées étranger, l’AMBD a rationalisé ses dépenses. Elle a profité de la chaleur humaine marocaine pour responsabiliser les voisins et en faire leurs partenaires. Pour encourager les riverains, «Mains blanches» organise des opérations cartables ou des excursions en collaboration avec l’Entraide nationale au profit de leurs enfants. Selon Hamdi, «on informe les voisins que le panier alimentaire appartient à la personne âgée. Ils peuvent en bénéficier à condition de prendre soin d’elle. Ainsi, ces personnes retrouvent leur place dans le quartier. Elles deviennent des donateurs, alors qu’elles vivaient de la charité». Et d’ajouter que les vieux aiment avoir affaire à des visages familiers. Dans chaque quartier, on trouve un bénévole responsable de toutes les personnes âgées. Il veille sur leurs besoins, vérifie leur état de santé, leur tient compagnie et informe l’association de leur situation. En outre, les bénéficiaires sont en contact direct avec «Mains blanches». Ce cercle de bénévoles et de bénéficiaires forme une famille soudée pour le meilleur et pour le pire.
Pour assurer les soins aux personnes alitées, l’AMBD prépare actuellement une unité mobile de gériatrie. Cette unité se déplacera chez les personnes âgées. Elle comprendra des espaces de consultation médicale, de kinésithérapie, un hammam. L’association a aussi lancé le 2 janvier dernier une formation des auxiliaires de gériatrie. Ce programme bénéficiera dans un premier temps à 17 jeunes. L’AMBD rêve de faire bénéficier les personnes âgées du même traitement que celui accordé aux habitants des maisons menaçant ruine ou des bidonvilles. «On pourrait leur donner des lots de terrains de 80 m² où on logera 6 personnes dans des appartements de 30 m². Ces logements seront aménagés pour les personnes à besoins spécifiques», Zineb Raiss. Chaque appartement est estimé à 90.000 DH, l’équivalent de deux ans dans une maison de retraite.
Questions à Yassir Mezouari, chercheur en sociologie
«Notre culture ne permet pas d'abandonner les vieilles personnes»
Quel genre de rapport entretiennent les Marocains actuellement avec les personnes âgées ?Une grande partie des Marocains éprouvent toujours de la compassion et un sentiment de respect, mélangé avec de la pitié pour les personnes âgées. Est-il mieux de s’occuper des vieilles personnes chez elles ou de les déplacer dans un centre spécialisé ?Notre culture et notre éducation n’ont jamais permis d'abandonner les vieilles personnes de son entourage, encore moins de les placer dans un centre de retraite. Cela signifierait une société en plein effondrement et en perte d'identité et de racines. Malheureusement, nous voyons de nos jours des cas pareils, mais j'estime que ce sont que des cas isolés. N’oublions jamais qu'on inculque à nos enfants les valeurs qu'on traduit au quotidien dans nos relations avec les autres.
Sources de financement
L’AMBD a été créée en 2012. Elle a choisi de se charger d’un secteur qui enregistre un grand manque au niveau de Casablanca. Proposé par la chef de la Division de l'action sociale (DAS) à la wilaya de Casablanca-Settat, l’accompagnement des personnes âgées à domicile a tout de suite attiré l'attention des responsables. Le travail de l’association a commencé par un projet pilote en collaboration avec la wilaya au niveau de la préfecture Casablanca-Anfa. Ce projet a bénéficié à trente personnes. Après un an, le wali de la région a généralisé cette expérience et l’a introduite dans la stratégie régionale de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). Aujourd’hui, l’association compte 280 bénéficiaires. Ce chiffre atteindra 400 en 2017, selon la présidente de l’association. L’AMBD agit à Aïn Chock, notamment à L’mkanssa, Casa-Anfa, Sidi Bernoussi, dans la préfecture Moulay Rachid et Mers Sultan-Al Fida, l’une des préfectures où il y a le plus de précarité. Elle élargira ses services aussi à Nouaceur. S’agissant du financement, l’association compte surtout sur ses partenaires publics : l’Entraide nationale et l’INDH. Cette dernière finance l’achat des couches et des paniers mensuels d’une valeur de 450 DH chacun. L’Initiative nationale pour développement humain donne aussi 80% du montant réservé à l’achat des médicaments (150 DH par personne). Mais jusqu’à présent, cet argent est injecté dans les paniers alimentaires, grâce aux dons matériels des médecins et des pharmaciens membres de l’association. Pour les lits électriques et les fauteuils roulants, l’AMBD est soutenue par une association danoise partenaire. L’association dit qu’elle applique la stratégie de la wilaya. Malheureusement, cette dernière n’a pas donné suite à nos demandes pour avoir plus de détails sur son rôle dans ce projet.