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Repenser la gouvernance urbaine, contribution au débat

Vu la pertinence du document, «Le Matin» publie le texte intégral de la contribution de Driss Benhima aux travaux de la conférence organisée le 16 novembre à Casablanca, par l’Association pour le progrès des dirigeants, APD Maroc. L’ancien ministre, wali et dirigeant de plusieurs entreprises publiques et privées avait animé un débat sur le thème «Comment repenser la politique de la ville».

02 Janvier 2018 À 20:51

1. Ne pas baisser les brasr>L’objectif de cette contribution au débat sur le fonctionnement de la vie urbaine dans nos grandes villes, en particulier Casablanca, est de défendre l’opinion que la bataille n’est pas encore définitivement perdue et qu’il n’y a pas lieu de désespérer. Non pas que les raisons manquent d’être pessimistes, la plus grave résidant dans le fait que l’absurde et le contradictoire imprègnent la gouvernance dans tous ses aspects. Les restaurants huppés de la corniche sont sévèrement contrôlés, mais on peut faire avaler ce qu'on veut au peuple dans les rues. Le constructeur d’un nouvel établissement scolaire est contraint à des règles de construction draconiennes de sécurité, mais les écoles privées, qui pullulent sur le Boulevard Mohammed V, s’autorisent à recevoir des dizaines d’élèves sur des paliers centenaires et sans issue de secours. Le premier motif d’optimisme quant à la possibilité de redresser la gouvernance est que les raisons avancées pour ne pas s’opposer à l’anarchie urbaine sont fausses. En effet, les manifestations illégales qui pénalisent la vie urbaine ne sont pas cachées, mais opérées en plein jour ; en effet, si on parle par exemple du phénomène «d’abattage clandestin» qui est loin d’être négligeable, on devrait plutôt utiliser le terme «d’abattage illicite» parce qu’il n’a rien de vraiment clandestin, s’agissant de milliers de bêtes qui entrent annuellement illégalement au centre-ville.r>Deuxième point, la population de Casablanca est excédée par les rapports de force qui se sont installés entre les lobbies qui imposent leurs nuisances avec insolence et les citoyens qui les subissent. Un programme décisif de reprise en mains de la métropole serait apprécié par les nouvelles couches urbaines de la classe moyenne émergente qui représentent aujourd’hui l’essentiel des habitants. Enfin, de nombreux phénomènes, qui ressemblent à des manifestations de l’exclusion et de la plus grande misère, ne sont parfois que le masque de réseaux structurés et sophistiqués, comme la mendicité aux feux rouges ou l’occupation du domaine public par les marchands «ambulants», une autre impropriété de langage s’agissant de marchands tout à fait fixes qui constituent le maillon ultime d’une chaîne qui part de l’importateur, légal ou non, de fripes usagées, du distributeur logisticien, du lotisseur aménageur de l’espace public et aboutit, en bout de ligne, au jeune vendeur d’origine rurale ou périurbaine fraichement débarqué en ville et exploité sans vergogne.r>Ainsi, à condition d’adopter une démarche séquentielle, prudente et localisée, la stratégie étant, comme chacun sait, un art d’exécution, précédée d’une reconnaissance approfondie de la cartographie des acteurs et du choix intelligent du point d’action, il est possible de remonter la pente. Par exemple, s’attaquer directement aux marchands ambulants n’est sûrement pas une bonne idée, mais procéder par «antiangiogenèse», c’est-à-dire assécher les circuits logistiques en amont qui irriguent ce commerce, comme les médicaments qui contrecarrent l’irrigation sanguine des tumeurs cancéreuses, devrait être, sous réserve d’études préalables, plus efficace que la politique naïve ou hypocrite des «marchés aménagés» qui fait semblant de croire que le commerce «informel» ne souffre que d’un manque de locaux.r>D'une manière générale, il est possible d'exiger des Autorités locales des actions de remise en ordre et on peut compter sur leur savoir-faire pour que ces opérations se déroulent dans le calme, sauf quand une trop grande proximité s’est établie entre les défenseurs de la Loi et les contrevenants. Tout devient alors très confus et peut déraper plus ou moins spontanément.r>Les facteurs d’optimisme sont donc bien là : les dysfonctionnements sont visibles, les réseaux sont connus, l’illicite n’est pas clandestin, l’immense majorité de la population est exaspérée et en attente d’une remise en ordre profonde et, enfin, s’agissant dans la plupart des cas de phénomènes gérés par des réseaux organisés, le coût social devrait être soutenable. L'Autorité locale, quand elle est convenablement dirigée et motivée, fait son devoir de défense de la Loi avec abnégation et savoir-faire.

2. Les facteurs historiques de la désorganisation urbainer>Les facteurs historiques qui sont à l’origine de la désorganisation urbaine sont les suivants :r>• Un mouvement de décentralisation mal opéré, entamé en 1976 par l’adoption de la Charte des collectivités locales, qui a été le point de départ d’une dévolution relativement rapide d’une longue liste de services publics aux conseils élus des communes urbaines et rurales. Ce mouvement est appelé à se renforcer par le retrait graduel des services centraux du ministère de l’Intérieur de la tutelle parfois étroite qu’ils ont appliquée sur les services communaux et par l’extension au profit des nouveaux Conseils de région de nouvelles responsabilités. La multiplicité des acteurs et la prise en charge directe par les élus des opérations liées à la gestion urbaine sans création d’une administration technique à même d’exécuter les décisions municipales ont probablement coûté au pays des points de croissance du PIB, à un moment où il s’avère que les villes sont les lieux privilégiés de la création de valeur.r>• Un mouvement de recours de plus en plus généralisé au secteur privé, mais sans appropriation par les élus, pour la prise en charge opérationnelle des services communaux. La gestion déléguée, qui est une modalité moins normative, donc plus souple et mieux adaptée que le système classique de concession, est privilégiée comme mode de contractualisation des opérations de privatisation des services publics. Ce tournant important a été mal coordonné avec le mouvement de décentralisation et les élus ne se sentent pas solidaires des contrats négociés par les services centraux de l’État et peu enclins, de ce fait, à défendre auprès des citoyens la logique des coûts à mettre en face des bénéfices attendus.r>• Un mouvement continu d’urbanisation des populations : de 29,2% en 1960 à 62,4% en 2017. Ces chiffres, conjugués à la croissance démographique, signifient que les villes sont passées de 3,6 millions à 22,1 millions d’habitants. Les besoins en services publics ont littéralement explosé.r>Casablanca en 2017 : 3.360.000 habitants, 14.200 habitants au km² (cinquième densité au monde) et 110.000 habitants de plus par an, dont 60.000 issus de l’émigration rurale. Cette forte croissance urbaine impose à la ville une capacité d’imagination et d’adaptation, une capacité d’anticipation, des ressources humaines de qualité et surtout une organisation rigoureuse de sa gouvernance.

3. Les trois réponses : conceptualisation, organisation et séquencementr>a. Clarification des conceptsr>Il faut tout d’abord admettre que les dysfonctionnements urbains, aggravés par la croissance du nombre d’habitants, sont essentiellement liés à la désorganisation de la gouvernance. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les situations marocaines et tunisiennes : la Tunisie, adepte, sans complexe, d’un jacobinisme étatique hérité de la France, présente une organisation urbaine bien plus efficace, quoique moins démocratique, que la nôtre.r>Nous en sommes même arrivés au point où le premier effort demandé aux responsables pour améliorer la situation est de construire une feuille de route dont l’objet principal est de faire converger les nombreuses parties prenantes : Conseil municipal, Agence urbaine, Wilaya, Préfecture des Arrondissements et Centre régional de l’investissement, sans oublier les pompiers, les Sociétés de développement locales, les gestionnaires délégués des services publics et demain le Conseil régional, nouvel entrant qui devra construire sa place dans l’architecture byzantine de la gouvernance urbaine. Les responsabilités sont diffuses, les vraies compétences sectorielles rares ou marginalisées et les décisions de blocage sont plus faciles à prendre que les décisions à risques. Certes, la situation d'aujourd'hui de retour à l'unicité de la ville est un progrès par rapport à la situation farfelue précédente où la métropole était partagée entre 25 communes jalouses de leur indépendance. Il est vrai que cette situation favorisait l'opacité de la gestion...r>Autre innovation bienvenue, la création des Sociétés locales de développement qui constituent l’amorce d'une technocratie municipale. Ce demi-pas vers une administration centralisée, moderne et efficace de la ville risque d'échouer devant les réticences des élus et le manque de coordination de leurs actions.r>Au vu de cette longue liste de dysfonctionnements structurels, la tentation est grande d’effacer la Charte des collectivités locales et on ne s’en est pas privé, et avec succès, grâce à des montages ad hoc pour les projets stratégiques de Tanger Med, du Bouregreg, de Nador ou de l’ancien aéroport d’Anfa. Mais la Charte des collectivités locales peut être relue positivement et servir à clarifier le rôle des élus. Si on considère la ville comme une organisation qui a des engagements vis-à-vis de ses habitants et qui reçoit des ressources pour les assumer, on comprend que l’élu, représentant des citoyens, a un rôle fondamental à jouer :r>• En amont, il définit les services auxquels a droit l’habitant et le niveau de prestations à garantir : éclairage public, voirie, nettoyage des espaces publics et traitement des ordures, accès à l’eau, à l’électricité, à la culture, aux espaces verts, aux parcs de jeux et jardins publics, à un espace public libre et sûr, à un aménagement urbain anticipatif de qualité indépendant de la spéculation immobilière, à une circulation fluide et des parkings aménagés, à la protection contre les intempéries, à un transport public de qualité sous ses trois formes, autobus, taxis et tram, et ainsi de suite jusqu’au service public de l’abattage des viandes et la disponibilité de marchés municipaux bien achalandés. L'élu décide le format de la ville, les engagements qu'elle prend vis-à-vis de ses habitants.r>• Il décide des modalités techniques les plus à même de garantir l’accès à ces services publics urbains, leur disponibilité en tout lieu et valide leurs équilibres financiers. La gestion déléguée au secteur privé s’impose souvent comme la solution opportune. En tout cas, rien n’oblige les élus à être les gestionnaires opérationnels de proximité des services urbains.r>• Il est comptable du succès de ces services publics, mais n'a, en aucun cas, mission d’accaparer leur gestion. Il s’appuie sur une administration technique, professionnelle et compétente qui réalise les études, éclaire les choix, produit les scénarios d’aide à la décision et met en œuvre les politiques déterminées par les conseils élus. Casablanca a besoin d’une technocratie au service du Conseil municipal. Les Conseils ont toujours reculé devant cette impérieuse nécessité par peur de perdre leurs pouvoirs, mais leur rôle n’est pas dans la gestion hasardeuse des services techniques, mais dans la définition de leurs objectifs, dans l’allocation de leurs ressources et dans le contrôle de leur efficacité.r>• Dernier rôle et non des moindres des élus locaux, ils sont le garant auprès des habitants des équilibres financiers qui structurent le fonctionnement urbain : vivre en ville n’est pas gratuit et le citoyen est amené à prendre sa part des dépenses municipales et à payer directement les services marchands que la ville lui offre comme l’eau, l’électricité, l’assainissement liquide et la disponibilité d’une viande de qualité. L’élu est le garant de la bonne gouvernance financière de la métropole et au lieu de se dérober sur le sujet des coûts d’accès aux services urbains, il doit être en mesure de les justifier et de les assumer publiquement auprès de ses électeurs.r>b. Une organisation fondée sur une technocratie municipale puissante et uniquer>On voit donc se mettre en place les concepts : un conseil élu qui passe du temps sur la définition et l’élaboration d’une politique de services urbains, qui étudie et approuve les modalités de mise en place de ces services urbains, qui confie la gestion opérationnelle à une seule entité technique responsable de tous les secteurs, par exemple du tram au taxi pour la mobilité urbaine, qui regrouperait l’ensemble des entités aujourd’hui éparpillées et qui se verrait même adjoindre une police municipale sans armes chargée de lutter contre l’illicite et l’informel et de faire respecter les textes réglementaires. Comme le prévoient les textes, le président du Conseil municipal serait le chef de cet exécutif municipal soumis régulièrement au contrôle et aux questions des membres des conseils.r>Dernière innovation, on remplace le concept de guichet unique qui n’a pas fonctionné comme on l’espérait par celui de signature unique : par exemple, la conformité des bâtiments aux règles de la Protection civile serait du ressort de l’appréciation de l’administration municipale. Au lieu de responsabilités diffuses et d’encombrement des démarches, la responsabilisation concentrée sur une seule et même entité l’engage paradoxalement plus fort. Autre avantage : une connaissance du terrain plus complète et plus universelle, contrairement aux actuelles Sociétés de développement locales qui sont une amélioration de l’anarchie précédente, mais qui auront de plus en plus tendance à fonctionner «en silos» sans pouvoir intégrer une vue exhaustive à court et moyen terme de l’avenir de la ville.r>c. Une mise en œuvre séquentieller>La remise en ordre de la métropole ne peut pas être une opération simple, complète et immédiate. Seule une feuille de route à faire étudier par des compétences techniques et à faire valider et décider politiquement par les élus semble pouvoir être efficace. Libérer l’espace public et procéder au recouvrement exhaustif des ressources fiscales de la ville sont deux impératifs incontournables, mais il ne serait pas prudent de lancer ces deux opérations simultanément. Les techniques habituelles de transformation des organisations sont là pour assurer le succès : reconstruire une administration technique efficace, puissante et regroupant les attributions nécessaires, et ce malgré les réticences inévitables, puis rechercher les succès faciles et visibles, les «quick wins», pour crédibiliser la démarche et susciter l’adhésion populaire, sont les deux premières séquences d’un plan de remise en ordre de la ville. On le répète encore : la stratégie est un art d’exécution, mais la ville a encore les moyens de construire son avenir et de ne pas continuer à subir sa dégradation, dégradation qu’on attribue complaisamment aux déséquilibres sociaux, mais qui est bien plus le fruit de la désorganisation dont profitent différentes mafias. La crainte des troubles à l’ordre public n’est qu’un alibi commode pour ne pas avoir à affronter une refonte forcément non consensuelle de la gouvernance urbaine. 

Par Driss Benhima

 

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