15 Octobre 2019 À 17:08
Le Matin : D’après les derniers chiffres du ministère de la Santé, 40% des Marocains souffrent de troubles mentaux, tandis que 26% sont dépressifs. Que pensez-vous de cette situation et comment peut-on l’expliquer ?r>Hachem Tyal : Ce qui peut être dit sur ces chiffres, c’est qu’il s’agit des chiffres officiels qui ont été donnés par l’Organisation mondiale de la santé. Ces chiffres démontrent qu’une personne sur 5 dans le monde souffre de troubles mentaux. On peut également revenir sur le chiffre éloquent de 25% de personnes dans le monde qui ont fait (ou feront) des dépressions, ou encore sur celui selon lequel 3,5% de la population souffre de problèmes de bipolarité, ou bien 1,5% qui souffre de schizophrénie. Ces chiffres sont déjà énormes, c’est ce qui explique que dans toutes les familles du monde existent des personnes qui souffrent de problèmes psychiques très graves. Le Maroc n’est pas non plus épargné. Ce qui diffère, c’est bien évidemment la culture, ce qui rend l’expression des problèmes psychiques différente.
Alors quelles sont selon vous les solutions possibles pour améliorer cette situation ?r>Il faut d’abord commencer par reconnaître la gravité du problème. Il faut également reconnaître que la maladie mentale existe et qu’elle représente un handicap majeur pour le développement d’un individu, mais aussi de l’ensemble de la société. Si la santé mentale d’une société et son équilibre ne sont pas bons, alors n’attendez pas des citoyens qu’ils soient dans une optimisation de leurs compétences. Le bien-être psychique d’une société est déterminant pour son développement économique, social, politique, culturel, etc. Il est donc essentiel de reconnaître le problème et sa gravité. La maladie mentale est un fléau, un drame. L’organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît les maladies mentales comme étant les maladies les plus graves qui existent, à l’instar de la schizophrénie, de la bipolarité ou de la névrose obsessionnelle dans ses formes graves. Ces maladies entraînent des souffrances chroniques pour la vie de nombreuses familles, car elles ne se situent pas uniquement à l’échelle des patients, mais également à l’échelle des personnes qui les prennent en charge, qui habitent avec eux et qui les entourent.r>La maladie mentale, quand elle survient au sein d’une famille, est dramatique. Aucune autre maladie d’ordre physique ne lui ressemble, ni ne présente les mêmes conséquences sur les individus. r>En outre, on se retrouve devant cette difficulté, au sein de notre société notamment, de reconnaître la maladie mentale. Nous avons du mal à voir une maladie, car nous avons du mal à imaginer que nous puissions nous-mêmes être dedans. Il y a un processus de dénégation qui s’installe et nous préférons expliquer cette situation de maladie mentale par autre chose. On refuse de l’admettre. C’est comme ces personnes qui sont victimes de burn out dans des entreprises : leur patron vient les voir pour leur dire «vous allez très bien et vous n’avez pas le droit de prendre un arrêt, car vous n’êtes pas malade». Cela est donc très révélateur. Lorsque l’on refuse de voir les choses, on ne prend pas leur juste dimension et donc on n’y apporte pas de solutions ni de réponses. Le plus simple est de reconnaître sa maladie et de consulter pour y apporter des solutions.r>On dit souvent aux personnes qui souffrent : «Ton problème c’est le manque de foi en Dieu, car tu as une famille, tu as du travail, mais tu ne vas pas bien». C’est comme si l’on disait à cette personne : parce que tu as tout, tu n’as pas le droit d’être malade ! Pourtant, beaucoup de maladies psychiques sont endogènes et viennent de l’intérieur, ce qui les détermine n’est pas du tout l’environnement ou le contexte. Ces maladies viennent de nos angoisses qui se réveillent sans qu’il y ait forcément de problèmes déclencheurs. Ce sont des angoisses pathologiques, autrement ce seraient des angoisses normales si elles étaient déclenchées par un contexte déterminé. Reconnaissons donc la réalité de l’existence de ces maladies et apportons-leur des solutions. D’ailleurs, très souvent, ces solutions ne sont pas compliquées : il suffit de laisser un spécialiste s’en charger et y apporter des réponses médicamenteuses et psychothérapeutiques. Il existe en tout cas des stratégies de soins qui sont déterminées avec les patients et qui sont évaluables. Beaucoup de maladies mentales disparaissent à travers une bonne prise en charge, sans la moindre conséquence. Beaucoup de malades arrivent même à arrêter leurs traitements au bout d’une année ou deux de soins. Ils arrivent même à oublier qu’ils étaient un jour malades. r>Certains patients souffrent évidemment de problèmes chroniques. Dans ce cas, la situation est beaucoup plus complexe. Ce sont les grosses maladies lourdes que l’on voit le plus souvent et l’on a tendance à penser qu’un petit trouble est susceptible de dériver vers ces maladies lourdes un jour. r>La solution pour les maladies lourdes n’est pas uniquement médicamenteuse ou psychothérapeutique. Il y a une prévention et un dépistage qui commencent à l’école. Les médecins du travail doivent également être sensibilisés à ce type de problématique et contribuer au dépistage.
Et quel rôle peuvent jouer les familles dans la prise en charge des personnes malades ? r>En effet, il est essentiel également de prendre en compte le rôle des familles qui est un élément majeur. Les parents doivent être pris en compte. On oublie souvent que ce sont eux qui prennent à bras-le-corps le problème. D’ailleurs, le mois prochain (novembre), un événement très important se déroulera à Marrakech. Il s’agit du congrès «Profamille» qui réunira de grands défenseurs de cette cause, mais aussi d’éminents scientifiques, et qui sera entièrement ouvert aux familles. r>Les familles sont des éléments déterminants, pourtant on a tendance à les oublier. Ils représentent un élément clé qu’il convient de soutenir et d’aider. Des solutions existent-elles ? Oui elles existent !r>La question d’apporter un soutien financier est également très importante. Les soins pour certaines maladies sont chroniques et nécessitent des budgets pour les traitements, pour l’hospitalisation, etc. Encore faut-il qu’il y ait accès matériellement à de tels soins.r>Les prises en charge par l’État ou par les assurances doivent être systématiques. Vous savez que dans beaucoup d’hôpitaux, il n’y a pas suffisamment de lits. Les hôpitaux eux-mêmes sont insuffisants. Il n’y a que 400 psychiatres au Maroc toute catégorie confondue, ce qui est juste inimaginable. Ce qu’il faut donc, c’est donner à ces patients, à ces citoyens qui sont dans une énorme souffrance, mais aussi à leurs familles, le soutien nécessaire pour rendre service à la société dans son ensemble et remplir notre devoir devant ces personnes qui n’ont pas choisi d’être malades.
Pourquoi cette année l’OMS a-t-elle choisi le 10 octobre pour fêter la Journée mondiale de la santé mentale, qui s’est tenue sur le thème r>du suicide ? r>Eh bien, c’est parce que l’OMS se démène pour essayer d’amener les États à tenir compte de la gravité d’un tel problème. Comme vous le savez, toutes les 40 secondes, un décès par suicide a lieu dans le monde. Pour chaque décès par suicide, il existe au moins 20 tentatives de suicide qui n’aboutissent pas. La disparition de l’individu qui se suicide est dramatique et a des répercussions sur toute la famille qui est dans une souffrance difficile à imaginer. Est-ce que les chiffres que l’on a au Maroc sont bons ? Non bien sûr ! Du fait de notre culture, le suicide reste tabou au Maroc. Il est vraisemblable que les chiffres officiels qui nous sont communiqués sur le suicide restent en deçà de la réalité. r>Il doit y avoir 34 ou 33 pays qui ont décidé de mettre la lutte contre le suicide parmi la priorité en matière de lutte pour la santé. L’OMS espère que d’autres pays vont faire de même.r>Il faut savoir que le suicide n’est pas une fatalité, c’est une situation tragique expliquée par le fait que l’individu qui décide de passer à l’acte se retrouve isolé mentalement des autres : il est souvent lié à des troubles psychologiques, des maladies mentales, des troubles de la personnalité, etc. D’où l’importance d’inscrire la lutte contre le suicide en l’associant à la lutte contre la maladie mentale. Le mieux-être au niveau de la société va bien évidemment amener les suicides à baisser notablement. r>Il faut savoir aussi que chez les jeunes de 15 à 29 ans, le suicide est la deuxième cause de décès. Il est important d’être au courant de ce chiffre, car il témoigne du degré de fragilité de certains individus. Il faut donc donner la possibilité aux jeunes d’être écoutés et entendus.
Comment peut-on lutter efficacement contre ce fléau mondial ?r>Il convient d’être présents dans les lycées et les universités, mais également de mettre en place des cellules d’écoute à la disposition des institutions scolaires. Il est primordial d’avoir des psychologues qui travaillent dans les universités, car quand un jeune sait qu’il a la possibilité d’être entendu et écouté, il se sent beaucoup mieux dans sa peau. C’est toute la magie de la parole, la parole fait la paix, la parole apaise. Lorsque l’on partage avec un spécialiste, on arrive à dépasser toutes nos crises. La permanence téléphonique est importante : elle permet à un jeune d’être écouté et entendu par un spécialiste sans qu’il ait à donner son nom ou à révéler son identité. Cela permet d’apporter au jeune une aide vitale. Et ce n’est que l’un des volets de la prévention contre le suicide chez les jeunes. Il faut également éviter à ces derniers d’avoir l’accès facile à un certain nombre de substances, dont l’alcool et les médicaments notamment, qui facilitent le passage à l’acte. r>Il faut une écoute, une sensibilisation de la société à ce genre de problèmes, une bonne communication avec les médias notamment (cette communication doit être didactique et non communicationnelle), l’écoute de la souffrance de l’autre sans la rejeter, amener les personnes qui sont en souffrance à rechercher de l’aide auprès des spécialistes… Les psychologues existent, les psychiatres existent : ils sont tous à la disposition de quelqu’un qui est en souffrance. Il faut savoir que la souffrance psychologique est quelque chose qui se dompte, qui se corrige et qui se soigne. Une panoplie de réponses et de solutions existe face à cette situation. Ce n’est pas un drame de ne pas être bien, ce qui est plutôt dramatique c’est de ne pas accéder à des soins, car on n’a pas les moyens de le faire ou parce que nous ne savons pas que des solutions existent.
Propos recueillis par Hajjar El Haiti