Culture

«Ce patrimoine soufi porteur de valeurs est le moteur de tout progrès et de toute civilisation»

14 Octobre 2019 À 17:34

Le Matin : Comment expliquez-vous que le Festival de Fès de la culture soufie ne soit plus seulement une programmation de concerts soufis, mais également une initiation au vaste héritage de cette culture ?r>Faouzi Skali : Le Festival est en fait une forme d’entreprise ou de pédagogie sociales pour apporter cette initiation au patrimoine et à la culture soufie sur la place publique. On peut appeler cela de nouveaux canaux d’une transmission culturelle et spirituelle qui était encore il y a peu intergénérationnelle. Mais il s’agit d’un patrimoine vivant qui se renouvelle sans cesse et qui contient une ressource créative d’une extrême richesse. Il est remarquable que des départements de sciences humaines, notamment à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, s’intéressent maintenant de très près à ce qui a été mis en place à Fès depuis une douzaine d’années et que des séminaires soient ouverts sur cette thématique. Une telle expérience devient possible au Maroc en l’occurrence, parce que la société civile dispose d’une marge de liberté qui lui permet d’inscrire de tels projets dans la société et sur la durée. Il s’agit en fait d’activer une matrice culturelle, une forme de civilisation, qui constitue la singularité de la société marocaine, tout en renouvelant celle-ci et en l’inscrivant dans un contexte international.

Après 11 années de travail dans ce sens, êtes-vous arrivé à en récolter quelques fruits, en inculquant cette culture aux fidèles du festival ?r>Faire sortir la culture soufie des cénacles académiques et universitaires et lui redonner sa dimension participative, populaire et sociale est un enjeu culturel majeur pour notre pays. C’est ce qui peut nous permettre de conserver sa forme d’identité qui est une identité plurielle ouverte et évolutive. C’est tout l’inverse des idéologies figées et forcément stériles. Durant le Festival est donnée la possibilité de découvrir la richesse et la profondeur de cette culture dans ses nombreuses déclinaisons. Cette culture soufie peut nourrir et inspirer une pensée actuelle, en l’occurrence face aux défis qui nous attendent et à une certaine forme de déshumanisation rampante – par l’hypertechnologisation que rien ne semble pouvoir limiter ou même réguler. Il est remarquable que de tels débats puissent prendre place avec des conférenciers et un public internationaux dans une médersa du 14e siècle, c’est cela l’esprit d’une civilisation !

Sentez-vous le désir du public de connaître ce patrimoine universel de l’humanité et de le comprendre ? Comment procédez-vous pour l’y aider ?r>La thématique choisie chaque année est un fil conducteur qui nous permet de circuler d’un espace à un autre, d’un programme à l’autre, comme dans une forme de méditation circumambulative, pour en approcher et approfondir les différentes dimensions. Celle de cette année est «La culture soufie, un humanisme spirituel pour notre temps». Il n’y a dans cette approche aucune envie de convaincre et encore moins de convertir qui que ce soit. Mais seulement de donner à découvrir des patrimoines et des trésors vivants du soufisme au Maroc et dans le monde. Certes, il est donné à découvrir comment la dimension du féminin est valorisée dans cette culture, ce qui peut avoir des conséquences et des imprégnations sociales évidentes. Car la valorisation des femmes dans nos sociétés dépend d’abord de la représentation du féminin dans nos imaginaires, mais aussi de l’acceptation naturelle de la diversité des cultures et des religions. Je dois mentionner que nous avons le plaisir et l’honneur de recevoir dans cette édition le Cardinal Monseigneur Cristobal López et des représentants d’autres spiritualités, dans le cadre d’une table ronde réservée à la prière dans les traditions abrahamiques. Cela donne aussi à penser la place du spirituel dans nos sociétés actuelles. Lorsqu’une spiritualité est abordée sous l’angle d’un patrimoine culturel universel, elle devient une richesse vivante que chacun peut découvrir et aborder en toute liberté, quelles que soient ses croyances et ses convictions, puis le rapport personnel entretenu à son égard. Je crois qu’une telle approche évoque aussi, à son niveau et à sa manière, une réflexion sur le modèle de développement souhaité par Sa Majesté, que Dieu L’assiste, en prenant en compte le fait que tout modèle de développement s’enracine dans une matrice patrimoniale culturelle et la configuration d’un ensemble de valeurs.

Que faut-il faire pour que ce patrimoine porteur de valeurs soit une partie de notre vécu et qu’il devienne un art de vivre ensemble ?r>Vous avez raison de parler d’un patrimoine porteur de valeurs. La question est : par quelle ingénierie sociale, ces valeurs deviennent-elles des réalités vivantes, incarnées, qui créent du lien social et une mise en réseau de nos différents talents et compétences pour créer de l’intelligence collective ? Cette dernière est le moteur de tout progrès (et celui-ci n’est pas seulement matériel) et de toute civilisation. La spiritualité est nécessaire pour civiliser ce magma d’agitation permanente que l’on appelle mondialisation, pour redonner au tempo de la vie humaine une dignité et un certain sens du beau et de l’harmonie, y compris dans les relations humaines, dans toutes leurs dimensions, individuelles ou collectives. C’est ce «miracle» qu’ont réussi certaines civilisations et que le Maroc actuel a toutes les ressources nécessaires pour réussir.

Vous avez choisi pour cette année la thématique «La culture soufie, un humanisme spirituel pour notre temps». Que pourrait-elle ajouter au voyage entrepris depuis la création de cet événement ?r>Insuffler une spiritualité dans nos sociétés ne signifie pas que l’on fasse table rase des acquis majeurs qui ont pu s’établir avec le temps. Il est remarquable que l’humanisme dans sa forme occidentale ait voulu s’émanciper des religions et de toute transcendance pour s’ouvrir à la liberté de penser sans contrainte. Cette philosophie a porté le meilleur (une philosophie de l’universalité des droits humains), mais aussi le pire, car elle n’a pas su prévenir notre humanité des grandes tragédies des XIXe et XXe siècles, les guerres mondiales et coloniales. Aujourd’hui même, le meilleur est menacé par les dictatures d’un genre nouveau qui nous attendent, en l’occurrence technologiques et digitales, celle d’un transhumanisme qui est déjà bien plus proche qu’on ne peut le penser. La question qui est alors posée est la suivante : la spiritualité dans toutes ses expressions n’est-elle pas la seule dimension qui peut sauver notre civilisation humaine et partant l’humanisme lui-même dans ce qu’il porte de plus positif ? C’est, me semble-t-il, une question qui mérite d’être posée. 

Propos recueillis par Ouafaa Bennani

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