18 Mai 2020 À 19:42
Dans ses «futûhât al makkiya», Ibn ‘Arabî souligne le fait que les arguments abstraits et souvent ardus de la théologie ne peuvent par eux-mêmes conduire à ce sentiment central dans toute véritable dévotion ou adoration, l’amour spirituel. Pour autant, comment naît ce sentiment d’amour dans une âme portée dans son voyage intérieur vers la Présence et la Proximité divines ? Si la théologie s’adresse à la raison, l’amour est le fruit de cette intelligence ou contemplation du cœur. r>Dans les chants parfois mystiques de notre répertoire andalou, on entend ce vers : «La manifestation de Ta Beauté suscite celle de mon amour». Cet éveil à l’amour spirituel s’est souvent accompli par la poésie soufie (Samâ’) régulièrement chantée dans les Zawiya-s ou dans des domiciles privés, réunions ouvertes à la participation de tous, y compris aux plus jeunes. Il s’agit là d’une éducation à la fois à l’art, à la culture du beau et de la spiritualité, à l’imbibition de la langue arabe par une magnifique poésie, coulant de source.r>Au Maroc, cette culture de l’amour spirituel a irrigué traditionnellement nos valeurs de conduite et le rapport que nous entretenons avec la religion. Celle-ci ne se réduit pas à un «système» de pensée, mais s’incarne dans un art de vivre. Cette culture a été cependant traversée depuis plusieurs décennies par des mouvements idéologiques pour lesquels cette dimension spirituelle et intérieure n’a quasiment pas de place.r>Dans une approche spirituelle, on souligne que Dieu est certes Transcendant (Zâhir), mais qu’Il est aussi Immanent (Bâtin), comme cela est mentionné dans le Coran : «Il est le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur, et Il est de toute chose Omniscient» (Cor. 57/3). Cette proximité intime de la Présence divine est mentionnée ainsi : «Nous avons créé l’être humain et Nous savons ce que lui suggère son âme et Nous sommes plus proches de lui que sa veine jugulaire (Cor. 50/16).r>Plusieurs versets évoquent la réciprocité de l’amour qui lie les hommes à Dieu : «... Il les aime et ils L’aiment.. » (Cor. 5/54) «... et ceux qui ont la foi ont un amour de Dieu encore plus grand» (Cor. 2/165). De nombreux hadîths et commentaires ou traités corroborent cette dimension de l’amour spirituel et sa centralité religieuse. C’est cette dimension qui va être magnifiée et portée aux plus hauts niveaux par la voie spirituelle et la poésie soufie. Pour ces chantres de l’amour, il ne s’agit pas là d’une représentation abstraite, mais de l’effet d’une expérience, d’une saveur (dhawq), pleinement vécue et éprouvée. La réalité de cette expérience est cependant tellement subtile qu’elle ne peut s’exprimer qu’en termes symboliques.r> C’est en se basant sur tous ces éléments que va se développer une tradition poétique qui se ressource à la fois dans ces orientations coraniques et prophétiques, mais aussi dans la grande tradition littéraire de la poésie arabe et en particulier celle de l’amour courtois platonique, dit «udhrî» (d’une tribu portant le même nom, connue pour avoir développé cette approche amoureuse) et du «nasîb» (poésie centrée sur l’absence de la bien-aimée) et même de la «khamriya» (poésie bachique faisant l’éloge du vin), en réinterprétant l’ensemble de ces genres dans un sens spirituel.r>C’est ainsi que Ibn Fârid (m. 1234), appelé Sultan de l’amour divin, a pu dire dans sa célèbre «khamriya» : «Nous avons bu à la mémoire du Bien Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne / Notre verre était la pleine lune, lui, il est un soleil ; un croissant le fait circuler. Que d’étoiles resplendissent quand il est mélangé. / Sans son parfum, je n’aurais pas trouvé le chemin de ses tavernes. Sans son éclat, l’imagination ne le pourrait concevoir.»r>Interrogé sur la signification de cette Présence d’amour, Ibn al Fârid dit : «Limpide elle n’est pas eau, subtile elle n’est pas air, lumineuse elle n’est pas feu, esprit elle n’est pas corps». Il ne s’agit ici que d’évoquer quelques exemples, à titre illustratif, d’une poésie de l’amour divin dans le patrimoine littéraire de l’Islam, dont la richesse est de fait incommensurable. Citons ce passage de la grande Rabia :r>«Je T’aime de deux amours : l’un, est passion d’aimer,r>L’autre, pour ce que Tu es digne d’être aimé.r>Le premier, n’est que souvenir de Toi,r>Eloignée de tout ce qui est autre que Toi.r>Le second, c’est l’enlèvement de tes voilesr>Afin que je Te voie.r>De l’un ni de l’autre, je ne veux être loué r>Mais pour l’un et pour l’autre, louange à Toi !»
r>Évoquons ce couplet célèbre d’Ibn Arabî : «Je professe la religion de l’amour et en quelque lieu que se tournent ses montures l’amour est ma religion et ma foi». On retrouve des résonances de cette tradition littéraire et poétique soufie de la thématique arabe classique de l’amour éperdu de Qays pour Laylâ dans plusieurs œuvres de la littérature universelle (dont celle de Cervantes) et, en l’occurrence, dans le contexte d’une Grenade mythique, chez Aragon, dans «Le fou d’Elsa». Poésie magnifiquement chantée, on le sait, par Jean Ferrat : r>«Aimer à perdre la raisonr>Aimer à n’en savoir que direr>À n’avoir que toi d’horizonr>Et ne connaître de saisonr>Que par la douleur du partirr>Aimer à perdre la raison».
r>Une mise en abyme à travers les siècles du Majnûn de Layla :r>«Passant par les demeures, les demeures de Laylâr>J’embrasse tel vestige, et tel autre vestiger>Ce n’est pas que l’amour de ces vestiges ait saisi mon cœurr>Mais l’amour de celle qui est passé par ces demeures».