Nation

Les enseignements à tirer de la pandémie du Covid-19

Pour El Batoule Alaoui*, économiste spécialisée en genre et inclusion sociale, si la crise sanitaire que traverse notre pays, à l’instar du reste du monde a accéléré la mise en œuvre de chantiers annoncés de longue date (enseignement à distance, télétravail…), elle a également mis en exergue les inégalités existantes, notamment du point de vue du genre. Dans cette contribution elle propose d’analyser les effets de la pandémie du Covid-19 et les limites de l’action publique non genrée sur l’emploi des femmes. Elle formule par ailleurs des recommandations de politiques générales pour dépasser les défaillances systémiques constatées dans ce domaine.

El Batoule Alaoui

31 Mai 2020 À 22:39

La crise sanitaire, due à la pandémie du Covid-19 est sans précédent de par son contexte et ses conséquences aussi bien sur les plans économique, sociale qu’environnemental. Elle offre néanmoins l’opportunité d’adopter un nouveau paradigme de développement, plus inclusif et durable, privilégiant l’humain. Au Maroc, cette pandémie est apparue en mars 2020, à un moment où la réflexion sur un nouveau modèle de développement était engagée. Différentes mesures proactives, courageuses et complexes à la fois, ont été adoptées très rapidement visant de prime abord la protection de la vie des citoyens. Parmi ces mesures figurent la fermeture des écoles, de l’espace aérien et maritime ainsi que le confinement, le télétravail et la scolarisation à distance. D’autres mesures volontaristes, notamment d’ordre économique et financier, ont été mises en œuvre afin de répondre aux chocs de l’offre et de la demande conséquents au confinement.r>Par ailleurs, cette crise sanitaire à mis à nu des fragilités structurelles économiques et sociales au Maroc. Elle a amplifié et mis en exergue les inégalités existantes, notamment d’âge, de sexe et de milieu : cette crise n’est pas neutre du point de vue du genre. Elle a toutefois eu un effet accélérateur sur des actions qui semblaient difficiles à mettre en œuvre telles que l’enseignement à distance pour tous, le télétravail, des services publics en ligne... En outre, cette crise a mis en exergue la contribution significative mais souvent faiblement valorisée des femmes, au sein et en dehors de leur foyer. Enfin, l’ensemble des actions concertées, telles les mesures prises au niveau du secteur public, du secteur privé et de la société civile, a démontré la capacité du Royaume à joindre ses efforts pour surmonter les défis soulevés par cette crise.r>L’ensemble de ces éléments laisse à penser que cette crise offre l’occasion pour le Maroc de se reconstruire sur la base de plus d’équité, de civisme et d’une meilleure gouvernance pour un développement auquel contribuera et duquel bénéficiera l’ensemble des citoyens, notamment les femmes. Cette étude se propose d’analyser dans un premier temps les effets néfastes de la crise sanitaire et les limites de l’action publique non genrée sur l’emploi des femmes. La seconde partie tâchera de présenter des recommandations de politique générale pour dépasser les défaillances systémiques de l’emploi des femmes, dévoilées à l’occasion de la pandémie, et ce pour un développement durable.

I. Effets néfastes de la crise sanitaire et limites de l’action publique non genrée sur l’emploi des femmesr>Il apparaît aujourd’hui que les effets du Covid-19 sur les hommes et les femmes sont différents. Sur le plan sanitaire, les hommes sont plus touchés que les femmes. Les femmes sont significativement touchées sur les plans économique et social, particulièrement au niveau de l’emploi. Cette situation complique davantage l’emploi des femmes au Maroc dont le taux d’activité atteignant 21,5% est parmi les plus faibles au monde. Aussi, les femmes en activité occupent souvent des emplois dans des conditions précaires (1)  et dans des secteurs fragiles (2). Comme démontré par différentes études, accroître l’utilisation de la main-d’œuvre féminine accroîtrait la productivité (3), le revenu par habitant et la croissance (4) au Maroc.

Secteurs affectés par la crise et employant notamment des femmesr>Cette crise et les mesures prises pour protéger les citoyens ont affecté de façon différenciée les secteurs employant des femmes. Globalement, 57% de l’ensemble des entreprises ont arrêté définitivement ou temporairement leurs activités (5). Sur le plan des secteurs d’activité, le secteur des «services» qui occupe 38,5% des femmes en emploi a été le plus touché par le confinement. 89% des entreprises d’hébergement et de restauration sont à l’arrêt (6). Pour les femmes exerçant dans le secteur des services, les plus touchées sont celles qui exercent en milieu urbain (7).r>Quant au secteur de l’industrie, y compris l’artisanat, également impacté par la crise précitée, occupe 14% de l’emploi féminin. Dans ce secteur, 76% des entreprises des industries textiles et cuir sont en arrêt. Ce secteur a perdu 22% de sa main-d’œuvre (8),  sachant que 46,3% des postes employés dans les industries du textile, bonneterie, habillement (9) sont occupés par les femmes. Le secteur de «l’agriculture, forêt et pêche», qui occupe 46,9% de l’emploi féminin (10),  a été moins touché par le confinement. Le secteur de l’exportation (11) a perdu 18% de l’ensemble des emplois réduits tous secteurs d’activités économiques confondus, dont 62% dans l’industrie du textile et du cuir (12), secteur qui emploie majoritairement des femmes.r>Quant au secteur informel (13), le confinement a conduit à l’arrêt de ses activités, engendrant une perte d’emploi (14) et de revenu pour ses employés. Toutefois, ceux d’entre eux qui sont chefs de ménage ont pu recevoir une compensation financière (15). Cette compensation a bénéficié à un très faible pourcentage de femmes travaillant dans ce secteur, étant donné que seules 18,4% des femmes marocaines sont chefs de ménage (16). Par ailleurs, l’emploi des femmes du secteur de la santé a lui aussi été impacté par la crise sanitaire, bien que différemment. Les femmes œuvrant dans ce secteur sont fortement sollicitées et interviennent en première ligne avec tous les risques que cela comporte. Elles représentent 57% du personnel médical, 66% du personnel paramédical et 64% des fonctionnaires du secteur social (17).r>D’autre part, pour les femmes en activité dans le secteur associatif, les données ne sont pas disponibles. Ce domaine attire bien plus les femmes, qui y travaillent généralement de façon bénévole (18). L’activité en ligne des associations et leurs actions avec les autorités ont permis de soutenir des personnes en situation précaire et des femmes victimes de violence conjugale (19).

Effets de la crise sanitaire sur la vie des femmes en ménage et sur leur l’emploir>Cette crise s’est traduite d’une part par le renforcement des activités domestiques des femmes (un travail non rémunéré fourni à domicile), freinant parfois leur retour au travail. Elle a, d’autre part, généré une augmentation de la violence conjugale, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’emploi de ces femmes. Au Maroc, les femmes consacrent sept fois plus de temps que les hommes aux activités domestiques qui occupent la majeure partie de leur journée et ne leur laissent généralement pas suffisamment de temps pour bénéficier d’une formation ou rechercher un emploi.r>Ces tâches quotidiennes sont davantage élargies aujourd’hui en raison de la pandémie et de ses effets sur le système de santé ainsi que des mesures prises pour en limiter la propagation. En effet, le rôle des femmes en termes de soins apportés à leurs familles a été renforcé en raison de l’accroissement du nombre de personnes malades ne nécessitant pas d’hospitalisation (20), qui doivent ainsi rester en quarantaine chez elles et auxquelles des services doivent être fournis. À ce travail de soin est conjugué celui de la garde des enfants à domicile et du soutien à leur scolarisation. En effet, les enfants doivent poursuivre leurs études à partir de leur foyer en raison de la fermeture des écoles et du lancement de l’école à distance.r>Le renforcement de ces activités domestiques a contraint certaines femmes qui ont pu conserver leur emploi à l’abandonner. Il importe de souligner qu’au Maroc, 52,6% des femmes inactives en milieu urbain mentionnent la nécessité de prendre soin des enfants ou du foyer comme obstacle à leur accès au marché du travail. L’impact de cet abandon d’emploi pour les femmes, en raison des conséquences de la maladie précitée, risque d’être très lourd lorsque l’on considère la difficulté pour les femmes à obtenir un emploi en temps normal. En 2019, le taux de chômage des femmes est de 13,5% au niveau national et atteint 21,8% dans les villes (21). Aussi, la durée de chômage des femmes n’est pas courte (22).r>Par ailleurs, durant les périodes de crise et les épidémies, les vulnérabilités sont exacerbées et le risque de violence basée sur le genre s’accroît, limitant ainsi l’emploi des femmes (23). Il importe de noter qu’au Maroc le taux de violence conjugale a atteint 52% chez les femmes mariées âgées de 15 à 74 ans  en 2019 (24). Durant cette pandémie, le stress économique et social engendré par la maladie et les mesures d’isolement des personnes (25) s’est accru. Pour les victimes de violence conjugale, cette situation s’est traduite par un isolement, sous l’emprise de leur agresseur, souvent privées des liens communautaires de soutien traditionnel (26).r>Il importe de noter que dans le cadre de la lutte contre la violence faite aux femmes durant l’état d’urgence sanitaire, des plateformes numériques (27) pour smartphones ont été créées afin de permettre aux femmes victimes de violence conjugale de porter plaintes, à distance. Le nombre de poursuites pour violences faites aux femmes pendant le premier mois du confinement sanitaire serait de dix fois inférieur à la moyenne mensuelle dans des conditions normales (28). Il est toutefois aujourd’hui difficile de déterminer, de façon exacte, le nombre de cas de violence conjugale, étant donné le confinement et la faible sensibilisation de la population féminine à l’existence et au fonctionnement de ces plateformes créées récemment.

II. Recommandations de politique généraler>L’égalité de genre et les droits des femmes sont des éléments déterminants à prendre en compte pour sortir de la crise et offrir de meilleures perspectives à l’ensemble des citoyens. La sortie de crise nécessite de capitaliser sur les acquis en matière d’égalité de genre, d’une part, et d’adopter les initiatives appropriées pour la promotion de l’emploi des femmes, d’autre part. Il devient donc indiqué de prendre les mesures ci-après :

• Inclure les femmes dans le processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques, et ce au niveau national, régional et localr>L’inclusion des femmes dans les prises de décision, les propositions de politiques et leur exécution est capitale pour assurer la prise en compte de leurs besoins spécifiques (29). 

•Renforcer les dépenses publiques allouées aux services de santé et de soins pour alléger le travail non rémunéré des femmes et leur permettre de chercher un emploir>Contrairement aux politiques généralement adoptées en période de crise, il serait opportun de renforcer les dépenses allouées à la santé ainsi que celles dédiées à l’éducation et à la garde des enfants. D’une part, la crise sanitaire actuelle a montré l’inefficacité des coupes budgétaires ou des faibles augmentations des dépenses publiques allouées au secteur de la santé. D’autre part, l’allocation des deniers publics aux services de gardes d’enfants et de soins aux personnes âgées semble être un investissement plus efficace que les politiques d’austérité visant à réduire les déficits et la dette publique (30). Ces dépenses publiques permettent d’améliorer l’éducation et la santé des citoyens et d’accroître indirectement l’emploi des femmes (31). L’ensemble de ces dépenses devrait être pris en considération lors de la réflexion sur la stimulation de l’emploi visant à réduire les effets économiques néfastes de cette crise.

• Créer une nouvelle forme d’assurance sociale adaptée aux travailleurs du secteur informel, dont les femmesr>Il importe ici de créer de nouveaux instruments, susceptibles de protéger ces populations, notamment les femmes, adaptés à leurs besoins et qui puissent, en temps de crise, leur éviter la perte inattendue de revenu. Comme proposé par le Groupe de la Banque mondiale (32), un système permettant à la fois de se constituer une épargne de court terme, utile en cas d’inactivité, et une épargne de plus long terme semble particulièrement adapté aux besoins de cette catégorie de population.

• Renforcer la lutte contre la violence conjugaler>Les mesures mises en place récemment pour limiter la violence conjugale devraient faire l’objet d’une communication plus adaptée et une diffusion plus large utilisant des canaux plus appropriés aux besoins des femmes, pour plus d’efficacité.

Conclusionr>Cette crise offre une opportunité pour le Maroc d’initier des changements systémiques qui pourraient renforcer les capacités des femmes marocaines qui doivent aujourd’hui plus que jamais contribuer davantage à l’activité économique du pays. Aussi, une réflexion collective avec la participation de tous, notamment celle des femmes, est nécessaire pour la reconstruction d’un Maroc plus solidaire et plus résilient aux chocs endogènes et exogènes. Sa contribution à la refonte du nouveau modèle de développement marocain reste par conséquent vitale. 

* Economiste spécialisée en genre et inclusion sociale, ex-présidente de la World Bank Family Network

1. Près de 50% de l’emploi féminin est non rémunéré et 70% des femmes occupées sont en emploi peu ou pas qualifiés (HCP, 2017).r>2.  Le secteur de l’agriculture dépend des aléas climatiques et celui de l’exportation dépend de la demande extérieure.r>3.  «Gender Inequality And Economic Growth. World Development Report», Groupe de la Banque mondiale, 2012.r>4. «Emploi de la main d’œuvre féminine et croissance. Implication de l’inégalité de genre sur la croissance», FMI, 2016.r>5.  L’arrêt des activités est temporaire pour 95% de ces entreprises (HCP, début avril 2020).r>6. Enquête de conjoncture sur les effets du Covid-19 sur l’activité des entreprises (HCP, avril 2020).r>7. 71% des femmes exerçant dans ce secteur œuvrent en milieu urbain.r>8. Enquête de conjoncture sur les effets du Covid-19 sur l’activité des entreprises (HCP, avril 2020).r>9. HCP, 2015.r>10. Les emplois notamment ceux des femmes ont été négativement impactés par les conséquences de la faible pluviométrie.r>11. Dans l’industrie électrique et électronique, le taux de féminisation est de 52% (ministère de l’Industrie, du commerce, de l’investissement et de l’économie numérique, 2015).r>12. Enquête de conjoncture sur les effets du COovid-19 sur l’activité des entreprises (HCP, avril 2020).r>13. L’emploi dans le secteur informel est caractérisé par la précarité : une faible couverture médicale et manque de stabilité (Enquête nationale sur le secteur informel 2013-2014 au Maroc, HCP).r>14. Sans pour autant pouvoir bénéficier de protection sociale.r>15. Les compensation apportées aux chefs de ménages du secteur informel varient  entre 800 et 1.200 DH.r>16. HCP, 2017.r>17. Social & Economic Impact of the Covid-19 Crisis on Morocco. A temporary analysis to assess the potential for International organizations to support national response, UNDP, UNECA and World Bank. March 2020.r>18. Cadre des Triples Rôles. C. Moser.r>19. Différentes actions sont entreprises par la société civile en faveur des femmes victimes de violence conjugale en temps normale. Il importe de noter qu’une plateforme d’écoute et d’alerte aux violences faites aux femmes «Kolona Maak» a été mise en place par l’Union nationale des femmes du Maroc.r>20. Les malades dont l’état n’est pas grave restent à la maison.r>21. HCP, 2019.r>22. 75,9% des femmes chôment plus d’une année avant de trouver un emploi.r>23. Tolman and Rosen, 2001.r>24. Enquête nationale sur la prévalence de la violence à l’encontre des femmes en 2019.r>25. «Domestic abuse killings “more than double” amid Covid-19 lockdown», Vera Baird QC.r>26. Les centres d’écoute et d’orientation juridique, mis en place notamment par les associations, sont fermés et les soins et services essentiels fournis aux victimes de violence conjugale sont moins disponibles en raison du Covid-19.r>27. Des plateformes ont été mises en place dans différentes villes.r>28. Circulaire du procureur général du Roi près la Cour de cassation.r>29. Les femmes et les hommes n’ont pas les même besoins, car les rôles que leur attribue la société sont différents. À titre d’exemple, les femmes recherchent plus un travail à proximité de leur foyer. L’option du télétravail et du travail en alternance à laquelle nombre d’organisations et d’administrations ont adhéré pourraient à cet égard répondre à leurs besoins spécifique.r>30. UK Women’s Budget Group for the International Trade Union Confederation.r>31. Un investissement de 2% du PIB dans les industries des soins générerait jusqu’à 1,5 million d’emplois au Royaume-Uni, 2 millions d’emplois en Allemagne et 13 millions d’emplois aux États-Unis. Investir dans l’économie des soins : analyse comparative entre les sexes. Des mesures de stimulation de l’emploi dans sept pays de l’OCDE. De Henau, J.Himmelweit, S. Łapniewska, Z.Et Perrons, D. 2016.r>32. Étendre l’assurance sociale au secteur informel : une planche de salut pour des millions d’Africains. Groupe Banque mondiale.

 

Par El Batoule Alaoui *

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