21 Mai 2020 À 23:05
Par Faouzi Skali
De nombreux penseurs se sont interrogés, dans nos contrées, sur le rapport qu’il nous appartenait d’entretenir avec notre patrimoine culturel et spirituel. Celui-ci constituant de fait le socle de valeurs et d’un imaginaire collectifs. Différentes attitudes peuvent exister. Pour certains, une société est dans un progrès continu et doit pour cela savoir se délester du poids de son passé. Une attitude que l’on appelle communément «progressiste». Pour d’autres, il n’y a d’avenir que dans le passé. Il est le seul garant d’une identité pérenne à travers le temps et l’histoire. Une identité qui serait d’abord religieuse.r>Une telle approche considère que le modèle par excellence de société, qu’il faut s’atteler à reconstituer, se situe derrière nous. Dans le monde de l’Islam, ce courant de pensée a produit ce qu’il est convenu d’appeler le salafisme (en référence aux salaf, les «prédécesseurs»), aussi bien dans sa modalité intellectuelle et érudite, comme chez Muhammed ‘Abduh et Jamâl ed Dîn al ‘Afghânî, que dans ses mouvances politico-religieuses. Une autre forme parallèle du salafisme est constituée par le mouvement wahhabite, fondé par Muhammed Ibn ‘Abd al Wâhhab (m. 1792).r>Mais pour les uns et les autres, ce passé peut être plus ou moins lointain. Dans une perspective strictement religieuse, il est constitué exclusivement du premier modèle de la société prophétique. Pour d’autres, il peut se situer à l’âge d’or de l’Islam tel qu’il a pu s’exprimer à l’époque Abbasside ou en Andalousie médiévale. Il a donné alors lieu à une forme de nostalgie, ou même de désespérance, d’une puissance, à la fois intellectuelle et matérielle, maintenant perdue. Mais certains le considèrent aussi comme porteur de promesses par le fait que ce qui a pu exister auparavant peut également se reproduire, pour autant que certaines conditions soient réunies.r>Plusieurs des débats philosophiques qui tournent autour de ces questions cherchent à définir ce que doit être la place de la rationalité dans la culture de l’Islam ou du monde arabe (al ‘aql al ‘arabî, chez Mohamed Abed Al Jabri par exemple) et la façon dont une approche rationnelle peut émanciper du poids des traditions patrimoniales.r>Deux approches se sont constituées, l’une faisant la promotion de la raison, y compris dans le domaine religieux (faisant revivre par là un néo-mu’tazilisme, théologie rationaliste développée à partir du huitième siècle, et l’autre se basant sur une idéologie principalement religieuse. Les idéologues du «retour» vers le passé se réfèrent à un hadîth souvent évoqué selon lequel : «La meilleure des périodes est la mienne puis celles qui les suivent et celles qui les suivent...»
Ce hadîth est souvent interprété dans le sens où, en raison du déclin spirituel progressif qu’il indique, il suffit en quelque sorte de revenir mentalement, et par un processus d’imitation, à la période fondatrice pour tâcher de réagir à ce dernier. Cette attitude est idéologique dans le sens où elle ne tient pas compte de la réalité de l’histoire et de ses contraintes particulières. C’est donc une telle approche que les progressistes vont chercher à dépasser et qu’ils considèrent comme un frein à toute évolution sociale, celle-ci ne pouvant s’inscrire que dans cette réalité.r>Et ceci d’autant plus que cette pensée idéologico-religieuse va se référer à d’autres hadîths qu’elle réinterprète à sa façon et qui ont créé des situations sociales particulièrement troublées, voire dramatiques, depuis plusieurs décennies. Tel le hadîth (dont en réalité il y a 9 versions) selon lequel la communauté de l’Islam se divisera en 73 groupes dont un seul sera sauvé. Des érudits illustres comme Abd al Halîm Mahmûd (m. 1978) font valoir l’une de ces 9 versions dont le texte est exactement à l’inverse de la première, ce qui viserait alors plutôt à construire une solidarité et une émulation spirituelle et sociale. Mais c’est pourtant à la première version que ces mouvements s’en tiennent, entraînant les attitudes d’exclusions et de sectarisme que l’on connaît.
Aujourd’hui il serait temps de sortir de cette double attitude négative vis-à-vis du patrimoine dont le sens et la richesse doivent s’inscrire dans l’histoire, celle de chaque époque, de chaque culture, de chaque communauté. Nous devons développer une approche pédagogique et une réflexion philosophique qui nous permettent de puiser dans les sagesses du passé ce qui peut nous nourrir aujourd’hui et élever notre humanité. Les faire venir dans notre présent, et non pas l’inverse, pour nous interroger sur la manière dont celles-ci peuvent nourrir notre époque et nous apprendre à vivre et à mieux vivre. Des clés pédagogiques doivent être mises en œuvre pour explorer ces trésors fabuleux de notre histoire et de notre mémoire. En sachant faire la part de leur pertinence et de leur utilité. Elles vont alors entrer dans cette prise en compte qui deviendra de plus en plus fondamentale, à l’avenir, des dimensions et richesses immatérielles dans toute approche globale du développement humain, et plus largement aussi de notre humanité.r>Si l’héritage historique a toute sa place et importance, il ne peut constituer un modèle formel en soi, car nul ne peut remonter le temps. Le retour dont il pourra alors s’agir est non pas horizontal et historique, mais vertical et spirituel, à même de nourrir notre époque, notre intelligence et notre créativité. Un modèle qui n’est pas antinomique à une construction positive de l’avenir, mais au contraire l’irrigue et l’enrichit.