Nation

«La résistance principale réside dans les mentalités et dans la légitimation sociale de la violence à l’égard des femmes»

Lancée le 25 novembre dernier à l’appel du Secrétaire général des Nations unies, la campagne mondiale «16 jours d’activisme contre la violence basée sur le genre» se poursuit jusqu’au 10 décembre, date de célébration de la Journée internationale des droits humains. Pour cette édition, et compte tenu de la crise sanitaire mondiale liée à la pandémie de la Covid-19, le thème de mobilisation retenu a été «la vulnérabilité aggravée et accentuée des femmes en temps de crise». Selon un communiqué de l’Entité des Nations unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, «l’ONU Femme», le choix de cette thématique s’inscrit dans le cadre des engagements internationaux du Maroc, récemment réitérés par la Déclaration lancée par le Royaume du Maroc avec d’autres États membres en appui à l’appel du Secrétaire général des Nations unies concernant la violence faite aux femmes et la Covid-19. Notons que cette campagne, menée cette année sous le hashtag officiel #Démasquons_la_violence, a pour objectif de révéler et d’interroger l’impact de la Covid-19 sur différents groupes de femmes particulièrement vulnérables à des formes intersectionnelles d’inégalité et de discrimination (femmes rurales, migrantes, réfugiées, en situation de handicap, âgées, mères célibataires, femmes vivant avec le VIH, etc.). Ce qui nous pousse à nous poser des questions sur la nature des violences faites aux femmes au Maroc ? Et quelles sont les actions mises en place par le Royaume pour juguler ce phénomène ainsi que les défis qui restent à relever pour éradiquer ce fléau ? Autant de questions auxquelles tente de répondre Leila Rhiwi, représentante d’ONU Femmes Maroc dans un entretien accordé au «Matin».

Leila Rhiwi.

07 Décembre 2020 À 20:04

Le Matin : Quelle est la particularité de la campagne mondiale des 16 jours d’activisme contre la violence faite aux femmes cette année ?r>Leila Rhiwi : Vous le savez, l’année 2020 a été marquée par une crise sanitaire mondiale, qui a engendré des perturbations, et exigé des ajustements sur les plans politique, économique, social et individuel. Nous avons toutes et tous été touchés, d’une manière ou d’une autre, par ce bouleversement. Mais pour certains, les conséquences ont été, et continuent à être, particulièrement éprouvantes. Toute crise creuse davantage les inégalités existantes, notamment d’âge, de sexe et de milieu. Ainsi, la pandémie liée à la Covid-19, associée à des mesures de confinement, a aggravé le stress économique et social, et aggravé les discriminations fondées sur le genre. Dans ce contexte, le thème retenu pour la mobilisation de l’édition 2020 de la campagne au Maroc est «Vulnérabilité aggravée et accentuée des femmes en temps de crise». La campagne vient donc interroger toutes les formes de discriminations fondées sur le genre qui ont été accentuées par le contexte des derniers mois, et met en avant la situation de différents groupes de femmes particulièrement vulnérables à des formes intersectionnelles d’inégalité et de discrimination comme les femmes rurales, les femmes âgées, les migrantes, les femmes en situation de handicap, les réfugiées, entre autres. En effet, l’inégalité entre hommes et femmes est aggravée par des discriminations multiples ou croisées, telles que l’origine ethnique, le statut socio-économique, le handicap, l’âge, la race et la situation géographique, qui influencent l’accès aux services et la prise de décision. Comme le Secrétaire général des Nations unies l’a signalé, les répercussions multidimensionnelles de la pandémie sur les femmes et les filles les plus vulnérables pourraient entraîner un recul des progrès limités réalisés en matière de droits des femmes et d’égalité des sexes, en 25 ans de mise en œuvre de la déclaration et du programme d’action de Pékin.

En ces temps de pandémie, plusieurs pays ont fait état d’une hausse des actes de violence à l’égard des femmes. Qu’en est-il du Maroc ?r>Avant l’apparition de la Covid-19, la violence dans le contexte domestique, qui regroupe les violences conjugales et familiales, constituait déjà l’une des principales et plus graves violations des droits humains. Dans le monde, au cours des 12 derniers mois, 243 millions de femmes et de filles (âgées de 15 à 49 ans) ont été victimes de violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire intime. La progression de la pandémie de la Covid-19 a entraîné de multiples répercussions sur le bien-être des femmes, leur santé sexuelle, reproductive et mentale, ainsi que sur leur capacité à participer et à diriger la relance de nos sociétés et de notre économie et provoqué ce que la Directrice exécutive d’ONU Femmes a qualifié de «pandémie fantôme» parallèle des violences domestiques à l’égard des femmes. Dans le monde, plus de 90 pays ont été confinés, appelant quatre milliards de personnes à rester chez elles pour se protéger contre la contagion mondiale de la Covid-19. Mais cette mesure de protection a exposé les femmes et les filles à un autre danger, quand elles se trouvaient en présence de conjoints violents. Il ressort des données, encore partielles, collectées par les Nations unies que, dans la plupart des pays touchés par la Covid-19, les services d’assistance téléphonique, les forces de police et autres services de secours ont constaté une nette augmentation des cas de violence domestique. Au Maroc, un rapport analytique des données collectées par les centres d’écoute d’un collectif de 19 OSC (Organisations de la société civile) sur les violences faites aux femmes pendant le confinement qu’ONU Femmes a appuyé révèle que les violences conjugales ont été aggravées, ou ont même pour certaines été engendrées, par la situation de confinement. En effet, le rapport souligne que l’écrasante majorité des cas signalés aux centres d’écoute associatifs ayant participé à cette étude concerne des violences infligées à des femmes par leurs maris, leurs fiancés ou leurs ex-conjoints. Le contexte conjugal représentant 44% des actes de violence rapportés par ce collectif d’associations.

Quelles sont les formes de violences faites aux femmes les plus répandues au Maroc ?r>Comme vous le savez, le Haut-Commissariat au Plan a réalisé avec l’appui d’ONU Femmes un travail colossal de collecte et d’analyse de données ces deux dernières années pour mettre à jour les taux de prévalence des violences faites aux femmes et affiner la connaissance du phénomène, dans ses manifestations mais aussi dans les réactions des victimes, dans les perceptions sociales des violences, et dans leur coût, aussi bien social qu’économique. Le rapport, dont la synthèse complète sortira pendant la campagne, révèle que le premier lieu où les femmes sont en danger reste le contexte conjugal avec 46,1% de femmes. C’est à la maison, le lieu qui devrait pourtant être le plus sûr pour elles, que plus d’une femme sur deux est confrontée à la violence, avec un taux de prévalence de 52% qui a été enregistré dans le contexte domestique, englobant le contexte conjugal et familial (y compris la belle-famille, soit 6,1 millions de femmes âgées de 18 à 64 ans). L’enquête a également révélé un autre lieu où la prévalence des violences est particulièrement inquiétant, c’est le milieu éducatif, qui vient au deuxième rang avec 22,4% des élèves ou étudiantes ayant subi un acte de violence au cours des 12 derniers mois. Et avec une différence importante entre le milieu urbain et rural, puisque le taux est de 20,7% en milieu urbain et de 31,2% en milieu rural. En ce qui concerne les formes de violence, les violences psychologiques restent les plus prévalentes avec un taux de 49%. Et si le taux global, toutes formes confondues, a baissé depuis 2009, passant de 63 à 57%, je voudrais souligner la hausse de certaines formes de violence, comme les formes sexuelle et économique qui ont, par contre, enregistré des augmentations notables de l’ordre de 5 et 7 points passant respectivement de 9 à 14%, et de 8 à 15%.

Selon vous, quelles sont les avancées enregistrées au Maroc en matière de lutte contre la violence faites aux femmes et quels sont les manquements à combler ?r>Au Maroc, résultat du plaidoyer de la société civile engagée dans la défense des droits des femmes et de la volonté politique nationale, dès 2002, et concomitamment avec la première Stratégie nationale de lutte contre les violences faites aux femmes, les premiers efforts ont été déployés au niveau institutionnel pour offrir aux femmes et aux filles victimes de violence une prise en charge spécifique, à travers la création de centres d’écoute des associations féminines, des cellules dédiées dans les commissariats de police, les tribunaux, les hôpitaux publics et la gendarmerie, et, enfin, des espaces multifonctionnels pour les femmes. L’année suivante, en 2003, une réforme partielle du Code pénal a ciblé les articles qui touchent les femmes et les enfants, notamment par l’introduction de circonstances aggravantes et de sanctions plus lourdes pour les cas de violence conjugale et de viol, la levée du secret médical ou par l’incrimination du harcèlement sexuel en le définissant comme abus d’autorité. Par la suite, l’abrogation de l’article 475 a participé davantage à l’élimination des discriminations faites aux femmes et aux filles dans le droit pénal.r>Il y a deux ans, la loi 103.13 relative aux violences faites aux femmes est entrée en vigueur. Cette loi, attendue depuis de longues années, a permis d’offrir un cadre normatif aux violences  contre les femmes, et appelle à une réponse unifiée et coordonnée. L’adoption de son décret d’application au mois de mai de l’an passé est à ce titre un signe positif, accélérant la mise en place des mécanismes de coordination, dont le comité national de prise en charge des femmes victimes de violences. La réponse institutionnelle est donc déjà visible, et les départements concernés ont depuis fait preuve de la priorité donnée aux violences faites aux femmes, à l’instar de la Direction générale de la Sûreté nationale qui, avec l’appui d’ONU Femmes, a lancé un plan national de restructuration de 132 cellules de prise en charge des femmes victimes de violence au sein des commissariats. 

r>Mais certaines discriminations restent ancrées dans le droit et dans les faits. Dans ce sens, le projet de loi n°10.16 du Code pénal, actuellement toujours en examen et participant à la réforme de la justice, est une occasion de rectifier ces violences juridiques et obstacles empêchant les femmes et les filles de jouir de leurs droits, dont celui de vivre une vie sans violence. En effet, et malgré la loi 103.13, le Code actuel contient plusieurs articles qui constituent des domaines de préoccupation pour ONU Femmes au titre des engagements internationaux du Maroc, dont la non-pénalisation explicite du viol conjugal ou encore la pénalisation de l’avortement en toute situation, même pour les victimes de viol. Enfin, malgré les récentes avancées salutaires engagées par le Maroc en conformité avec ses engagements internationaux, dont la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, les violences faites aux femmes restent trop souvent légitimées, normalisées, et elles ne sont pas assez rapportées aux autorités compétentes. Les affaires des violences contre les femmes sont non seulement beaucoup trop nombreuses, elles sont devenues des faits divers photographiés, filmés, relayés sans scrupules, sans aucun respect pour les victimes et sans dignité dans le traitement de l’information. Cette tolérance à la violence ne peut plus être tolérée. Pour cela, ONU Femmes appelle également à intensifier les efforts d’application et de mise en œuvre de la loi, notamment dans ses aspects de prise en charge et de sensibilisation, afin que la protection des femmes devienne effective.

Pensez-vous que les campagnes de sensibilisation soient suffisantes pour lutter contre ce fléau ?r>Non, bien sûr, mais elles sont nécessaires. En effet, après des années de lutte et de mobilisation de la société civile et des mouvements des femmes, nous nous sommes rendus compte que les chiffres de la prévalence de la violence ne diminuaient pas de manière significative et nous avons fait le constat que la résistance principale réside dans les mentalités et dans la légitimation sociale de la violence à l’égard des femmes. Cette violence trouve son origine dans le schéma social patriarcal. En effet, la violence à l’égard des femmes est une conséquence directe de la hiérarchisation des relations entre les hommes et les femmes dans la société. Des normes sociales sont imposées, qui exigent des hommes d’être agressifs, puissants et dominants, et des femmes d’être passives, faibles, émotionnelles et dépendantes des hommes. Ces rapports de genre déséquilibrés sont aussi confirmés par les résultats de l’enquête nationale sur l’utilisation du temps par les femmes et par les hommes du HCP. Les résultats montrent des écarts considérables dans la répartition du travail domestique entre les hommes et les femmes. Ainsi, 95% des femmes consacrant 5 heures par jour aux activités domestiques, contre 43 minutes par jour pour seulement 45% des hommes. C’est pourquoi nous développons des initiatives visant à changer les mentalités et profitons de cette campagne annuelle pour appeler à l’avènement d’un nouveau modèle de société, qui rejette la violence et permette à tous et à toutes de vivre en paix.

Quelles sont les différentes réalisations d’ONU Femmes et quels sont vos projets d’avenir en matière de lutte contre la violence faites aux femmes ?r>Pour atteindre l’objectif de mettre fin aux violences faites aux femmes, ONU Femmes apporte une expertise technique aux institutions gouvernementales, aux autorités locales, aux organisations de la société civile, aux médias et au secteur privé et d’autres institutions pour améliorer la réponse et la prise en charge des femmes en situation de violence, sensibiliser l’opinion aux causes et aux conséquences de la violence et renforcer les capacités des intervenants en matière de prévention et de réponse à la violence. Sur le plan normatif, ONU Femmes appuie ses partenaires nationaux pour l’harmonisation des lois et règlements conformément aux engagements internationaux du Maroc, et pour une mise en œuvre accélérée des Objectifs de développement durable. ONU Femmes développe également des réponses programmatiques pour assurer à celles qui ont survécu à la violence un accès plus large à des réponses multisectorielles de qualité dans les domaines de la sécurité, de l’hébergement, de la santé, de la justice et dans d’autres services essentiels. À ce sujet, je tiens à saluer les centres d’écoute des associations féminines pour le soutien remarquable apporté aux femmes survivant à la violence, et ce dans des conditions très difficiles cette année. Enfin, nous encourageons une évolution des modèles comportementaux des hommes et des garçons, et plaidons pour l’égalité des sexes et pour les droits des femmes.

Avez-vous un message pour les femmes victimes de violence ?r>Je veux leur dire encore et toujours, parce qu’on ne le répétera jamais assez : nous vous croyons. La honte n’est pas de votre côté, et les violences ne sont jamais acceptables. Et je voudrais aussi adresser un message à tout le monde, pour vous dire de ne pas rester indifférents face aux situations de violence. Nous avons toutes et tous un rôle à jouer pour mettre fin aux violences faites aux femmes. Et si ce sont bien évidemment les femmes et les filles qui en paient d’abord le prix, c’est le développement de la société toute entière qui est entravé quand des violences sont perpétrées et qu’une partie de la population est privée de ses droits. 

r>Propos recueillis par Y.A.

 

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