Brahim Mokhliss
11 Juillet 2025
À 19:08
Jeudi 10 juillet 2025, dans les studios de ChoufTV à Casablanca, l'
Association nationale des médias et des éditeurs (ANME) a choisi d'exprimer sa position concernant le projet de loi 25-26 portant réorganisation du
Conseil national de la presse. Quatre figures représentant de grands médias ont participé à cette «émission spéciale» sur ce texte qui fait couler beaucoup d’encre. Autour de la table,
Fatima Zahra Ouriaghli (Finances News), Mohammed Haitami (Groupe Le Matin), Khalid El Hariry (Telquel Media) et Mokhtar Laghzioui (Al Ahdath Al Maghribia) se sont employés à disséquer ce projet de loi polémique devant réorganiser le Conseil national de la presse, huit ans après sa première mouture. Les enjeux en question ? Rien de moins que la survie d'un secteur en crise profonde et l'avenir de la liberté d'expression au Maroc.
Une crise structurelle qui s'aggrave depuis 2017
Le diagnostic posé par les intervenants est sans appel. Fatima Zahra Ouriaghli retrace avec précision la chronologie d'une descente aux enfers : «La crise de la presse n'est pas venue avec le Conseil national de la presse. Nous l'avons vécue sur le terrain à partir de 2017-2018, quand les réseaux sociaux sont entrés en jeu d'une manière qui a beaucoup contribué à la baisse de la lecture.» Une analyse que Mohammed Haitami corrobore avec des chiffres qui donnent froid dans le dos : «La part de la presse papier a diminué de 36% en 2013 à 5% actuellement en termes de revenus publicitaires».
Cette hémorragie financière s'est accompagnée d'une fuite massive des annonceurs vers les géants du numérique. Khalid El Hariry enfonce le clou : «Plus de 85% du marché publicitaire marocain va vers deux ou trois institutions étrangères – Facebook, Google et leurs affiliés – de manière non transparente et échappant au circuit fiscal». Une situation qui a plongé les entreprises de presse dans une précarité extrême, aggravée par la crise sanitaire de 2020.
Le nouveau projet de loi : entre espoirs et controverses
Face à cette situation «dramatique», le gouvernement a approuvé un nouveau projet de loi censé remédier aux lacunes du texte de 2016. Mais cette réforme suscite de vives polémiques. Ses détracteurs dénoncent un «système antidémocratique» où les éditeurs seraient désignés plutôt qu'élus, créant ainsi une élite médiatique au détriment des petites structures. Khalid El Hariry balaie ces critiques d'un revers de main : «Il n'y a pas de nomination dans le projet de loi actuel. Pour les journalistes, il y a une élection directe et individuelle. L'éditeur a un statut différent, car il représente et défend les intérêts de dizaines de journalistes.» Une nuance importante que Mohammed Haitami développe un peu plus : «Ce qui s'est passé est que le Conseil national de la presse a été formé, puis la crise du Covid est arrivée, et le Conseil n'a rien pu faire car les mécanismes de la loi existante ne lui donnaient pas les moyens pour faire face aux problèmes».
L'enjeu crucial du renforcement des entreprises de presse
Au-delà des positions des uns et des autres, une conviction partagée par tous les intervenants : sans entreprises de presse solides, pas de journalisme indépendant possible. «Comment garantir les droits des journalistes dans une institution qui a du mal à boucler ses fins de mois ou qui se demande tous les quinze jours comment payer les salaires ?» s’interroge Khalid El Hariry, résumant ainsi le dilemme auquel fait face le secteur.
Mohammed Haitami va plus loin dans l'analyse : «Si vous avez un bon produit, ce bon produit remplace le mauvais produit. Et pour avoir un bon produit, il faut être structuré, avoir les moyens, être autonome et avoir les outils pour produire de la qualité». Au nom de cette logique, économique certes, les éditeurs entendent garantir les conditions matérielles de l'indépendance éditoriale.
La polémique sur la représentativité démocratique
L'un des points les plus clivants du projet de loi 25-26 concerne le mode de désignation des représentants au sein du Conseil. Alors que les journalistes seraient élus au suffrage direct, les éditeurs seraient désignés par l'organisation professionnelle la plus représentative. Une différence de traitement qui, pour certains, fait grincer des dents.
Mokhtar Laghzioui défend vigoureusement ce système : «Pour la première fois, la demande selon laquelle les professionnels contrôlent la loi qui les concerne est satisfaite. Les partis politiques ont contrôlé le paysage médiatique pendant 35 ou 40 ans. La voix du journaliste professionnel n'a jamais été écoutée». Il ajoute avec une pointe d'amertume : «La profession a atteint un stade de lassitude tel qu’elle ne peut plus accepter la distribution de postes comme des gâteaux sur une base partisane et politique».
Le défi de la formation et de l'éthique professionnelle
Dans un contexte de révolution numérique et d'intelligence artificielle, la question de la formation des journalistes devient fondamentale. Fatima Zahra Ouriaghli insiste à cet égard : «Le journaliste doit avoir sa valeur, ses moyens, il doit bien vivre, il doit avoir tous les facteurs de motivation qui font de lui une personne qui accomplit ses tâches de manière digne».
Cette exigence de professionnalisme se heurte toutefois à une réalité préoccupante. Mokhtar Laghzioui dénonce avec véhémence la prolifération des pseudo-journalistes : «La presse est le seul secteur où n’importe qui peut s’autoproclamer journaliste. Il n'y a aucune profession au Maroc où cela est permis. À telle enseigne qu’on trouve dans les médias des agriculteurs, des ingénieurs, des avocats, des enseignants, des chômeurs, des hommes d'affaires, des militants associatifs... et j’en passe».
Les mécanismes disciplinaires : entre régulation et liberté
Outre la composition du Conseil, un autre point s’avère problématique, du moins pour les détracteurs du nouveau projet de loi. Ce dernier prévoit des mécanismes disciplinaires renforcés, notamment la possibilité de suspendre une publication pour 30 jours maximum en cas de manquement grave. Une disposition qui inquiète les défenseurs de la liberté de la presse. Or Mohammed Haitami se veut rassurant : «Ce n'est pas un arrêt de l'entreprise, c'est un arrêt de la publication pour une durée ne dépassant pas 30 jours. Toutes les décisions disciplinaires peuvent faire l'objet d'un recours devant le tribunal». Et de rappeller que l'ancien système s’est avéré inefficace : «Le président de la Commission d'éthique avait reconnu que cette dernière n’avait aucun mécanisme coercitif pour exécuter ses décisions».
L'espoir d'un renouveau malgré les défis
Malgré les critiques et les inquiétudes formulées çà et là, les quatre éditeurs affichent un optimisme mesuré. Fatima Zahra Ouriaghli a ainsi déclaré : «Nous voulons la réforme, et nous avons un désir ardent d'accompagner ce secteur avec le professionnalisme nécessaire». Elle a insisté sur l'importance de soutenir les petites entreprises : «Notre objectif reste d'encourager et de soutenir la petite entreprise de presse. Dans l'association des éditeurs, le mot exclusion n’a pas sa place !»
Khalid El Hariry quant à lui a eu recours une métaphore footballistique pour illustrer sa vision : «Il faut des entreprises de presse capables de jouer la Ligue des champions, trois ou quatre, et 10 à 15 qui jouent le championnat, et des centaines qui jouent dans les ligues amateurs». Cette hiérarchisation est nécessaire selon lui pour concentrer les ressources sur les structures viables.
Mais abstraction faite des considérations économiques et professionnelles, les intervenants ont été unanimes à souligner l'importance stratégique du secteur médiatique. Mohammed Haitami a relevé à ce titre : «C'est un secteur vital. Nous parlons de souveraineté. Les gens s'ingèrent maintenant dans les élections d'autres pays, ils influencent l'opinion publique. Il faut être suffisamment fort pour contre ces menaces».
Mokhtar Laghzioui a abondé dans le même sens : «La force de tout pays et de tout État réside dans la force de ses médias. Nous avons besoin de médias puissants, capables de se tenir debout et d’être maîtres de leurs destins». Il a évoqué à cet égard notamment le consensus de la presse marocaine sur la question du Sahara, preuve selon lui de la maturité du secteur malgré ses difficultés.
Vers une nouvelle ère pour la presse marocaine ?
Le débat organisé par l'Association nationale des médias et des éditeurs (ANME) a mis au jour les tensions et les espoirs qui traversent le secteur de la presse au Maroc. Entre la nécessité de réformer un système à bout de souffle et la crainte de voir se créer une élite médiatique déconnectée de la base, les éditeurs tentent de tracer une voie médiane, basée sur des choix pondérés et sages. Le nouveau projet de loi, malgré ses imperfections reconnues par ses défenseurs eux-mêmes, apparaît comme une tentative de sauver un secteur en perdition. Khalid El Hariry résume l'enjeu : «Le système actuel d'élection ou de délégation n'est pas idéal, mais c'est le meilleur que l'on puisse offrir dans la phase actuelle pour faire face aux défis».
L'avenir dira si cette réforme permet effectivement de redresser la barre d'un secteur vital pour la démocratie marocaine. Une chose est sûre : sans un modèle économique viable et des entreprises de presse solides, la liberté d'expression restera un vœu pieux. Car comme le rappelle avec lucidité Khalid El Hariry : «L'indépendance est liée aux conditions matérielles». Une vérité dérangeante qui résume à elle seule le défi auquel fait face la presse marocaine en cette année 2025.