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Criminalité au Maroc : l’évolution et les tendances sur 20 ans

En 2022, les juridictions marocaines ont enregistré 1,17 million d’affaires pénales, un niveau jamais atteint, ayant conduit à la poursuite de 1,48 million de personnes. Plus de 56% de ces dossiers sont liés au non-respect de l’état d’urgence sanitaire, signe d’une année totalement atypique. C’est à partir de cette masse de données, et de vingt ans d’archives, que naît le premier rapport national d’analyse de la criminalité, publié sous l’égide de l’Observatoire national de la criminalité créé en 2022. Pour la première fois, le pays rassemble, reclasse et interprète deux décennies de statistiques, longtemps dispersées dans des registres papier et des bases partielles.

16 Novembre 2025 À 16:20

Dès les toutes premières pages du rapport, la problématique est posée dans des termes on ne peut plus clairs : «La criminalité est une phénoménologie sociale complexe, dont la compréhension exige des données rigoureuses et continues». Jusqu’ici, le Maroc n’en disposait pas réellement. Pendant des années, la Direction des affaires pénales travaillait encore à partir de registres en papier, parfois incomplets, que le rapport décrit comme ayant été «transcrits, scannés et convertis à la main». Comme le précise la version originale, «l’ensemble des registres en papier a été traité au moyen de la numérisation et converti en données exploitables» – autrement dit, chaque document a dû être numérisé séparément avant d’être reclassé et intégré à une base harmonisée.

L’enjeu dépassait largement une simple opération administrative : il s’agissait de reconstruire la cohérence d’un paysage fragmenté entre rapports thématiques, statistiques annuelles des parquets et archives physiques des juridictions. Le rapport souligne d’ailleurs que la plateforme «2S@J Penal», aujourd’hui centrale dans la collecte des données, n’est réellement devenue opérationnelle qu’après 2017, ce qui a contraint les équipes à reconstituer près de quinze années d’historique pénal. La création de l’Observatoire national de la criminalité en 2022 – qualifiée dans le rapport d’«étape majeure dans le développement des mécanismes de la politique pénale nationale » – a permis d’achever cette refondation méthodologique. Pour la première fois, une véritable «tableau de bord électronique des données criminelles» a été mis en place, fondé sur un corpus harmonisé, reclassé et codifié selon un système unifié, offrant enfin une lecture cohérente et continue de l’évolution de la criminalité au Maroc.

Une criminalité en hausse constante

Sur la période 2002-2022, une première tendance s’impose avec netteté : la criminalité enregistrée par les tribunaux marocains n’a cessé d’augmenter, suivant une progression presque ininterrompue. Le rapport indique que dès 2005, les juridictions traitent 391.000 affaires, soit une hausse spectaculaire de 44,9% par rapport à 2004, et poursuivent 527.000 personnes, ce qui représente une augmentation encore plus marquée de 56,2%. Cette année-là constitue le premier choc statistique du cycle, révélant une dynamique pénale en forte expansion. Une nouvelle rupture intervient en 2014, lorsque les tribunaux enregistrent 575.000 affaires, soit 16,8% de plus qu’en 2013, et engagent des poursuites contre 673.000 personnes, un bond supplémentaire de 19,4%. Le rapport qualifie ces évolutions de «croissance structurelle du contenu pénal, liée à des facteurs sociaux, économiques et institutionnels», signe que la hausse n’est pas conjoncturelle, mais profondément enracinée.

La trajectoire atteint cependant un point culminant en 2022, année hors normes. Le rapport précise que 468.395 affaires, soit 56,97% de l’ensemble, concernent exclusivement le non-respect de l’état d’urgence sanitaire. De même, 577.291 personnes, représentant 54,25% de toutes les poursuites de l’année, ont été mises en cause pour cette seule infraction. Le document souligne clairement que cette situation exceptionnelle explique «l’augmentation notable du nombre total d’affaires et de personnes poursuivies durant cette année», conséquence directe du dispositif d’urgence sanitaire.

Pour autant, l’effet Covid ne suffit pas à résumer l’évolution globale observée sur vingt ans. Le rapport insiste sur une tendance de fond : en deux décennies, les tribunaux marocains ont traité plus de 11 millions d’affaires, dessinant une courbe ascendante, parfois heurtée par des cycles courts ou des pics soudains, mais globalement régulière. Cette montée continue reflète les transformations profondes que traverse la société marocaine, qu’elles soient économiques, sociales, urbaines ou institutionnelles. Elle constitue, selon les auteurs du rapport, l’un des marqueurs les plus significatifs de l’évolution du paysage criminel du pays.

Les dynamiques internes : ce que disent les catégories criminelles

1. Les infractions régies par des lois spéciales : le pilier invisible mais dominant (48,8%)

Selon le rapport, les crimes régis par des lois spéciales constituent la première catégorie d’infractions au Maroc, représentant 48,8% de l’ensemble des affaires enregistrées sur vingt ans – soit près d’un dossier sur deux. Cette catégorie très vaste englobe l’ivresse publique, les infractions liées aux stupéfiants, les violations du Code de la route, les irrégularités en matière d’urbanisme ou encore les manquements aux réglementations économiques et administratives.

Deux sous-ensembles dominent largement et expliquent, à eux seuls, une part considérable du contentieux pénal. D’une part, l’ivresse publique manifeste, qui cumule plus de 1,6 million d’affaires sur la période, soit 29% de l’ensemble des infractions relevant des lois spéciales. D’autre part, les infractions liées aux stupéfiants, qui totalisent 1.119.000 affaires et concernent 1.488.000 personnes poursuivies, représentant 22,3% du volume global de cette catégorie. Ces chiffres montrent que, même en dehors des périodes de crise, une grande partie de l’activité pénale repose sur des infractions de masse fortement ancrées dans le quotidien social.

L’année 2022 est décrite dans le rapport comme un véritable tournant statistique, du fait de l’explosion des poursuites liées au non-respect de l’état d’urgence sanitaire, qui gonflent mécaniquement le volume global à des niveaux jamais enregistrés auparavant. Mais le document souligne également que même sans l’effet Covid, cette catégorie d’infractions demeure structurellement élevée, témoignant de la pression constante exercée sur les juridictions par ce type de contentieux.


2. Crimes et délits contre les personnes : 2,2 millions d’affaires, 2,8 millions de prévenus
Ces infractions représentent 22,2% du total. Le rapport insiste sur leur nature profondément ancrée dans le quotidien des tribunaux. Les violences volontaires représentent 70,5% des affaires de la catégorie. Les coups et blessures avec incapacité inférieure ou supérieure à 20 jours forment l’ossature de ce contentieux. Entre 2005 et 2022, les violences ont connu plusieurs pics marquants, avec 124.000 affaires en 2005 (+77,7%), 125.000 en 2016 (+9,8%), 154.000 en 2019 (+14%), avant d’atteindre en 2022 leur niveau le plus élevé, soit 158.000 affaires et 199.000 personnes poursuivies. Ces données racontent une montée lente mais durable des tensions interpersonnelles.


3. Atteintes aux biens : 1.581.087 affaires et des fluctuations marquées
Le rapport classifie les infractions contre les biens comme l’un des secteurs les plus instables : une hausse spectaculaire en 2005 (+55,5%), des variations constantes, un recul majeur en 2020 (-26,1%) et une remontée dès 2021. À l’intérieur de cette catégorie, la répartition est particulièrement révélatrice, avec 702.199 affaires de vols et d’extorsion (44,4%), 467.122 dossiers de chèques sans provision, et 14,1% des affaires portant sur des atteintes à la propriété immobilière. Le rapport note que ces crimes constituent «une catégorie sensible, liée aux transformations économiques nationales».


4. Famille et moralité : un ensemble massif et souvent ignoré
L’un des chiffres les plus frappants du rapport est que les infractions liées à la famille et à la moralité représentent 77,6% de l’ensemble de la catégorie. Elles regroupent notamment 575.000 affaires d’atteintes sexuelles ou de moralité, soit 70% du total. À cela s’ajoutent 62.000 dossiers d’abandon de famille, représentant 17,7%. Les années 2005 et 2016 marquent des pics particulièrement élevés, tandis que 2020 enregistre une baisse historique, directement liée aux effets du confinement.

L’État, les institutions et l’ordre public : une géographie de la tension

Les crimes contre l’ordre public totalisent 253.174 affaires sur vingt ans. Les tribunaux enregistrent à eux seuls 125.194 dossiers de mendicité ou de vagabondage, soit 47,9% du total, tandis que 28,6% des affaires relèvent de l’insoumission ou de la désobéissance aux autorités. Le rapport souligne que ces infractions reflètent «la pression sociale visible dans l’espace public», mettant en lumière des tensions qui traversent directement le quotidien urbain. Les crimes commis par des fonctionnaires constituent un autre indicateur particulièrement révélateur. Sur 197.476 affaires, 195.037 concernent des faits de corruption ou d’abus d’influence, soit 98% du total. Le rapport le formule sans détour en indiquant que «les affaires de corruption et d’abus d’influence arrivent largement en tête, à hauteur de 98%». La progression est spectaculaire : de 2.300 affaires en 2002, le chiffre dépasse 20.000 en 2022, illustrant l’ampleur structurelle du phénomène. Quant aux crimes commis par des particuliers contre l’État, le constat est encore plus net : 100.097 affaires sur 100.949, soit 99,2%, concernent l’outrage ou la violence à l’encontre d’un agent public, confirmant que ce type d’infraction constitue presque à lui seul l’ensemble du contentieux dans cette catégorie.

Les nouvelles frontières criminelles : terrorisme, libertés publiques et cybersécurité

L’année 2003 demeure une exception totale dans les séries statistiques, avec 2.198 affaires liées au terrorisme et 2.364 personnes poursuivies. Le rapport la décrit comme «une année riche en poursuites terroristes», tant le volume y est inhabituellement élevé. Dès 2004, cependant, les chiffres s’effondrent brusquement à 85 affaires, puis oscillent à des niveaux beaucoup plus bas pendant près de quinze ans. Après 2019, une nouvelle baisse marquée s’observe : –58,3% en 2020 et –8,7% en 2021, confirmant l’essoufflement du phénomène.
Les atteintes aux libertés publiques, quant à elles, n’apparaissent de manière structurée qu’à partir de 2020, avec 78 affaires, puis 104 en 2021 et 93 en 2022, des volumes limités, mais révélateurs de l’évolution du cadre juridique. La cybercriminalité suit un mouvement inverse. Le rapport souligne «une progression continue depuis 2003», témoignant de l’empreinte croissante du numérique dans les comportements délictueux. En 2021, les tribunaux enregistrent 167 affaires pour 310 personnes poursuivies ; en 2022, les chiffres montent à 171 affaires et plus de 260 prévenus, atteignant les niveaux les plus élevés jamais observés dans ce domaine.

Une première carte, mais la géographie reste à compléter

Ce premier rapport national ne livre pas seulement des chiffres. Il constitue une infrastructure intellectuelle, une manière de lire vingt ans de transformations sociales, institutionnelles et économiques. Le texte le dit clairement : l’objectif est de passer «du suivi traditionnel à l’analyse avancée. La mission est désormais de compléter cette base : ajouter des variables régionales, intégrer l’analyse policière, enrichir le système numérique et stabiliser les séries statistiques. Désormais, le Maroc ne manque plus de données. Il lui reste à utiliser cette nouvelle visibilité pour des politiques publiques plus fines, plus préventives et plus anticipatrices. Ce premier rapport est une pierre fondatrice ; le chantier, lui, ne fait que commencer.
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