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Mohammed Haitami : Sans entreprises de presse fortes, pas de journalisme indépendant

Le président du Groupe Le Matin a livré, jeudi à Casablanca, sa lecture de la réforme du Conseil national de la presse, tout en défendant la nécessité de restructurer en profondeur un secteur sinistré. Mohammed Haitami a souligné à cet égard que le Maroc avait besoin d’une presse forte, professionnelle et capable d’accompagner l’évolution du pays, plaidant pour une vision inclusive de la réforme susceptible de tirer la presse vers le haut.

Ph. Seddik

12 Juillet 2025 À 15:07

Lors de la rencontre débat organisée par le site ChoufTV et l’Association nationale des médias et des éditeurs (ANME), Mohammed Haitami, président-directeur général du Groupe Le Matin, a adopté d’emblée une posture pédagogique. Conscient que le grand public n’a qu’une connaissance approximative des arcanes du secteur médiatique, il a commencé par planter le décor et tirer les choses au clair en posant les bases : «Il existe ce qu’on appelle le Code de la presse et de l’édition qui contient trois lois distinctes.» Une trilogie législative qui régit le statut des journalistes professionnels, la loi relative à la presse et à l’édition et la loi portant création du Conseil national de la presse», ce dernier étant conçu comme «un organisme qui gère la profession, qui en émane et qui en a le contrôle en même temps».



Cette clarification étant faite, M. Haitami est entré dans le vif du sujet. Son diagnostic quant à l’échec du premier Conseil national de la presse était aussi lapidaire que percutant : «Le Conseil a été formé, puis la crise du Covid est arrivée et le Conseil national de la presse n’a rien pu faire». Mais au-delà de la pandémie, c’était l’inadéquation structurelle de l’ancien texte que l’intervenant a pointé du doigt : «Les mécanismes de la loi existante ne lui donnaient pas assez de moyens pour faire face aux problèmes !»

La révolution numérique, catalyseur d’une réforme nécessaire Mais selon le PDG du Groupe le Matin, la réforme en cours ne peut être comprise que dans le contexte du bouleversement technologique qui s’impose à tous. «Nous vivons actuellement une révolution technologique majeure: l’intelligence artificielle, les réseaux sociaux, les plateformes...» Face à ces défis, la question n’était plus seulement de savoir «quel journaliste nous voulons», mais «quelle presse nous voulons, et pourquoi, et quelles sont les qualifications et les composantes que la presse doit avoir».

C’est à partir de cette approche systémique que M. Haitami a entrepris de faire une lecture du nouveau projet de loi. Selon lui, la nouvelle architecture du Conseil, réduite à 19 membres, introduit une «dualité» assumée : élection directe pour les journalistes, désignation pour les éditeurs via «des mécanismes qui font que seules les entreprises de presse structurées peuvent être membres». Une troisième composante, représentant des institutions comme le Conseil national des droits de l’Homme et la magistrature, complète cette ossature tripartite.

L’équation économique au cœur des enjeux

Mais c’est sur le terrain économique que Mohammed Haitami a livré ses analyses les plus pertinentes. Pour lui, «discuter du Conseil national de la presse est une discussion secondaire», face à l’enjeu principal : «la durabilité de l’entreprise de presse, son indépendance. Elle ne devrait pas tendre la main chaque mois pour recevoir des aides pour survivre».

Les chiffres qu’il a avancés étaient éloquents à plus d’un titre. Le modèle économique traditionnel s’esr effondré, a-t-il décrété : «La part de la presse papier a diminué de 36% en 2013 à 5 ou 5,5% actuellement» dans les revenus publicitaires. Un constat d’autant plus amer que cette publicité résiduelle se composait essentiellement «d’annonces administratives», loin des campagnes lucratives d’antan. Face à cette hémorragie, M. Haitami a plaidé pour une véritable «mise à niveau, la restructuration de l’entreprise» nécessitant «des programmes d’investissement». Une transformation impossible sans un cadre légal adapté : «Pour qu’il y ait des programmes d’investissement, il faut que le Conseil national de la presse, qui va réglementer, encadrer et organiser, existe !»

Le mirage démocratique face aux réalités du terrain

L’un des passages les plus marquants de l’intervention de M. Haitami a concerné la question de la représentativité. Face aux critiques sur le caractère «prétendument antidémocratique» du mode de désignation des éditeurs, il a opposé des données brutes : «Il y a plus de 300 entreprises de presse actuellement qui comptent une ou deux personnes». Des structures fantômes avec «un gardien, un directeur de rédaction, un commercial, une standardiste, un chauffeur».

Cette «prolifération anarchique» est alimentée par «125 écoles qui délivrent des diplômes de journalisme à tout va». Dans ce contexte, appliquer mécaniquement le principe «une personne, une voix» reviendrait selon lui à saborder toute tentative de professionnalisation : «Si nous appliquons cette démocratie, nous aurons un Conseil national de la presse, mais sera-t-il capable de relever les défis du secteur et gérer la transition que tout le monde appelle de ses vœux ?»

Un enjeu de souveraineté nationale

Au-delà des considérations techniques, Mohammed Haitami a replacé le débat dans une perspective géopolitique. C’est un secteur vital. Nous parlons de souveraineté», a-t-il affirmé avec force. Dans un monde où «les gens s’ingèrent dans les élections d’autres pays, influencent l’opinion publique», disposer d’une presse forte est un impératif stratégique. Cette presse devra être capable de «protéger la société», de «défendre les causes vitales du pays» et d’agir comme «un ambassadeur du pays à l’étranger». Des missions impossibles à remplir sans «un texte de loi qui permette de renforcer la durabilité de l’entreprise de presse».

Les garde-fous disciplinaires

Sur la question sensible des mécanismes disciplinaires, M. Haitami s’est voulu rassurant tout en défendant leur nécessité. La possibilité de suspendre une publication pour 30 jours maximum n’est, selon lui, qu’une mesure proportionnée face aux dérives potentielles. «Si l’acte est dangereux, s’il porte atteinte aux sacralités ou à l’honneur de quelqu’un, il faut des garde-fous !», a-t-il précisé, en rappelant que «toutes les décisions disciplinaires peuvent faire l’objet d’un recours devant le tribunal». Pour étayer ses propos, il a cité le témoignage accablant du président de la Commission d’éthique lors d’une conférence en février : «Nous sommes dans l’impasse, nous n’avons aucun mécanisme pour exécuter, aucun mécanisme pour convoquer». Le nouveau texte vise précisément à «résoudre ce problème et clarifier les responsabilités concernant les questions disciplinaires».

Un optimisme lucide

Malgré l’ampleur des défis, Mohammed Haitami a affiché un optimisme mesuré mais déterminé. L’Association qu’il représente avec ses pairs «compte maintenant de nombreuses petites entreprises qui se sont organisées et qui veulent grandir», preuve selon lui que l’ANME n’est pas «une association élitiste», mais d’un mouvement «ouvert et tourné vers l’avenir».

Sa conclusion a résumé sa philosophie : «Si vous avez un bon produit, ce bon produit remplace le mauvais produit». Une vision entrepreneuriale du journalisme qui ne néglige pas pour autant la dimension humaine, comme en témoigne son hommage final aux journalistes, seuls capables de «produire une presse de qualité», celle-là même dont le Maroc a tant besoin.
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