En matière de lutte contre les
crimes financiers, les chiffres parlent souvent plus fort que les discours. Et ceux que livre l’Autorité nationale du renseignement financier au titre de l’année 2024 marquent un tournant. Instance administrative indépendante rattachée au chef du gouvernement, l’
ANRF est aujourd’hui le pilier de la coordination nationale entre administrations, autorités judiciaires, établissements financiers et partenaires internationaux dans la lutte contre le
blanchiment de capitaux, le financement du
terrorisme et de la prolifération. Érigée en Autorité en remplacement de l’
UTRF en vertu de la loi n°43-05 modifiée, l’ANRF répond aux standards internationaux du
GAFI (Groupe d’action financière) et à une évolution globale : celle d’un renseignement financier devenu central dans les dispositifs de sécurité économique.
8.103 déclarations de soupçon: le signal d’un système qui s’active
Le cœur du métier reste l’
investigation financière. En 2024, l’ANRF a traité 8.103 déclarations de soupçon, soit une hausse de 40,26% en un an. Cette progression s’inscrit dans une tendance lourde observée depuis 2018, période durant laquelle le volume des déclarations a été multiplié par plus de sept. En effet, sur la période 2018-2024, le nombre de déclarations est passé de 1.059 à plus de 8.000, une progression de plus de 660%. Cette dynamique traduit un double mouvement : une meilleure compréhension des risques par les acteurs assujettis et une montée en puissance des capacités d’analyse et de coordination de l’Autorité.
Le secteur bancaire, premier rempart contre les flux illicites
Sans surprise, le
secteur bancaire demeure le principal pourvoyeur de déclarations de soupçon.
Banques conventionnelles,
offshore et participatives ont concentré près de 61% des déclarations reçues en 2024, confirmant leur rôle stratégique dans la détection des flux suspects. Les établissements de paiement arrivent en deuxième position, portés par l’essor des services de transfert de fonds. Fait marquant de l’année, l’engagement accru du secteur non financier. Les déclarations émanant des professions et entreprises non financières désignées ont quasiment doublé en un an, illustrant l’impact des actions de sensibilisation et de formation menées par l’Autorité auprès de ces acteurs longtemps en retrait.
Le blanchiment de capitaux en tête des déclarations
La qualité du renseignement s’est également renforcée. Sur les 8.103 déclarations reçues, 8.076 concernent le blanchiment de capitaux, contre 27 liées au financement du
terrorisme. Au-delà du volume, l’Autorité souligne la diversification des typologies détectées et l’amélioration des délais de réponse aux demandes d’information, des indicateurs essentiels pour l’efficacité des
enquêtes. Cette dynamique ne se limite pas aux déclarations de soupçon. Les communications spontanées en provenance des partenaires nationaux ont connu une hausse de près de 90% en 2024. Le
Ministère public s’impose comme le principal contributeur sur la période 2018-2024, aux côtés du ministère des Affaires étrangères, de l’Office des changes et de l’Autorité marocaine du marché des capitaux. Cette circulation accrue de l’information a permis d’enrichir les dossiers et de consolider les analyses opérationnelles.
Enquêtes financières parallèles : l’intensification du travail de terrain
L’intensification des
enquêtes financières parallèles constitue un autre marqueur fort de l’année 2024. L’ANRF a reçu 1.260 demandes dans ce cadre, contre 972 l’année précédente, soit une progression de près de 30%. Pour enrichir ses analyses, l’Autorité a massivement sollicité ses partenaires : plus de 339.000 demandes d’information ont été émises en 2024, en hausse de plus de 50%. La majorité concerne les
comptes bancaires et les transactions, mais l’explosion des demandes relatives aux produits, multipliées par dix en un an, illustre l’élargissement du champ d’analyse vers les assurances et les marchés de capitaux.
Bases de données stratégiques et information en temps réel
Cette efficacité repose sur un accès direct à des sources d’information clés : centrale des comptes bancaires de
Bank Al-Maghrib, registre des bénéficiaires effectifs géré par l’
OMPIC (
Office marocain de la propriété industrielle et commerciale),
système BADR des
douanes, bases judiciaires de la présidence du Ministère public et bases commerciales relatives aux personnes physiques et morales. Ce maillage informationnel permet à l’ANRF de recouper, enrichir et hiérarchiser les données, donnant au renseignement financier une profondeur opérationnelle inédite face à des montages de plus en plus complexes et transnationaux.
De l’analyse à la justice : des transmissions en nette hausse
L’aboutissement du processus reste la transmission à l’
autorité judiciaire. En 2024, l’ANRF a adressé 84 dossiers aux procureurs compétents, soit une hausse de 18,31% par rapport à 2023. Les infractions sous-jacentes les plus fréquemment identifiées concernent le recel, l’escroquerie et le faux, mais de nouvelles typologies émergent. Les paris sportifs, la
vente pyramidale et les
crypto-monnaies apparaissent désormais dans les dossiers transmis, révélant l’adaptabilité des
réseaux criminels et la nécessité, pour le renseignement financier, de rester en alerte permanente.
Coopération internationale : l’Europe en première ligne
Sur le front international, l’ANRF a poursuivi un échange soutenu avec ses homologues étrangers. En 2024, elle a reçu 69 demandes de renseignements et 37 communications spontanées, en hausse notable par rapport à l’année précédente. Les cellules européennes demeurent les partenaires les plus actifs, représentant plus de la moitié des demandes et communications, un reflet de la densité des liens économiques, financiers et humains entre le
Maroc et l’
Europe. Les échanges, encadrés par les principes du groupe
Egmont, garantissent la sécurité et la traçabilité de l’information partagée.
Modernisation, technologies et intelligence artificielle
en ligne de mire Consciente de l’évolution rapide des modes opératoires criminels, l’ANRF s’inscrit dans une démarche prospective. L’intégration progressive des
nouvelles technologies et de l’
intelligence artificielle vise à améliorer la qualité des analyses, accélérer le traitement des dossiers et détecter plus finement les nouvelles tendances du blanchiment et du
financement illicite. La
digitalisation des échanges, le renforcement de la
cybersécurité et l’investissement dans le capital humain constituent les autres piliers de cette transformation.
Globalement, l’année 2024 s’impose comme une étape clé pour l’ANRF. D’après le rapport, elle marque le parachèvement de la mise en conformité du dispositif national avec les normes du
GAFI et la réussite des préparatifs du prochain cycle d’évaluation mutuelle. Surtout, elle consacre le renseignement financier comme un instrument central de protection du système financier et économique marocain.