, correspond parfois à une descente aux enfers qui vous met sur la paille, quand elle ne finit pas par vous emporter. Vous risquez en effet de tout perdre : votre
. C’est l'article 272. Il est sec, presque implacable. Il y est écrit qu’un salarié en
durant plus de 180 jours consécutifs est «considéré comme ayant rompu son contrat de travail». Autrement dit : comme s’il avait démissionné. Pas de procédure, pas d’audition, pas de circonstances atténuantes. vous serez congédié, sans autre forme de procès. Sur le papier, c’est une formalité administrative.
Dans les faits, c’est le coup de grâce pour une âme déjà endolorie par la maladie. « Je ne savais même pas que ça pouvait arriver. Personne ne m’avait prévenue.» Samira, 43 ans, ancienne employée dans une société de textile à Casablanca, a été licenciée sans indemnité au sixième mois d’un arrêt maladie dû à un
cancer du sein. Son mari, sans emploi, s’occupait de leurs deux enfants. «Quand j’ai reçu la lettre, j’étais alitée, sous chimiothérapie. Je n’ai même pas eu la force de comprendre ce qui se passait.» Depuis, plus de couverture sociale, plus de revenus, plus de recours. Et le cas de Samira n’est pas isolé. Que vous soyez un cadre, un directeur ou un simple employé, vous risquez de tout perdre si par malchance vous tombez un jour malade et que la durée de votre maladie dépasse le «délai légal» permis par le Code du travail.
Un risque concret pour des millions de salariés
Cette menace juridique pèse directement sur plus de 4,1 millions de Marocains employés dans le secteur privé formel, selon les dernières données de la Direction générale des impôts (2023). Parmi eux, plus des trois quarts perçoivent un salaire inférieur à 4.000 dirhams par mois, d’après l’Observatoire marocain de la TPME. Pour ces travailleurs, la perte d’un emploi ne signifie pas seulement l’interruption d’un revenu, mais aussi celle de l’accès à la couverture sociale, aux soins et à la stabilité familiale. Le risque n’est pas théorique. En 2022, le Maroc a enregistré 63.609 nouveaux cas de cancer, avec 36.947 décès la même année, selon le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Le risque cumulé de développer un cancer avant l’âge de 75 ans est estimé à 15,5% au niveau national. Les formes les plus fréquentes sont, chez les femmes, le cancer du sein (près de 39% des cas féminins), suivi du col de l’utérus et de la thyroïde. Chez les hommes, les cancers du poumon et de la prostate dominent les statistiques. Autrement dit, des dizaines de milliers de Marocains en âge de travailler courent le risque de voir leur vie basculer en cauchemar à tout moment au cas où ils se découvrent une maladie grave et invalidante telle que le cancer. L’application de l’article 272 du Code du travail sera mécanique et impitoyable. Ils seront purement et simplement exposés à une exclusion rapide et légale du monde du travail, au moment où ils auront le plus besoin de stabilité et de soutien.
Une lettre, et tout s’effondre
Pour Zineb, le choc n’est pas venu du diagnostic. Il est venu après. Le 16 juin 2025, elle reçoit une lettre : son contrat est rompu pour motif économique. Elle, qui enseignait avec passion depuis près de dix ans dans un établissement privé de renom à Casablanca, se retrouve soudain sans emploi. «Je venais de commencer ma chimiothérapie. C’était déjà difficile. Mais ce jour-là, j’ai compris que je venais aussi de perdre ma sécurité.» Car au Maroc, la perte d’un emploi signifie aussi la perte de la couverture CNSS et donc de l’accès direct à l’Assurance maladie obligatoire (AMO) pour les salariés du privé. À ce moment précis, Zineb entre dans une spirale administrative sans fin. «Je suis allée à la CNSS pour comprendre ce que je pouvais faire. On m’a expliqué que je devais maintenant demander l’AMO à travers le régime de solidarité. Mais ce n’est pas automatique. Il faut passer par tout un processus, comme si j’avais le temps et la force pour ça.»
Entre deux régimes, une faille béante
En théorie, l’AMO est un système censé garantir l’accès aux soins pour tous les citoyens marocains. Pour les salariés du secteur privé, elle est gérée par la CNSS. Mais une fois licencié, il faut basculer vers le régime de solidarité, dit AMO «Tadamon», pour continuer à bénéficier d’un remboursement des soins. Ce régime repose sur plusieurs conditions : être inscrit au Registre social unifié (RSU), obtenir un score de vulnérabilité suffisant, ne pas être déjà affilié à un autre régime et soumettre une demande via le portail officiel. Ce processus, pourtant destiné aux plus fragiles, peut prendre plusieurs semaines, voire des mois, avec des risques de refus ou de dossier bloqué sans explication.
Pendant ce temps, les malades doivent continuer de débourser les frais de leur prise en charge médicale. «Mes médicaments coûtent plus de 23.000 dirhams par mois. Même une seule injection dépasse les 10.000 dirhams. J’ai tout de suite compris que je devais payer et prier pour être remboursée plus tard», nous raconte Zineb, avec un léger sourire malgré sa situation difficile. Pour le moment, elle attend toujours que son dossier soit accepté par l’AMO. «Et il faut attendre encore trois mois après l’acceptation pour commencer à en profiter réellement !»
Une double peine pour les malades sans emploi
Zineb, la voix chevrotante, tente de rester digne : «Ce système n’est pas pensé pour les malades. Il est pensé pour les gens en bonne santé qui font des démarches.» Plus que la maladie, ce qui la fait souffrir au plus haut point, ce sont ses conséquences sociales et administratives : exclusion du travail, rupture des droits, attente interminable de l’aide publique. «Mon dossier est toujours "en cours de traitement”. Et moi, je continue à vivre avec cette épée au-dessus de la tête. Si je ne paie pas, je n’ai pas de traitement.» Autrement dit, tomber malade sans un emploi stable, c’est entrer dans un labyrinthe administratif sans visibilité. Un parcours que ni la loi, ni les dispositifs existants ne viennent soulager efficacement. «Je ne veux pas de pitié. Je veux juste que ça change. Ce que je vis, d’autres le vivront demain. Est-ce normal, dans un pays qui promeut l’État social, qu’un malade doive supplier pour survivre ?» se demande Zineb, avec une amertume à fendre le cœur.
Sans voix, sans voie
Quand nous appelons Hind au téléphone après avoir eu son contact par son médecin soignant, elle se présente avec simplicité et un grand sourire, malgré la fatigue extrême que trahissait sa voix. «Je suis professeur de lettres, professeur de français tout simplement.» Depuis 1999, elle enseigne avec sérieux, d’abord à Rabat, puis à Casablanca, dans des établissements réputés. Un parcours régulier, sans éclats mais solide. «J’étais sérieuse, régulière, avec de bons résultats pour mes élèves», dit-elle avec fierté. En novembre 2011, tout bascule : un diagnostic de cancer du sein. S’ensuivent chirurgie, chimiothérapie, puis dix années d’hormonothérapie. «La chimio à l’époque, ce n’était pas comme maintenant, c’était très dur. Je devais garder le lit longtemps. Mais j’ai repris le travail après six mois d’arrêt.» L’établissement la soutient, son salaire est maintenu un temps, la CNSS verse des indemnités journalières, «deux fois rien par rapport à un salaire, mais alhamdoulilah (Dieu merci), la famille m’aidait», précise-t-elle. Pendant près de dix ans, elle vit normalement. Contrôles réguliers, traitement oral, quelques effets secondaires. Elle retrouve une vie quasi ordinaire. «J’allais aux rendez-vous médicaux comme si je rendais visite à un ami», plaisante-elle.
Puis arrive 2022. Une toux persistante, des bronchites à répétition, une fatigue inexpliquée. Elle repousse les examens par peur, recours à l’automédication. Jusqu’au jour où le verdict tombe comme un couperet : récidive, avec métastases aux poumons, au bassin, au côlon, aux os. «Là, c’était le coup de massue. J’ai vu le PET scan et j’ai compris.» Mais Hind continue malgré tout à enseigner, entre chimiothérapies et examens médicaux. «Je n’ai pas d’alternative. Mon salaire, c’est ma seule ressource. Je dois payer mon loyer, mes médicaments, mes factures. Mon médecin me disait : c’est une question de vie ou de mort. Moi, je lui répondais : oui, mais je ne peux pas arrêter de travailler.» L’établissement la soutient quelques mois, puis les signaux changent. Des promesses de réaffectation, des contrats proposés puis annulés, une DRH pressante qui la pousse à signer une démission «pour son bien». «J’ai cru qu’ils me protègeraient. Mais c’était une manière sournoise de me pousser dehors.» Sans travail, tout s’effondre : le revenu, mais surtout la couverture CNSS. Or pour une malade en récidive, les frais explosent. Un seul examen PET scan – indispensable pour suivre l’évolution des métastases – n’est remboursé qu’une fois par an, alors qu’il est parfois prescrit tous les trois mois. «Le reste, c’est pour ma poche. Et quand on me rembourse, c’est après des mois d’attente.»
Le cancer de la loi
Dans la salle d’attente, Zineb entend parler d’un article de loi : le fameux article 272 du Code du travail. Celui qui considère qu’un salarié absent plus de 180 jours pour maladie est réputé avoir démissionné. Pour elle, c’est l’incompréhension totale : «Nous n’avons pas choisi le cancer. Et au lieu de nous aider, on nous dit : vous êtes sortis de la société.» Sa voix s’étouffe, mais les mots restent fermes : «On souffre déjà dans nos corps. Et on nous dit encore : tu ne fais plus partie du monde du travail. Comme si c’était une punition d’avoir attrapé le cancer.» Elle décrit les douleurs, les traitements lourds, les pénuries de morphine, les coûts qui s’accumulent. «Je me bats avec mes métastases, avec mes médicaments. Et en plus, je dois me battre pour conserver un droit au travail et à la dignité.» Aujourd’hui, elle dit n’avoir plus d’énergie. Mais elle parle encore, pour témoigner. «Nous sommes sans voie. Sans voix avec un E, parce que nous ne savons pas où nous allons avec cette maladie. Et sans voix avec un X, parce que personne ne nous entend.» Elle s’arrête, souffle, puis reprend : «Nous ne demandons pas la charité. Nous demandons la justice.»
Un drame silencieux, des voix qui s’élèvent
Samira, Zineb, Hind... Leurs visages et leurs voix diffèrent, mais leurs parcours se rejoignent. La maladie leur a non seulement ravi leur santé, mais aussi leur emploi, leurs droits sociaux et le droit de lutter dignement. Et elles ne sont pas des cas isolés. Des dizaines, peut-être des centaines d’autres salariés malades ont connu le même sort, dans l’indifférence générale. Car au Maroc, perdre son travail à cause d’un cancer ou d’une autre maladie grave est une réalité invisible, car tout à fait légale. Un drame qui ne s’écrit pas dans les statistiques officielles et qui, longtemps, n’a trouvé aucun écho médiatique. Dans les couloirs des hôpitaux et des salles d’attente, on en parle à demi-mot, comme d'une fatalité imparable. «Si tu es malade trop longtemps, tu finis dehors.»
Mais depuis quelque temps, les langues se délient petit à petit. Des associations ont décidé de porter la voix des malades, de raconter leur souffrance et l’injustice dont ils font l’objet. Parmi elles, Dar Zhor, qui accompagne les patients et plaide pour une prise en charge plus humaine, et la Moroccan Association of Supportive Care in Cancer (MoASCC), qui alerte sur les manquements de la protection sociale. Leur constat est sans concession : l’article 272 du Code du travail ne protège pas, il exclut et par conséquent fragilise davantage les plus vulnérables. Les associations parlent d’une «double peine» : souffrir dans sa chair et perdre, dans le même temps, ses moyens de subsistance. C’est dans ce contexte qu’une pétition nationale a été lancée pour réclamer la réforme en profondeur de l’article 272. Parmi les propositions :
• Remplacer la logique de «démission automatique» par un arrêt temporaire protégé du contrat de travail.
• Harmoniser la durée de cet arrêt avec les indemnités journalières versées par la CNSS.
• Garantir un droit au recours et une procédure claire.
• Interdire les licenciements «économiques» masqués pendant la période de soins, sauf autorisation expresse de l’inspection du travail.
Ces revendications n’ont rien d’un luxe. Elles portent une vérité première : qu’un travailleur malade reste un citoyen à part entière, même quand la maladie le plie. La mobilisation en est à ses débuts, timide encore, avec seulement une pétition de près de 2.000 signatures, mais l’essentiel est en train d’être fait : poser le problème publiquement. Samira, Zineb, Hind... ont accepté de parler pour elles mais aussi pour des milliers d’autre femmes et hommes qui sont lâchés par une loi qu’il est grand temps d’amender.
Entretien avec Dr Mounir Bachouchi, directeur de la Clinique d’oncologie 16 Novembre et président de l’association MoASCC
Le Matin : Le Maroc s’apprête à réviser son Code du travail, et l’article 272 est au cœur des débats. Quel est selon vous le risque si cette réforme n’intègre pas une protection spécifique pour les salariés atteints de maladies graves ?
Mounir Bachouchi : Nous sommes effectivement dans une phase charnière. L’article 272, dans sa version actuelle, considère qu’un salarié absent plus de 180 jours consécutifs est réputé avoir rompu son contrat de travail. Sur le plan juridique, cela revient à assimiler la maladie grave à une forme de démission volontaire, ce qui est une aberration. Sur le plan médical, c’est encore plus problématique : les pathologies lourdes comme le cancer, les maladies auto-immunes ou l’insuffisance rénale chronique ne suivent jamais un calendrier administratif. Les protocoles thérapeutiques peuvent durer un an, parfois davantage, avec des cycles de chimiothérapie, de radiothérapie, des hospitalisations répétées et, dans certains cas, des rechutes nécessitant une reprise intégrale du traitement. Dans ces conditions, la probabilité qu’un patient dépasse les six mois d’arrêt est très élevée. Or la perte d’emploi entraîne mécaniquement la perte de la couverture CNSS et donc un accès limité, voire suspendu, à l’Assurance maladie obligatoire. Les conséquences sont directes : le malade doit avancer des frais médicaux considérables, souvent plusieurs dizaines de milliers de dirhams par mois, sans garantie de remboursement rapide. Nous observons alors des comportements délétères : retards de traitement, renoncement à certains examens de suivi, recours à des alternatives moins efficaces, voire arrêt complet des soins faute de moyens. Donc, ce n’est plus seulement le cancer qui tue, mais aussi le coût du cancer et l’absence de protection sociale adaptée. Ne pas corriger cette disposition, c’est créer une fracture entre le droit du travail et la réalité médicale. Concrètement, cela signifie que le Code du travail pousse vers l’exclusion professionnelle une population en croissance constante : celle des malades chroniques et cancéreux, vu qu’au Maroc, l’incidence du cancer augmente de manière régulière. Si rien n’est fait, nous aurons mécaniquement une hausse du nombre de salariés qui se retrouveront exclus non pas à cause de leur incompétence, mais à cause de leur pathologie. En plus, cette situation crée de l’instabilité familiale, de la précarité durable et finit par reporter le coût sur l’État à travers d’autres canaux (aides sociales, hôpitaux publics saturés, etc.).
Vous avez proposé plusieurs mesures comme la suspension protégée, le droit de recours, le reclassement, etc. Parmi elles, laquelle vous paraît la plus urgente à inscrire dans la future loi, et comment la rendre opérante dans le contexte des entreprises marocaines ?Toutes les mesures proposées sont interdépendantes, mais si je devais en prioriser une, ce serait la suspension protégée du contrat de travail en cas de maladie grave (comme les affections de longue durée, y compris le cancer). Cela signifie que le contrat n’est pas rompu, mais mis en pause dans des conditions garanties, sans qu’on interprète l’absence comme une démission. Cette mesure est cruciale, car elle maintient le lien juridique entre l’employeur et le salarié, ce qui permet de préserver les droits sociaux (CNSS, couverture médicale) et ouvre la voie à un retour sous conditions si la santé le permet. Pour la rendre opérationnelle, il faut que la décision soit médicalisée : le déclenchement de la suspension doit être validé par une commission tripartite (médecin traitant, médecin du travail, instance indépendante), pour éviter les abus et il faut que la durée de cette suspension soit clairement limitée selon la gravité de la pathologie, en lien avec les indemnités journalières versées par la CNSS. En plus, il faut que la loi prévoie un délai de décision maximal et un droit de recours pour le salarié si le dossier est bloqué injustement. Par ailleurs, il est aussi important que l’employeur soit incité, voire subventionné ou accompagné dans les cas de petites entreprises, pour accepter cette suspension, par des aménagements fiscaux, des incitations à la formation ou au reclassement partiel. Si cette mesure est bien conçue, elle pourrait être le pivot de la réforme : elle change la relation entre travail et maladie, en faisant de l’absence médicale un droit protégé, et non un motif de sortie.
En tant qu’oncologue, vous êtes témoin de ces réalités chaque jour. Quel impact concret l’application de l’article 272 a-t-elle sur vos patients ?Le cancer ne suit pas un calendrier administratif. Un traitement de chimiothérapie peut durer huit mois, une hormonothérapie plusieurs années et une récidive oblige souvent à reprendre tout un protocole. Il est donc inévitable que de nombreux patients dépassent les six mois d’arrêt. Quand ils reçoivent une lettre de licenciement, c’est une seconde annonce brutale, presque aussi violente que le diagnostic médical. En un instant, tout s’effondre : le revenu disparaît, la couverture CNSS s’arrête, et avec elle l’accès automatique aux remboursements de l’AMO. Cela a des conséquences très concrètes. Je vois des patients qui choisissent de retarder un examen parce qu’ils n’ont pas les moyens de le payer, d’autres qui réduisent leurs doses de traitement ou qui renoncent à une molécule trop chère, alors qu’elle pourrait changer leur pronostic. Certains s’endettent lourdement, vendent leurs biens ou sollicitent leurs proches pour tenir quelques mois de plus. Le cancer devient alors un fardeau non seulement médical, mais aussi économique et social. Ce double choc entraîne une détresse psychologique immense. Les malades ont l’impression d’être punis deux fois : une première fois par la maladie, une deuxième par la société qui les considère comme des démissionnaires. Cette stigmatisation est insupportable. On ne choisit pas d’avoir un cancer. On ne choisit pas non plus de s’arrêter de travailler quand les traitements vous clouent au lit. Pourtant, le système actuel les expulse du monde du travail comme s’ils avaient commis une faute. C’est précisément pour cela que les associations comme la MoASCC existent. Elles jouent un rôle de vigie, de relais et de plaidoyer. Elles rappellent que l’on ne soigne pas seulement un corps, mais une personne, avec ses liens sociaux, familiaux et professionnels. Briser ce lien, c’est compromettre les chances de guérison. La réforme du Code du travail est une occasion historique de corriger cette injustice. Si elle n’intègre pas cette dimension, nous continuerons à fabriquer des victimes invisibles, condamnées non pas par leur maladie, mais par nos lois.
Entretien avec Dr Myriam Nciri, la médecin hypnothérapeute, présidente fondatrice de l’association Dar Zhor
Sa voix est douce, posée, mais ses mots trahissent une colère sourde. Au téléphone, la
Dr Myriam Nciri, présidente de l’association Dar Zhor à Casablanca, raconte ce qu’elle voit chaque jour : «Nos patientes viennent pour se soigner. Elles arrivent déjà fragilisées par la douleur, les traitements, l’angoisse. Mais à cela s’ajoute un autre poids, celui de la précarité. Beaucoup nous disent : "Docteur, je préfère mourir que de laisser ma famille sans maison.”» Elle insiste : l’article 272 du Code du travail, qui considère comme démissionnaire tout salarié absent plus de 180 jours pour maladie, est une véritable machine à exclure. «Les
médecins prescrivent des arrêts pour soigner. Mais la loi transforme ces arrêts en lettres de licenciement. C’est une contradiction insoutenable. Nous, médecins, faisons tout pour donner du temps au patient, et la société, elle, lui retire ce temps.» Pour la Dr Nciri, le problème n’est pas abstrait. Elle en voit les ravages dans les visages des malades qu’elle accueille à
Dar Zhor, une maison de soins de support pour adultes atteints de cancer. «Derrière chaque diagnostic, il y a une famille, des enfants, un foyer. Quand une femme perd son emploi au bout de six mois de traitement, elle perd plus que son salaire : elle perd sa sécurité sociale, ses droits, sa dignité. Trois mois sans remboursement, c’est trois mois de trop, quand chaque jour compte.» Elle rappelle que le nombre de cancers augmente chaque année au Maroc, touchant toujours plus de salariés en âge de travailler. «Ce n’est pas une exception. Ce n’est pas "les autres”. Cela peut concerner chacun d’entre nous. La société ne peut pas se permettre de détourner le regard.»
Face à cette urgence, elle appelle à une réforme courageuse. «La médecine prescrit la vie, alors que cette loi aujourd’hui organise l’exclusion. Mais nous avons une chance historique : celle de transformer le Code du travail pour protéger les malades au lieu de les punir. Dans dix ans, on nous demandera : où étaient les médecins, où étaient les décideurs ? Je veux pouvoir répondre : nous étions là, aux côtés des patients, pour défendre leur dignité.» Et elle conclut, d’une voix ferme : «Ce n’est pas seulement une question de droit du travail, c’est une question de dignité. Une société se juge à la façon dont elle traite ses plus fragiles. Aujourd’hui, nous avons le choix : laisser les malades tomber dans le vide, ou bâtir un cadre qui leur tende la main.»