Affaire Bafella vs Commune de Casablanca : pourquoi le conseil de la ville contre-attaque
La Commune de Casablanca a lancé deux actions judiciaires inédites pour récupérer un terrain mitoyen au Zoo de Aïn Sebaâ, cédé à un promoteur privé dans le cadre d’une opération controversée. La «tierce opposition» et la «prénotation» constituent le cœur de ce rebondissement, alors que l’affaire foncière, conclue dans les années 1990, fait l’objet de tir à la corde entre la collectivité locale et la société immobilière Bafella.
Mounia Senhaji
21 Décembre 2025
À 20:28
C’est un rebondissement majeur dans une affaire foncière qui secoue la capitale économique depuis une quinzaine de jours. La Commune de Casablanca vient d’engager deux actions juridiques d’envergure pour tenter de reprendre la main sur la parcelle C/8447, un terrain d’un hectare et six ares situé à Aïn Sebaâ. En novembre dernier, la commune découvre avec stupeur que ce bien, qu’elle considérait comme faisant partie de son domaine public, a été réinscrit au nom d’une société privée, la Société Immobilière Bafella. Le choc est d’autant plus grand que cette mutation s’est opérée sans que la collectivité locale n’ait été informée ni appelée dans la procédure. Face à ce qu’elle qualifie de «dépossession illégitime d’un bien communal», la ville a réagi promptement à travers deux mesures juridiques qu’elle a révélé au «Matin», en exclusivité.
La première initiative : une «tierce opposition» qu’elle vient d’engager pour contester le jugement administratif rendu en son absence. La ville entend ainsi faire déclarer ce jugement inopposable ou obtenir son annulation. «La commune n’était pas partie au litige opposant le promoteur au Conservateur foncier devant le tribunal administratif. Elle n’a été ni convoquée, ni notifiée, alors même qu’elle était la propriétaire inscrite sur le titre au moment du procès», signale Houcine Nasrallah, vice-président du Conseil de la ville, en charge du patrimoine et des affaires juridiques.
Parallèlement, la Commune a procédé à une «prénotation» sur le titre foncier, une mesure conservatoire destinée à bloquer toute vente ou hypothèque en attendant la décision de la justice. «Ces deux actions sont complémentaires : la tierce opposition vise à récupérer le terrain, la prénotation garantit qu’il restera disponible si la justice nous donne raison», nous explique M. Nasrallah.
Flash-back : l’affaire depuis ses débuts
L’histoire de la parcelle remonte à plus de vingt ans. La société Bafella avait obtenu la réception provisoire de son projet immobilier baptisé «Al Hadika» le 2 août 2000. Une visite sur place avait eu lieu le 27 juillet 2000, et le document officiel de réception précise que la commission «n’a soulevé aucune observation sur le projet». Cette validation signifiait que les engagements du promoteur, y compris la création de l’espace vert, avaient été jugés conformes ou qu’il s’engageait à les finaliser dans le cadre de la réception définitive. En vertu de la loi 57-19 relative au régime du patrimoine immobilier des collectivités territoriales, cette réception entraîne automatiquement l’intégration du terrain dans le domaine public communal, avec voies, réseaux et espaces verts.
C’est ce qui a ensuite suscité une apparente contradiction. En 2017, le promoteur attaque le décret relatif au plan d’aménagement et affirme devant la Cour de cassation que l’espace vert n’avait jamais été réalisé. Le vice-président de la Commune souligne que cette position semble paradoxale. «Si la réception a été accordée, c’est que les travaux étaient conformes à l’époque, ou que le promoteur s’était engagé à les finaliser. Après avoir construit le projet et vendu ses lots, il utilise son propre manquement comme argument pour contester l’affectation du terrain au domaine public !», s’étonne-t-il.
Ayant obtenu un arrêt en sa faveur, la société Bafella demande au Conservateur foncier de rayer l’inscription de la commune de Casablanca sur le titre foncier. Face au refus initial du Conservateur, l’entreprise porte l’affaire devant le tribunal administratif et réussit à faire annuler la décision de refus. Le rôle du Conservateur, normalement garant de la protection des biens publics, a été déterminant. Selon notre source, durant tout ce parcours judiciaire, il n’a pas informé la Commune, n’a pas répondu aux mémoires en première instance et ne s’est pas présenté au tribunal qui a statué principalement sur l’annulation du plan d’aménagement, sans disposer de l’ensemble des éléments relatifs à l’intégration du terrain au domaine public.
En agissant comme seul interlocuteur face au promoteur sans aviser le propriétaire inscrit, le conservateur a empêché la commune de défendre ses droits. Et en laissant le tribunal statuer uniquement sur la base de l’annulation d’un plan d’aménagement, il a privé la justice d’éléments factuels essentiels sur la nature réelle du titre foncier. Plus grave encore, il n’a pas interjeté appel du jugement, le laissant devenir définitif alors qu’il n’était pas assorti de l’exécution provisoire. «Cela soulève plusieurs interrogations», s’indigne M. Nasrallah. «Le tribunal a été induit en erreur, car il n’a statué que sur la base de l’annulation d’un plan d’aménagement, sans savoir que le terrain appartenait déjà à la commune via un plan de lotissement définitif en vertu de la loi 57-19 qui prime toute autre mesure», explique-t-il.
De plus, le jugement ordonnait la «radiation» de l’inscription de la Commune de Casablanca sur le titre foncier C/8447, mais a été interprété par le conservateur comme un transfert complet de propriété au profit du promoteur, réinscrivant la parcelle à son nom. Une confusion juridique somme toute surprenante. «Bien que le jugement ne mentionnât pas explicitement un transfert de propriété, le Conservateur a interprété l’annulation de son refus comme une obligation de supprimer le nom de la commune et de rétablir celui du promoteur !», s’insurge le vice-président de la commune.
Pire encore ! En actant ce transfert, le conservateur a cédé aussi des infrastructures publiques (routes, réseaux d’assainissement et d’eau) qui relèvent normalement du domaine communal ! «Le conservateur aurait au moins dû soulever une difficulté d’exécution car, en transférant le titre, le conservateur a techniquement «privatisé» des équipements publics en service, ce qui est juridiquement aberrant sans une procédure de déclassement préalable», fait remarquer le président de la commune.
Poussant le raisonnement plus loin, il signale que même après le changement de propriété constaté en novembre 2025, le conservateur a tardé à justifier le fondement légal de son action auprès de la commune. Il a fallu que la commune découvre le changement de nom lors d’une demande d’autorisation de construire pour que le conservateur invoque un jugement accompagné d’un certificat de non-appel qu’il n’avait lui-même pas contesté. Pour info, le promoteur projette de construire sur cette parcelle une unité hôtelière, une clinique et des immeubles de bureaux.
«Cette histoire montre à quel point les interactions entre obligations contractuelles du promoteur, décisions administratives et jugements peuvent produire des conséquences inattendues pour le patrimoine public. Elle illustre aussi l’importance de la vigilance et de la coordination entre administrations et instances judiciaires», note un spécialiste juridique.
Les enjeux de cette nouvelle phase
Avec la tierce opposition et la prénotation, la Commune engage une phase critique de sauvegarde du patrimoine communal. La première action vise à contester le jugement rendu en son absence, tandis que la seconde bloque juridiquement le terrain pour empêcher tout transfert à un tiers avant que la justice tranche. «Il s’agit de "geler” le titre foncier pour empêcher le promoteur de vendre le terrain ou d’y inscrire des hypothèques auprès de banques. Sans cette prénotation, le promoteur pourrait transférer le bien à un tiers de bonne foi, rendant sa récupération quasi impossible pour la ville», explique M. Nasrallah.
Pour la ville, il ne s’agit pas seulement de récupérer un hectare et demi à Aïn Sebaâ. Il s’agit de protéger le domaine public, de rappeler l’importance des obligations contractuelles des promoteurs et de signaler les limites potentielles de certaines pratiques administratives et judiciaires. «Ce terrain est plus qu’un simple hectare : c’est un symbole de vigilance sur la gestion des biens publics et des failles possibles dans la coordination administrative», conclut M. Nasrallah.
La suite dépend désormais de la décision du tribunal sur la validité de la tierce opposition et le maintien de la prénotation, mais les nouveaux rebondissements dévoilés par «Le Matin» pourraient potentiellement changer la donne dans ce dossier qui continue de captiver l’attention à Casablanca. Affaire à suivre...