Nadia Ouiddar
24 Décembre 2025
À 19:15
Il arrive au stade avec l’excitation d’un soir de match. Dans la file, tout semble normal. Le billet est sur le téléphone, le
QR code semble authentique. Puis, au moment de le scanner, le
billet est refusé. Billet déjà scanné. En quelques secondes, la fête s’arrête. Ce supporter n’est pas un cas isolé. Depuis le lancement de la
billetterie de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) 2025, des scènes similaires se répètent aux abords des stades, révélant une réalité plus vaste qu’une simple série d’arnaques.
Derrière ces situations individuelles se dessine un
marché parallèle qui s’est structuré à grande vitesse. Sur les
réseaux sociaux, notamment Facebook, des groupes dédiés à la vente et à l’échange de billets rassemblent des milliers de membres. Les publications s’enchaînent, parfois à la minute près. Des demandes pressantes, des offres alléchantes, des promesses de transfert officiel, des rendez-vous proposés en face à face pour rassurer. Tout donne l’impression d’un système rodé, presque normalisé.
Officiellement pourtant, les règles sont strictes. La
Confédération africaine de football (CAF) limite l’achat à quatre billets par personne et interdit toute revente en dehors de ses canaux autorisés. Les billets sont délivrés pour un usage personnel et nominatif. Mais dans les faits, certains parviennent à acheter des billets en grande quantité, misant sur la rareté et la forte demande pour les remettre en circulation à des prix exorbitants. Des places affichées à l’origine à 100 ou 400 dirhams se retrouvent proposées à 1.000, 3.000, parfois 5.000 dirhams. Une inflation qui exclut de nombreux supporters, notamment les familles et les jeunes, et transforme un événement populaire en produit spéculatif.
Le piège est souvent invisible. Beaucoup ignorent qu’un billet transféré plusieurs fois peut devenir inutilisable. Un même billet peut ainsi circuler entre plusieurs acheteurs, mais seul le dernier transfert permet réellement l’accès au stade. Les autres découvrent la supercherie trop tard, sans possibilité de recours. Souvent, les soi-disant revendeurs exigent le paiement en premier, mais n’envoient jamais les billets.
Dans certains cas,
l’arnaque prend une tournure inquiétante. «Un revendeur m’a demandé ma pièce d’identité et, dans un moment de confiance, je la lui ai transmise. Quelques instants plus tard, je me suis retrouvé avec mon argent disparu et ma carte d’identité utilisée à mon insu. Elle circulait dans les groupes Facebook, servant à arnaquer d’autres supporters», dénonce un supporter sur les réseaux sociaux. Faux profils, vrais comptes bancaires, noms inventés, mais RIB fonctionnels. Certains intermédiaires opèrent même depuis l’étranger, rendant toute tentative de récupération presque impossible.
Face à cette multiplication de
fraudes, une autre pratique s’est installée dans les groupes en ligne. Des internautes partagent des captures d’écran de profils soupçonnés d’arnaque, diffusent des noms ou des photos pour alerter les autres membres. Cette justice numérique improvisée traduit la colère et la peur des supporters, mais elle installe aussi un climat de suspicion permanente. Sans vérification officielle, ces signalements circulent rapidement et exposent parfois des personnes à des accusations publiques, fondées ou non.
Au cœur de ce système se trouve le
Fan ID, conçu comme un outil de sécurisation. Techniquement, l’inscription est simple et ne demande que quelques informations de base. Mais dans la pratique, son caractère strictement nominatif change les habitudes. Pour certains supporters, notamment étrangers ou occasionnels, cette rigidité limite la spontanéité des achats de dernière minute et complique les échanges informels. Un supporter ivoirien confie ainsi que, pour les matchs où le Maroc n’est pas concerné, plusieurs fans renoncent à acheter des billets, découragés par un système qu’ils jugent peu flexible, même s’il est facile à utiliser sur le papier. Une friction légère, mais suffisante pour faire baisser l’affluence sur certaines rencontres.
Ce paradoxe profite indirectement au marché noir, qui promet une solution rapide et sans formalités, malgré les risques évidents. Pourtant, la CAF rappelle régulièrement que toute revente non autorisée peut entraîner l’annulation du billet, le refus d’accès au stade et des poursuites judiciaires. Les transferts ne sont autorisés que dans un cadre privé et précis, via la plateforme officielle, après renseignement exact du Fan ID du bénéficiaire. Tout achat effectué en dehors de ce cadre se fait aux seuls risques de l’acheteur.
Des arrestations ont déjà eu lieu, signe que les autorités prennent le phénomène au sérieux. Mais beaucoup de victimes hésitent encore à porter plainte, par peur, par honte ou par manque de preuves. En attendant, le système continue de produire ses dégâts. Certains billets achetés en masse ne trouvent pas preneur à des prix excessifs et restent inutilisés, laissant des sièges vides, tandis que des supporters passionnés cherchent désespérément une place abordable.
La CAN devait être une grande fête du
football africain, un moment de partage et de ferveur populaire. Pour certains, elle devient un parcours semé de doutes, de transferts suspects et de promesses non tenues. Derrière chaque billet frauduleux, il y a une attente déçue, un parent venu avec son enfant, un supporter venu de loin. Et dans l’ombre de ce marché parallèle, c’est une part de l’esprit du football qui vacille.