Derb Ghallef : les rouages maîtrisés de la Jouteya
L'économie informelle recouvre dans notre pays des réalités diverses : l'artisanat traditionnel, le commerce de rue, l'emploi non déclaré, la micro-entreprise, le travail à domicile, les prestations de services, les activités de transport, la contrebande ou le narcotrafic.
LE MATIN
12 Mars 2008
À 23:37
Selon la CGEM, la "Jouteya” de Derb Ghallef est l'un des lieux phares de ce type d'activités. Intitulée «Réalités de l'économie informelle», l'étude pilote réalisée par l'instance patronale revêt un caractère autrement plus pluriel. Des investigations pragmatiques qui ont aussi et surtout cette particularité de passer au peigne fin les aspects sociologique et économique, tout en cernant les modes de fonctionnement des activités existant dans le quartier de Derb Ghallef, et précisément à la "Jouteya”. Justement à propos de cette «enceinte», il est à signalé qu'il s'agit là d'un modèle: une zone instable en situation précaire qui, paradoxalement, est un espace où les transformations et changements sont nombreux. On y rencontre des entrants, des sortants et plus de mobilité. Tous ces croisements, cette conversion en carrefour la rendent attractive. Le lieu offre plus de possibilités, voire de chances, qu'un espace maîtrisé. En générant de l'instabilité, le cadre de la "Jouteya” permet à ses acteurs d'être insaisissables et d'utiliser cette propriété comme outil stratégique.
La stratégie gagnante incorporée par ses acteurs est celle qui permet de se trouver dans un espace offrant le maximum de possibilités pour utiliser les avantages de l'immobile tout en étant inaccessibles. Le déplacement est générateur d'opportunités à condition d'en maîtriser les règles. Les acteurs en se rendant inaccessibles, non seulement physiquement, mais aussi d'un point de vue heuristique, ralentissent toute tentative de classification. D'où la difficulté de construire des profils type: évacuation de certaines questions, discours parfois délibérément contradictoire, mais aussi possibilité offerte aux personnes en situation difficile de s'insérer et d'évoluer dans cet espace. L'une des raisons majeures de l'inaccessibilité de cette population est son mouvement incessant : changement de métiers, diversification des activités, multiplication des clients internes et externes, succession des responsabilités. Parce que plus mobile, elle est en situation d'expansion et un pôle attractif. La clientèle diffère, selon les activités. La demande est toutefois à dominance privée et les catégories sociales hétérogènes.
Des classes aisées et moyennes, des professions libérales structurées (ex : avocats, médecins pour le matériel de bureau), des étudiants, mais également des catégories à faibles revenus encore les plus nombreuses. Pour la grande majorité d'entre elles, l'écoulement des biens et services se fait au sein même de la "Jouteya”. Vu sous cet angle, l'endroit présente un avantage en terme de localisation, en tant qu'espace d'informalité. En terme de commercialisation, la localisation de la "Jouteya” est unanimement considérée comme un atout. Les tenanciers font aussi souvent référence à un autre avantage, la popularité du souk "mondialement connu”. Pour certains, l'existence de produits de contrebande à bas prix, dont ils estiment la part à 20% des produits commercialisés, n'est pas l'avantage principal. Ce dernier réside essentiellement dans l'économie et les effets d'agglomération, qui en font un pôle attractif, un lieu de regroupement des différentes activités. Dans ce lieu, l'avantage se situe aussi dans l'existence d'un espace d'informalité (absence de certaines charges fiscales, produits).
D'après la grande majorité des tenanciers, les prix y sont 15% inférieurs à ceux du secteur formel de l'économie (ex: Maroc Telecom). La demande est fluctuante et cyclique. Dans certaines activités, les périodes de haute saison sont l'été, la rentrée scolaire, de même que les fins de semaine (ex: commerce et réparation en informatique, optique). Pour la plupart des commerçants, les pics d'activité se situent en début de mois. C'est en effet à cette période que la clientèle, des fonctionnaires essentiellement, dispose de liquidités. En revanche pour de nombreux tenanciers, les périodes de ralentissement sont les fêtes religieuses et le Ramadan. Selon l'assise financière de chaque activité et son type de clientèle, les modalités de paiement sont variables. La personnalisation de la relation avec le client et sa bonne moralité (ma'aqoul) interviennent dans les pratiques de règlement existantes. Dans la grande majorité des cas, notamment dans les activités à faible assise financière (ex : friperie), le paiement s'effectue au comptant et en espèces.
L'étroitesse des marges bénéficiaires et le profil de clientèle, disposant de peu de revenus, expliquent cette modalité de règlement. D'autres cumulent plusieurs moyens de paiement : au comptant, en espèces, par chèque de garantie et à crédit (ex : optique, chaussures, ameublement de bureau, vêtements). La rétribution par chèque existe. Elle est de plus en plus considérée comme une aventure périlleuse, sauf en cas de rapports de confiance. Pour faire face à la concurrence, l'usage de facilités de paiement et de l'échelonnement des échéances contre un chèque de garantie est une pratique courante dans la plupart des activités disposant d'une assise financière (ex: ameublement, luminaire…). Certains reconnaissent l'usage du chèque "indispensable dans les relations commerciales” mais soulignent les risques d'une telle pratique.
Afin de les minimiser, ces commerçants n'acceptent que des chèques aux montants peu élevés ou exigent un reçu en contrepartie. Par ailleurs, en raison de la dominance d'une clientèle privée, l'absence de facture est généralement la règle dans le système de transaction en cours. Toutefois, ce comportement, en cas de vente aux entreprises formelles, est contourné en exigeant des fournisseurs, eux-mêmes issus du secteur formel, des factures délivrées directement aux clients, afin de pouvoir récupérer la TVA. Cette modalité s'est particulièrement généralisée dans les activités évolutives (ex : électronique, informatique). ------------------------------------------------
Investigation subtile
L'étude s'est déroulée du 26 octobre au 6 décembre 2007. Elle a visé 23 personnes longuement interviewées. Le champ d'investigation concernait les activités localisées et visibles. Pour mieux comprendre le fonctionnement des métiers et saisir leur complexité, nous avons privilégié une démarche analytique qui prend en considération les aspects économiques et sociologiques. Leur fonctionnement dépendant, non seulement du marché, mais aussi de logiques, non marchandes. Dans ce marché peu formalisé, les habitudes, les comportements et les perceptions comptent autant que le flux de marchandises et la propension à payer ou non ses impôts.
Les outils méthodologiques retenus pour la collecte des informations nécessaires à l'élaboration de cette étude s'appuient sur une analyse documentaire, un relevé des activités existant sur le site ainsi qu'une enquête qualitative à partir d'entretiens semi-directifs et approfondis auprès des tenanciers d'activité. Un guide d'interview comportant différents axes a servi de support. De par leur caractère dynamique, les entretiens mettent en évidence un certain nombre de phénomènes que l'approche quantitative ne peut pas toujours révéler.