Des piliers de la croissance

«Les flux démographiques offrent un double visage, souvent injuste»

Interview. Avec Philippe Pierre, chercheur associé au LISE-CNRS à Paris, directeur du cycle de formation continue «Diversité et Management interculturel» de Sciences-po.
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12 Février 2009 À 13:38

«L'important n'est pas d'ouvrir les autres à la raison, mais de s'ouvrir à la raison des autres», cette citation du célèbre ethnologue Claude Lévi Strauss sert de fil conducteur au travail de Philippe Pierre sur le management en entreprise. Pour lui, le plus important est d'abord de vouloir aller à la rencontre des autres, de le pouvoir ensuite, et aussi d'élucider les inévitables blocages qui empêchent de construire ensemble des équipes diversifiées du point de vue de l'âge, du handicap, du genre, des origines sociales, régionales ou culturelles. Sociologue de la mondialisation, spécialiste de la gestion de la mobilité internationale, Philippe Pierre conseille aujourd'hui plusieurs entreprises marocaines et enseigne dans plusieurs institutions internationales (Sciences-po, HEC Genève, Essec, Université de Dauphine, Collège de l'école polytechnique…) après avoir été directeur des ressources humaines au sein de l'Oréal. Ses travaux portent notamment sur la place de l'étranger en entreprise, sur la gestion des équipes diversifiées et sur ce que vit celui qui est réputé différent des autres au travail. Comment fait-il pour que les autres acceptent sa différence ? Philippe Pierre revient ici sur l'expérience professionnelle de ceux qui vivent une expatriation et veulent s'enrichir…

Le matin éco : A l'occasion d'un départ dans un autre pays, on connaît beaucoup plus les difficultés d'adaptation des immigrés que celles des cadres expatriés. Leur «condition», si l'on puit dire, est-elle plus dure ?

Philippe Pierre :
Je ne souhaite pas confondre les expatriés des grandes entreprises qui sont privilégiés et les réfugiés ou encore les ouvriers immigrés pour qui souvent le voyage est le douloureux prix à payer pour bénéficier d'un travail. Tout simplement le «droit à avoir des droits», selon la belle expression de Hannah Arendt. Mais chez toutes ces personnes, pour celui ou celle qui quitte son pays, qui choisit d'affronter, dans son histoire, ce qui chez les autres demeure souvent masqué, cette fracture du «choc» vécu à l'étranger devient souvent le point d'appui d'une identité nouvelle et métissée. Remarquez que, dans la mondialisation, les flux démographiques offrent un double visage, souvent injuste. Des millions de personnes déplacées contre leur gré ou en fuite cheminent en quête d'un avenir meilleur. Mais, simultanément, avec l'amélioration phénoménale des conditions de transport comme celle des télécommunications, tandis que se creusent les écarts entre riches et pauvres, la mobilité d'ordre professionnel tend aussi à concéder aux plus dotés des possibilités d'émancipation nouvelle.

Pour ces cadres expatriés, vous voulez dire que les frontières s'ouvrent et les quotas s'assouplissent ?

Oui. De plus en plus nombreux sont ces individus privilégiés qui, usant d'un droit à la libre circulation des personnes, communiquent entre eux par-dessus les Etats, déterminant des rapports à leur propre culture d'origine et à la culture du pays d'accueil originaux. Face à une souveraineté des Etats-nations qui apparaît de plus en plus entravée, reconnaissons que les cadres supérieurs d'une firme multinationale, le responsable d'un syndicat de pilotes de ligne ou le représentant d'une église comptant des milliers de fidèles vont pouvoir agir avec une large marge d'autonomie «transfrontalière». C'est un des visages de la mondialisation. Chez ces personnes, on ne soupçonne pas forcément leurs difficultés à vivre des mobilités géographiques répétées. On en élude souvent les problèmes. On a souvent d'eux l'image de gens parfaitement adaptables qui vivent aisément leurs transferts internationaux, contrairement aux immigrés qui éprouvent souvent, comme l'avait écrit Tahar Benjelloun, «la plus haute des solitudes» dans un réel déracinement. On connaît donc moins cette solitude des cadres expatriés qui ressentent un écart entre un modèle idéal, relayé par l'entreprise qui les emploie, où tout ne serait qu'apprentissage fructueux, et les difficultés ressenties pour soi et sa famille au quotidien. Ce que certains spécialistes appellent le «choc culturel». En coulisse, après les heures de travail, au moment où ces cadres se mettent à se raconter, on entend beaucoup de choses sur leur authenticité ou du moins l'idée qu'ils se font de leur authenticité, de leurs racines, de leurs identités, de leurs croyances, soudain plus difficiles à assumer à l'étranger. On est tous au quotidien des personnes qui tentent de faire des ponts entre différents enracinements et affiliations. Pour mettre un terme définitif aux conflits, aux guerres économiques qui nous font horreur, la seule issue est de développer l'art de la rencontre.

Même pour un cadre parfaitement intégré, vous dites que sa culture peut émerger à un moment donné, au moment peut-être où il s'y attend le moins. Comment faire pour le comprendre ?

Il ne convient pas de juger de la qualité d'un pays dans la banlieue d'un port. Une erreur à ne pas commettre est d'abord de considérer la nationalité comme le critère principal, voire unique, de différenciation culturelle entre les salariés ! Le coq ne parle pas toujours un langage de coq et le canard un langage de canard ! L'erreur est de croire en «choc des civilisations» où à l'extrême, chaque peuple aurait un substrat historique particulier, production collective prévisible, que les gestionnaires devraient parvenir à découvrir et mieux comprendre. C'est oublier le phénomène qualitatif central de la réinterprétation de sa culture qui, aussi bien chez les descendants d'immigrés que chez les cadres internationaux d'entreprises mondialisées, définit un aspect important de leur apport à la culture de la société d'accueil. J'ai connu des personnes qui ont vécu l'entreprise transnationale pendant deux ou trois décennies. Tout d'un coup, ces personnes prenaient la défense d'intérêts alter mondialistes ou entraient dans un mouvement associatif ou religieux pour défendre d'autres valeurs. C'était frappant !
L'erreur serait de regarder le monde dans un cabinet de curiosités ! Bien au contraire, je crois que lorsque l'on forme à l'expatriation, il convient de chercher à déconstruire ses préjugés, à se «casser les os de la tête», à saisir pourquoi on a besoin de l'autre pour se comprendre et à cerner ses propres insuffisances. Comprendre, c'est traduire et essayer de prendre les yeux des autres. Comprendre, c'est aussi agir pour transférer ses propres savoir-faire. Au final, la forme la plus élevée du secours est celle qui rend l'individu apte à s'en passer !

La question de l'immigration est au cœur de tous les agendas diplomatiques. Que représente l'entreprise pour l'immigré ?

L'intégration se fait très fortement par le travail. L'entreprise est un lieu d'intégration capitale pour les immigrés. C'est un lieu de construction de valeurs, de normes, d'éducation, un lieu où l'on apprend d'autant plus vite quand on prend le risque d'apprendre aux autres. C'est un lieu où l'on trouve parfois des passeurs, des médiateurs, des gens qui vont vous aider à décrypter la société qui vous accueille. De ce point de vue, l'accès au travail est fondamental. Souvent quand on est en situation d'immigration, on tente de se défendre des injustices par le truchement du collectif. On milite et on fait des grèves. Chez les cadres internationaux, il n'y a pas de syndicats. L'expérience est individuelle et si je fais le parallèle avec les immigrés, c'est pourtant le même désir de se raconter, la même volonté de faire le lien dans sa vie entre passé et présent. Ce que je vois, et qui est commun, c'est que chacun va travailler avec une volonté d'être écouté, valorisé dans ce que l'on fait, regardé et reconnu. La question de la reconnaissance est centrale. Plus largement, je note, comme le dit Jonathan Sacks, que les civilisations ne survivent pas par la vertu de la force, mais selon qu'elles ont répondu aux faibles ; non par la richesse, mais par le soin qu'elles prodiguent aux pauvres ; non par le pouvoir, mais par le souci qu'elles ont des indigents.

Cette forte demande de reconnaissance est-elle liée à une évolution sociologique qui met en avant l'individu ?

Oui et il y a un écueil. A mesure que la demande de reconnaissance augmente au niveau individuel se pose évidemment la question du juste traitement et du lien dans les collectifs de travail ; on peut même aller jusqu'à l'individualisme galopant. Il y a donc un équilibre à trouver dans toute organisation entre des individus qui s'affirment en leurs différences et des équipes qui tournent et où chacun a le sens de l'effort.

D'où cette gestion des «hauts potentiels» qui devient difficile en entreprise ?

Oui, c'est une gestion compliquée quand ces personnes votent avec leurs pieds ! C'est-à-dire qu'elles quittent un endroit, une entreprise, une communauté de travail soudainement et sans même vous avoir dit pourquoi ! Certains «hauts potentiels», de jeunes diplômés, vivent l'entreprise comme des trajectoires de comètes où il faut aller vite dans les postes et cela pose une question d'apprentissage, de présence en poste. Là, il faut faire preuve de sagesse pour avoir une année pour découvrir, une année pour faire et une autre pour passer à la suite ; une période de trois ans me semble intéressante pour maîtriser son poste et pouvoir passer aux autres.

Cela exige du courage de la part des dirigeants et signifie aussi que l'on passe du contrôle à un accompagnement ?

Les formes autoritaires et unilatérales de management sont dépassées. L'entreprise taylorienne, hiérarchique et pyramidale ne correspond plus ni aux nouvelles attentes des jeunes collaborateurs, ni aux contingences du marché ; il faut passer à une animation en réseau. Animer en réseau cela veut dire davantage d'investissement en formation et en capital humain, cela veut dire des systèmes de reconnaissance qui sont transparents, cela veut dire aussi évaluer les critères selon lesquels on vous juge. A mesure que l'on rend claires et lisibles les règles sur lesquelles on juge, l'ensemble des acteurs qui se considèrent comme à potentiel va mieux jouer avec ces règles. Et ils en ont la capacité. C'est une belle responsabilité humaine. La fonction ressources humaines doit être davantage partagée. Ce ne devrait pas être l'apanage d'un service ou d'un département, c'est aussi la responsabilité de chaque manager.

Vous venez de publier un ouvrage intitulé «Pour un management interculturel. De la diversité à la reconnaissance en entreprise», avec votre collègue Evalde Mutabazi. Quelle est la genèse de cet ouvrage préfacé par Albert Jacquard. Et pour quelles raisons avoir choisi Albert Jacquard ?

Albert Jacquard a, dans un de ses ouvrages, cette formule que les autres ne sont pas notre enfer parce qu'ils sont autres ; ils créent notre enfer lorsqu'ils n'acceptent pas d'entrer en relation avec nous. «Interculturel» signifie précisément pour Evalde Mutabazi et pour moi, une mise en relation et une prise en considération des interactions entre des groupes, des individus, des identités. La priorité est donnée à la personne, et non pas à sa culture. Cet ouvrage est issu de notre travail en commun depuis plus de dix années et du regard contrasté que nous portons, avec Evalde Mutabazi, sur le management dans sa globalisation : transactions commerciales à distance, parfois à des milliers de kilomètres, rapports entre maison mère et filiales installées à l'étranger, fusions ou joint-ventures, défi de la gestion internationale des ressources humaines, expatriations, transfert de technologie et know-how qui font peser … Cet ouvrage est né d'un souhait de mieux comprendre la discipline du management interculturel qui a été récemment introduite de manière définitive dans les cursus des principales écoles de commerce et des universités des pays de la Triade, mais aussi au Maroc, comme le font Youssef Saddik à l'Université d'Agadir, et les responsables DRH de grandes institutions comme la CDG ou l' ONA Managem.
La discipline tend à devenir chaque fois plus concrète : il s'agit, par exemple, de préparer des familles à l'expatriation, d'apprendre à mener une négociation à l'étranger ou à gérer des équipes multiculturelles. Sous forme de séminaires ou d'ateliers, on traitera de la gestion du temps, des rapports hommes-femmes, de la résolution des conflits, du poids du contexte religieux… Les entreprises doivent préparer leurs équipes au contact de l'autre et de l'étranger. La concurrence, pour les entreprises, est de plus en plus nombreuse, compétente et agressive. L'erreur par manque de préparation coûte de plus en plus cher et fait perdre du temps !

Les managers qui travaillent dans la mondialisation peuvent-ils être ces passeurs entre les civilisations et les cultures ?

Oui, à condition de vivre dans la mixité sociale et de ne pas être une élite transnationale coupée du reste de la population. Il y a toujours ce risque de vivre «entre soi», d'être toujours relié par les nouvelles technologies sans connaître le pays qui vous accueille. A l'ère de la mondialisation et du commerce mondial, Claude Lévi Strauss parle de «coalition des cultures». Une sortie du «côte à côte» qui exige de combattre l'idéologie du «tout mobile» et du «tout commerce». La mondialisation sera ce que nous en faisons. Je crois, comme Albert Jacquard l'exprime si bien, à la nécessité du rapport à l'autre non seulement pour être heureux, mais bien plus fondamentalement pour être conscient. Ce dernier rappelle aussi que la solitude évoque deux situations opposées, la solitude subie et la solitude désirée. «La première est dramatique», écrit-il. «J'ai besoin des autres, et personne n'est là. Je suis comme un feu qui meurt étouffé, faute d'oxygène. La seconde est, à certains moments, nécessaire pour retrouver la cohérence de tous les matériaux qui se sont accumulés, pour renouer des fils, pour se préparer à de nouvelles rencontres. Cette solitude choisie peut être aussi, elle-même, l'occasion d'une rencontre : c'est tout le miracle de la lecture ; quel bonheur que d'entendre Montaigne nous faire des confidences !». Albert Jacquard rappelle souvent que la fraternité a pour résultat de diminuer les inégalités tout en préservant ce qui est précieux dans la différence. Pour donner à l'autre, il faut donc savoir de quoi l'on est porteur et se connaître soi-même. A ce moment-là, on peut «commercer» au sens le plus noble.

Avec la crise économique et financière et ses conséquences sur l'explosion du chômage, la gestion de la diversité n'est-elle pas plus difficile ?

C'est un fait et une obligation de vigilance. Je constate qu'un vocabulaire leurrant, un langage «ethnique» remplace en France un langage de «classe» depuis que l'on parle de beurs au lieu de travailleurs immigrés et de préfet musulman au lieu de préfet tout court. Le fait est qu'en France, le mot diversité évoque surtout, dans l'inconscient collectif, l'intégration des populations défavorisées vivant dans ce que l'on appelle des «quartiers sensibles» et moins les dimensions de lutte contre les discriminations, valorisées hors de nos frontières, notamment en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, autour de l'âge, du genre, de l'orientation sexuelle, du handicap, ou encore de l'origine sociale.

Comment faire réussir des équipes diversifiées ?

Au départ de tout processus de développement d'une équipe, il faut qu'il y ait un projet clair et un objectif à atteindre, pour lequel la diversité des apports est requise. Autrement dit, sous prétexte des dispositions légales ou pour éviter les sanctions, le seul rassemblement de personnes différentes (âges, métiers, origines culturelles ou sociales, sexes ou états de santé...) suffit pour créer un groupe, mais pas du tout pour créer un esprit d'équipe ni pour assurer une dynamique de long terme. Très concrètement, il faut que les étapes du projet en appellent aux apports spécifiques des différents membres, pour que chacun puisse se sentir utile, qu'il entrevoie les possibilités d'être reconnu et valorisé, d'apprendre et progresser en s'investissant concrètement dans la réalisation des opérations, la résolution de problèmes, l'invention de nouvelles solutions ou méthodes de travail. Il ne faut pas mésestimer la difficulté à construire des équipes diversifiées, ni les effets de fascination et de résistance à la culture de l'autre qui conduisent au rejet ou au mimétisme stérile.
En cela, la constitution d'équipes diversifiées nous amène à reconnaître, comme l'a fait Claude Levi-Strauss que «la ressemblance n'existe pas en soi : elle n'est qu'un cas particulier de la différence, celui où la différence tend vers zéro». Les discriminations identifiées d'abord, les synergies construites ensuite, se fondent autour d'un élément principal perçu comme différent dans un ensemble vu comme à la fois indistinct et en cours d'unification. Elles n'existent comme différence que par rapport à une norme et sont le résultat d'un processus de construction sociale. Une équipe au travail est d'autant interculturelle que ses membres qui s'engagent dans cette construction sont dynamisées, non pas par la compétition, nécessaire, ou la rivalité entre eux mais par leur interdépendance et leur complémentarité opérationnelle, par la possibilité et la volonté pour chacun d'apprendre et de s'enrichir au travers de ses relations de travail avec les autres, d'échanger et d'interagir de façon régulière avec eux, selon les besoins de leur projet commun, et de les enrichir par la coproduction de solutions nouvelles. Répétons que parce qu'elle invite souvent chacun à accepter la remise en cause quelquefois profonde (de ses habitudes, ses façons de penser, ses règles de conduite ou ses critères de jugement) la confrontation n'est pas toujours aisée dans de tels contextes multiculturels.
C'est une des raisons pour lesquelles, la construction et le développement des équipes interculturelles supposent un certain nombre de conditions, notamment liées au fait que le manager concerné doive consacrer une attention particulière autant au projet qu'aux caractéristiques professionnelles et culturelles des différents membres de son équipe chargée de le réaliser ensemble. Il doit prendre du temps avec chacun et peser les rapports de groupe, relever des indices de bonne intégration et les valider avec chacun. Qui plus est, il n'est pas rare que ce projet apparaisse d'abord, selon les références culturelles et professionnelles, de chacun, comme un objet flou ou insensé, vague ou incertain, une mission impossible à atteindre, un chantier dangereux ou contraire à certaines valeurs perçues comme fondamentales... En conséquence, une bonne équipe interculturelle ne peut se construire qu'autour d'un projet commun, expliqué, compris et partagé par ses membres.
Comme le dit souvent Evalde Mutabazi, le défi du manager d'équipes multiculturelles est de taille : passer du groupe (regroupement de personnes) à l'équipe (personnes en interaction et en interrelation) ; dépasser l'approche mécaniste (orientation vers la tâche) pour créer un espace collectif de travail et développer un management davantage orienté vers la personne et capable de favoriser la création d'une culture partagée qui valorise les différences culturelles et les traite, non pas comme des tares mais comme des «réservoirs de talents». L'essentiel n'est pas seulement de reconnaître le caractère pluriel des sociétés mais d'énoncer dans le même temps les modalités de cette prise en compte, l'irréductible mystère comme les bonnes raisons qui poussent chacun à agir.
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