Économie

Logistique au Maroc : Entretien avec El Mostafa Fakhir, International Logistics & Trade Expert

La reconfiguration du transport maritime implique un équilibre de force entre les acteurs de la chaîne logistique. Une nécessité qui devient d’autant plus pressante pour les pays africains qu’ils ont actuellement un défi majeur à relever, à savoir la réussite dans la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine. Dans cette entreprise, l'expertise et le savoir-faire de Tanger Med seront d’un grand secours et doivent être partagés avec l'Afrique. Il s’agit là d’un des messages forts émis par El Mostafa Fakhir, International Logistics & Trade Expert, dans cet entretien qu’il nous a accordé à l’occasion de la première édition africaine du Congrès de technologie des ports, de transport maritime et des terminaux (Terminal Operations Conference – TOC) les 20 et 21 septembre 2023.

El Mostafa Fakhir.

24 Septembre 2023 À 15:40

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Le Matin : À votre avis, dans quelle mesure peut-on dire que Tanger Med est un modèle pour les autres ports africains ?

El Mostafa Fakhir : Aujourd'hui, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Tanger Med a été le premier port africain pendant les six dernières années, le premier port méditerranéen au cours des trois dernières années, et le quatrième port le plus performant en 2022. L'expertise et le savoir-faire de Tanger Med sont là. Nous devons les partager avec l'Afrique, car nous avons un défi majeur pour les pays africains appelé la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). La reconfiguration du transport maritime actuel implique un équilibre de force entre les acteurs de la chaîne logistique, et certains pays africains sont dans une position moins favorable. Heureusement, le Maroc, avec sa compétitivité et son attractivité, peut jouer un rôle incontournable.

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Actuellement, 40% des conteneurs au départ ou à destination de Tanger Med proviennent ou se dirigent vers des ports africains. Tanger Med joue un rôle clé dans la connectivité entre les ports ouest-africains et le reste du monde, équilibrant ainsi les forces. Nous devons également améliorer la connectivité directe entre les pays africains, ce qui est encore un défi majeur. Il y a une absence de flotte marchande africaine et marocaine, mais cela pourrait changer à l'avenir grâce aux investissements dans l'infrastructure et grâce à la technologie.

Justement, la digitalisation est l'un des défis majeurs. Comment voyez-vous la digitalisation au Maroc et au niveau des ports africains ?

Actuellement, certains pays africains sont en avance en matière de digitalisation. C’est le cas du Maroc qui doit transférer son savoir-faire et son expertise, notamment des systèmes comme le guichet unique PortNet et le PCS (Port Community System) à d'autres pays africains. La connectivité entre les acteurs logistiques, tels que les douanes, les ministères du Commerce, de l'industrie et de la Santé, sera essentielle pour faciliter les échanges. Le passage au numérique est nécessaire pour accélérer les processus et éliminer les contraintes liées à la paperasserie.

Et qu'en est-il de l'intelligence artificielle ?

L'intelligence artificielle est déjà présente, notamment avec le terminal APM Terminal à Tanger Med 2. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'intelligence artificielle ne détruit pas d'emplois, mais elle les pérennise. Grâce à Tanger Med 1, nous avons créé davantage d'emplois. Bien sûr, certaines opérations ne nécessitent plus d'intervention humaine directe, mais cela améliore l'efficacité globale du port et crée des emplois industriels.

L’efficacité globale d’un port ne peut être atteinte que s’il y a des zones logistiques performantes. Or au Maroc, il y a un grand retard en la matière. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’une grande faiblesse ?

C'est vrai, c'est l'une de nos grandes faiblesses. Nous avons réussi à établir Tanger Med comme un acteur majeur de la logistique internationale, mais nous n'avons pas réussi à mettre à niveau l'ensemble de l'écosystème logistique au Maroc. Il y a un manque de stratégie intégrée pour élever tous les acteurs de la logistique. C'est notre défi pour l'avenir, car nous aurons besoin de différents modes de transport, y compris le routier et l’aérien, pour soutenir les échanges avec les pays africains. Il est essentiel de moderniser tout l'écosystème.

Le Maroc a deux façades maritimes, mais en l'absence d'une flotte maritime, peut-on toujours le considérer comme un pays maritime ? Faut-il envisager de ressusciter la flotte maritime nationale ?

Le Maroc est intrinsèquement lié à la mer, ce n'est pas nouveau. Dans les années 1970, nous avions des exemples avec des entreprises comme la Comanav qui étaient des acteurs maritimes importants à l'époque. Tanger Med, avec son emplacement, est l'héritier de cette tradition maritime. Bien sûr, nous avons connu un déclin significatif, en grande partie dû à notre incapacité à nous adapter. Cependant, je suis fermement convaincu que le Maroc a besoin d'une présence maritime. Ce n'est pas un luxe, mais une nécessité pour notre pays. Dans la chaîne logistique moderne, l'intégration est essentielle, ce qui signifie que nous devons également intégrer les navires. Cela dit, il est vrai que la construction d'une flotte maritime nécessite une vision stratégique, une politique maritime, et c'est ce qui fait actuellement défaut. Le potentiel est là, mais nous devons mettre en place les structures nécessaires. Pour donner un exemple, pendant la pandémie de la Covid-19, nous avons vu qu'un conteneur en provenance de Chine vers le Maroc coûtait 20.000 dollars américains. Cependant, la grande majorité de la valeur ajoutée générée par ce transport est allée aux armateurs, tandis que les revenus portuaires étaient minimes, représentant seulement 20 dollars sur les 20.000.

Il est donc important de réfléchir à la manière de tirer davantage de bénéfices de ces activités maritimes pour le Maroc. Mais, cela reste une bonne chose puisqu’il nous permet de domicilier le fret. Cela signifie que si nous n'étions pas aussi compétitifs, les armateurs ne viendraient pas chez nous. Mais aujourd'hui, nous devons monter dans la chaîne de valeur. Nous parlons du taux d'intégration de l'industrie automobile, mais nous devons également parler du taux d'intégration dans la logistique maritime. Actuellement, notre taux d'intégration maritime est de seulement 1%. Nous devons atteindre au moins 20%, voire 30 ou 40%, car cela est réalisable, comme l'histoire l'a déjà montré. Si demain nous voulons nous tourner vers les pays africains, nous ne pourrons pas le faire sans notre propre flotte maritime. C'est similaire à la politique touristique, où pour développer le tourisme, nous avons besoin d'une compagnie aérienne nationale et d'un pavillon national dans le secteur aérien.

Pour le commerce extérieur, c'est la même chose. Nous ne pouvons pas le développer sans posséder une flotte, car pour ouvrir une ligne entre, par exemple, Casablanca et Douala, un armateur peut perdre de l'argent au début. Mais sur le long terme, cela permettra d'établir et de pérenniser une ligne maritime, ce qui profitera aux exportateurs. Au départ, il y aura toujours des questions sur la viabilité de la ligne, mais il faut une ligne pour qu'il y ait du volume. Le volume ne se développera jamais s'il n'y a pas de ligne au préalable.

Concernant les autoroutes maritimes, comment percevez-vous la position du Maroc ?

Il est vrai que nous avons été encouragés à nous engager dans les autoroutes de la mer, et des compagnies maritimes marocaines y ont participé activement. Nous avons même créé la route maritime Agadir, qui a permis de transférer une grande partie du fret routier vers le fret maritime. Cependant, nous avons été surpris lorsque l'Union européenne a refusé de verser les subventions promises pour ce transfert modal, en affirmant que les Marocains n'étaient pas considérés comme Européens et n'avaient pas droit aux fonds européens, alors qu'au départ, cela avait été présenté différemment.

Aujourd'hui, nous saluons l'initiative courageuse du gouvernement de subventionner directement les entreprises de transport routier pour faire face au coût du carburant. Mais pourquoi ne pas envisager un système de subventions directes pour les armateurs qui ouvriraient des lignes ? Cela permettrait d'offrir des tarifs préférentiels aux exportateurs et de favoriser le transfert modal, ce que nous appelons le transport modal. Aujourd'hui, nous avons un précédent, et il ne faut pas s'arrêter en si bon chemin.

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