Dans la discrétion d’un article budgétaire, la loi de Finances 2026 prolonge un mouvement amorcé un an plus tôt : après avoir introduit en 2025 une retenue libératoire sur option pour les revenus locatifs des personnes physiques, le dispositif évolue vers une obligation plus structurante. Désormais, les loyers versés par les sociétés et les professionnels, quel que soit le statut fiscal du bailleur, sont soumis à une retenue à la source (RAS), prélevée directement par le locataire et reversée aux services des impôts. Les particuliers relevant du régime forfaitaire ne sont pas concernés à ce stade. L’ajustement semble mineur, mais il est en réalité révélateur d’un mouvement plus ample.
En effet, derrière cette évolution se profile une métamorphose silencieuse du système fiscal avec la montée en puissance de la RAS comme outil central de recouvrement. Ce mécanisme, pensé pour fluidifier l’impôt, s’étend désormais à la quasi-totalité des flux économiques, que ce soient salaires, honoraires, services, capitaux, paiements transfrontaliers, ou aujourd’hui charges locatives. Chaque nouvelle retenue dessine un circuit spécifique, avec ses taux, ses formulaires, ses délais. Ce morcellement progressif complexifie la vie des entreprises, qui deviennent des intermédiaires fiscaux malgré elles, débirentiers selon le jargon fiscal, sans toujours en avoir les moyens techniques ni la culture administrative.
Déclarer, c’est souvent entrer dans un labyrinthe
À mesure que les retenues à la source se multiplient, un glissement discret mais structurant s’opère : l’entreprise marocaine devient, bon gré mal gré, un rouage actif de la collecte fiscale. Elle ne produit plus seulement, elle prélève, déclare, reverse. Elle administre, comptabilise, anticipe. Une tâche complexe, qui exige méthode, rigueur, ressources humaines et techniques.
Mais ce transfert de responsabilité s’appuie sur un postulat fragile : celui d’une maturité administrative généralisée dans le tissu économique. Or au Maroc, la réalité est tout autre puisque la culture de la déclaration fiscale reste peu ancrée, y compris chez les professionnels. L’acte de déclarer est rarement perçu comme un droit. Il est vécu comme une contrainte avec prise de risque. Car déclarer, c’est entrer dans un système sans retour, un circuit où la moindre omission peut se transformer en redressement, où chaque démarche en appelle une autre, sans fin claire ni sortie simple. Beaucoup redoutent non pas l’impôt en soi, mais l’angoisse de s’enliser dans un terrain juridico-fiscal mouvant. Dans ce contexte, chaque nouvelle retenue à la source, avec ses propres taux, ses formulaires spécifiques, ses délais et ses sanctions, devient un point d’entrée supplémentaire dans ce labyrinthe administratif. L’erreur n’est pas une exception, elle est statistiquement probable et elle se paie très cher.
Sans surprise, les grandes entreprises s’en sortent mieux. Elles disposent de directions administratives et financières, de conseillers fiscaux, de logiciels adaptés et surtout de marges de manœuvre. Mais les petites structures, les TPE et les startups fléchissent sous la charge. Elles passent plus de temps à décrypter les règles qu’à faire vivre leur activité. Le déséquilibre est manifeste et les plus fragiles supportent une complexité conçue pour les plus robustes. Ce sont précisément ces jeunes pousses, agiles, innovantes et créatrices d’emplois, qui devraient être soutenues, et non sur-administrées.
Pour une fiscalité fluide et apaisée
Dans un contexte où la complexité fiscale crée plus d’angoisse que de civisme, la généralisation des retenues à la source libératoires s’impose comme une voie de réforme à la fois pragmatique et structurante, du moins pour les contribuables non soumis au régime de l’IS. Le principe est simple : une fois l’impôt prélevé à la source, le contribuable n’a plus à effectuer de déclaration complémentaire. L’impôt est soldé, le circuit est clos et chacun peut se recentrer sur l’essentiel. Appliquée de manière cohérente aux loyers, honoraires, prestations ou paiements transfrontaliers, cette approche permettrait :
- Une simplification des obligations pour les entreprises et les particuliers.
- Une réduction significative des erreurs et des redressements inutiles.
- Une meilleure lisibilité du système pour tous les acteurs.
- Une efficacité accrue pour l’administration, qui éviterait de traiter des flux déclaratifs en double, parfois contradictoires.
Mais cette évolution ne peut être pleinement réussie sans l’autre transformation qu’est la digitalisation holistique du parcours fiscal. Car aujourd’hui, même lorsqu’un impôt est prélevé ou déclaré en ligne, le chemin reste semé d’étapes physiques, de justificatifs papier, de rendez-vous compliqués. Il ne suffit pas de numériser un formulaire, il faut fluidifier l’ensemble de l’expérience fiscale, depuis la déclaration jusqu’à l’obtention du quitus. Un tel écosystème digital offrirait de multiples bénéfices :
- Il libérerait un temps précieux pour les contribuables, en réduisant les déplacements et la charge mentale.
- Il contribuerait à réduire les émissions carbone liées aux déplacements administratifs.
- Il permettrait à l’administration fiscale de se concentrer sur des missions à plus forte valeur ajoutée, comme l’accompagnement, le contrôle intelligent ou la lutte contre la fraude structurée.
En somme, la retenue libératoire ne doit pas être vue comme un simple allègement déclaratif, mais comme une étape de transition vers une fiscalité plus fluide, plus moderne et plus humaine, où la technologie devient un outil de confiance, au service d’une relation assainie entre l’administration et le contribuable.
Fiscaliser avec justesse, construire avec confiance
La modernisation fiscale n’est pas qu’une affaire de textes, de taux ou de téléprocédures. Elle suppose aussi une transition culturelle, patiente et concertée. Car on ne bâtit pas un civisme fiscal sur la seule base de l’injonction. Il faut d’abord inspirer la confiance, créer de la lisibilité et offrir de la stabilité. Or le citoyen marocain, dans sa grande majorité, n’est pas encore acculturé à la déclaration systématique de ses revenus. La démarche reste perçue comme risquée, souvent floue, parfois anxiogène. Ce n’est pas la volonté de contribuer qui fait défaut, mais la clarté du cadre, la fluidité du parcours et, surtout, la conviction que l’on ne s’enlisera pas dans un engrenage sans fin.
Dans cette perspective, la retenue à la source libératoire prend tout son sens. Elle ne dispense pas de l’impôt, elle en simplifie l’accès pour les personnes physiques. Elle ne supprime pas le contrôle, elle en rationalise l’exercice. Elle peut, si nécessaire, intégrer un taux légèrement majoré pour solder l’impôt en amont, mais elle offre, en contrepartie, une sérénité administrative précieuse pour des millions de contribuables.
Encore faut-il que cette logique soit accompagnée d’une digitalisation cohérente, de bout en bout, depuis les bureaux de la perception jusqu’au quitus. C’est à ce prix que l’on évitera les déplacements inutiles, que l’on optimisera le temps du contribuable comme celui de l’administration, et que l’on posera les fondements d’une relation fiscale apaisée. Simplifier, ce n’est pas renoncer, c’est au contraire donner les moyens à chacun d’entrer dans la légalité sans crainte, sans surcharge, sans détour. À une époque où l’efficacité est aussi une forme de justice, la fiscalité marocaine gagnerait à s’inspirer de cette vision équilibrée : juste dans l’intention, claire dans l’exécution, humaine dans son déploiement.
Revenus locatifs : de la souplesse à la contrainte
La loi de Finances 2025 proposait déjà une retenue à la source sur les loyers, mais dans un cadre strictement limité : elle s’adressait uniquement aux propriétaires personnes physiques, avec la possibilité d’opter pour un prélèvement libératoire de 10% ou 20% selon le montant des revenus fonciers. Cette mesure, encore discrète, visait à inciter à la déclaration tout en évitant des régularisations ultérieures. Le locataire n’était pas mobilisé et il n’avait aucune responsabilité fiscale. La loi de Finances 2026 transforme cette approche ponctuelle en dispositif structurant : elle crée une catégorie fiscale autonome pour les revenus locatifs et impose une retenue obligatoire opérée par le locataire, qu’il soit personne physique ou morale. Le paiement du loyer devient ainsi le déclencheur automatique d’une chaîne déclarative : calcul, versement, attestation, contrôle. Une évolution rapide, en apparence technique, mais qui modifie en profondeur la nature même de la relation fiscale autour du logement. Ce qui était un choix devient une obligation, et ce qui relevait de la régularisation individuelle devient une responsabilité partagée, sans caractère libératoire systématique, cette fois.
Régularité fiscale : outil de transparence ou peine économique ?
Depuis 2024, toute prestation de services, y compris dans les relations entre acteurs privés, doit être accompagnée d’une attestation de régularité fiscale. En théorie, la mesure vise à favoriser une économie plus transparente. En pratique, elle ferme les portes du marché à toute entreprise en difficulté fiscale. Une structure en retard de paiement, engagée dans un recours ou confrontée à une dette contestée, n’obtient pas l’attestation. Elle ne peut donc ni facturer, ni contractualiser, ni accéder à des appels d’offres, même dans le secteur privé. Le défaut fiscal devient ainsi une condamnation économique. Cette mécanique implacable transforme la conformité en condition d’accès à l’activité, sans distinction entre la fraude et la fragilité. Un choix qui interroge : veut-on redresser ou exclure ?
Identifiant fiscal : un accès qui engage
Parmi les orientations marquantes de la loi de Finances 2026, la création d’un identifiant fiscal pour chaque personne physique disposant d’un revenu ouvre une nouvelle étape dans la modernisation de la relation contribuable-administration. Ce numéro unique promet une fiscalité plus traçable, plus équitable, mieux structurée. Mais il ne peut remplir sa promesse qu’à une condition : faire du parcours fiscal une expérience citoyenne. Car attribuer un identifiant, c’est inviter le citoyen à entrer dans un écosystème encore trop souvent perçu comme opaque, intimidant ou chronophage. Ce nouvel accès ne doit pas être une porte vers la complexité. Il doit devenir une interface ouverte, accessible, où l’on peut comprendre, déclarer, s’acquitter et obtenir quitus sans difficulté ni crainte. Autrement dit : une fiscalité à hauteur d’homme, pensée non seulement pour contrôler, mais pour accompagner.