Chroniques

La rente, l’autre combat de l’éducation nationale

Alors que l’école marocaine peine encore à apprendre à lire à ses enfants, une réforme pédagogique et économique inédite est en marche. Les «Écoles pionnières» tentent d’inverser la spirale de l’échec, mais font face à des résistances feutrées qui soulèvent des questions légitimes : qui sert vraiment l’intérêt du citoyen ? Et qui cherche à préserver ses acquis ?

21 Septembre 2025 À 16:50

Peut-on parler de formation solide quand un enfant sur deux quitte le primaire sans savoir lire correctement ? En 2021, selon l’étude internationale PIRLS (Programme international de recherche en lecture scolaire), le Maroc se classait 56e sur 57 pays, avec près de deux tiers des élèves en situation de «pauvreté des apprentissages». Lire un texte simple, formuler une phrase intelligible, effectuer une addition élémentaire, autant de compétences que beaucoup d’enfants ne maîtrisent toujours pas à la fin du cycle primaire.

Ce constat alarmant est le résultat d’un système qui, trop longtemps, a négligé les fondamentaux. Les programmes étaient denses, abstraits, souvent inadaptés aux réalités linguistiques et sociales des élèves. Ils avançaient à un rythme uniforme, sans tenir compte des décalages d’apprentissage. Un enfant qui «rate le départ» en CP ou CE1 se retrouve très vite marginalisé, car les lacunes s’accumulent sans jamais être rattrapées. L’école continuait d’avancer, lui restait bloqué sur le quai.

À cela s’ajoutent les difficultés structurelles : classes surchargées en zones urbaines, classes multi-niveaux dans les zones rurales, infrastructures précaires, absence de remédiation pédagogique efficace. Le résultat est connu : plus de 180.000 élèves décrochent chaque année, dont une majorité dès la première année du collège. Ce n’est pas un simple accident. C’est une crise systémique, un écart dramatique entre les ambitions de l’école marocaine et ce qu’elle permet réellement aux enfants d’accomplir. Et c’est précisément pour briser cette mécanique de l’échec que la réforme des Écoles pionnières a vu le jour.

Cette situation n’est pas seulement une crise pédagogique. Elle interroge un principe fondamental : l’accès à une éducation de qualité est un droit constitutionnel, socle de l’égalité entre les citoyens. Or on ne peut accepter un Maroc à deux vitesses : d’un côté, des familles qui ont les moyens de placer leurs enfants dans le privé, de l’autre, des millions de parents contraints de se tourner vers une école publique longtemps en deçà des standards. Cette fracture se traduit déjà dans la société puisque près d’un jeune sur trois se retrouve parmi les NEET (Neither in Employment, Education or Training), ces jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni à l’école. Leur existence incarne le coût social d’un système éducatif défaillant et rappelle que réformer l’école, c’est aussi protéger l’avenir du pays.

L’école pionnière : réparer avant d’instruire

Face à l’échec massif des apprentissages de base, le ministère de l’Éducation nationale n’a pas choisi de colmater. Il a décidé de reconstruire. En 2022, une réforme d’envergure voit le jour : le programme des Écoles pionnières. Non pas une retouche cosmétique, mais un véritable changement de paradigme, tant sur le plan pédagogique que structurel. Le cœur du modèle repose sur deux leviers essentiels, pensés pour rompre avec la logique d’exclusion silencieuse qui régnait jusque-là :
  • TaRL, Teaching at the Right Level : cette méthode internationale, née en Inde et adaptée au Maroc, repose sur un principe simple mais révolutionnaire : enseigner aux élèves selon leur niveau réel, et non leur âge ou leur classe. Après une évaluation rapide, les élèves sont regroupés par compétences (lecture ou calcul) et non par niveau scolaire, pour des séances de rattrapage ciblées, interactives et, surtout, efficaces. On part de ce que l’enfant sait, et on le fait progresser à son rythme. Plus d’élève «laissé derrière».
  • L’enseignement explicite, quant à lui, structure rigoureusement chaque leçon : démonstration claire par l’enseignant, pratique guidée avec les élèves, puis phase d’autonomie et de vérification. Chaque savoir est ancré, consolidé, maîtrisé. Cette approche rompt avec les cours trop théoriques, flous ou dispersés.
Mais une telle transformation ne se décrète pas. Elle exige un changement de posture des enseignants, une formation adaptée et, surtout, un accompagnement soutenu sur le terrain. Des milliers d’enseignants ont été formés à ces nouvelles approches, des inspecteurs mobilisés pour suivre, conseiller, ajuster. Le travail est exigeant, souvent discret, mais profondément structurant. En parallèle, l’État a engagé un effort massif de mise à niveau des équipements dans les écoles pionnières : vidéoprojecteurs, ordinateurs, supports numériques interactifs, matériel pédagogique standardisé. Ce déploiement technique, couplé à une logique pédagogique cohérente, a permis de créer un cadre propice à l’apprentissage pour tous.

Et les résultats ne se sont pas fait attendre. En mai 2025, le Chef du gouvernement annonçait que les élèves des écoles pionnières dépassaient 82% de leurs camarades hors programme, avec des progrès sensibles en arabe, français et mathématiques. Ce n’est pas un miracle. C’est la conséquence directe d’une pédagogie structurée, différenciée et, enfin, réaliste, soutenue par un engagement humain et logistique inédit. Une dynamique est lancée. À la rentrée 2025-2026, plus de 4.600 écoles publiques, soit la moitié du parc primaire national, fonctionneront selon ce modèle. Et pour la première fois, l’école publique semble offrir non pas une promesse, mais un espoir tangible.

Le manuel scolaire : une révolution silencieuse au service du citoyen

Réformer l’école, ce n’est pas seulement former, équiper ou planifier. C’est aussi repenser les outils de savoir et interroger les logiques qui les sous-tendent. Le manuel scolaire, longtemps perçu comme un simple support, s’est révélé être un levier stratégique, mais aussi un terrain miné. Un rapport du Conseil de la concurrence a mis en lumière les failles d’un marché peu transparent : fragmentation des offres, inégalités d’accès entre régions, lenteur dans la révision des contenus et manque de cohérence entre disciplines. Derrière l’apparente neutralité des livres, se cachaient des inégalités profondes et, parfois, des logiques de rente.

En 2025, dans le cadre de la réforme des Écoles pionnières, le ministère de l’Éducation nationale a engagé une refonte intégrale des manuels de mathématiques, d’arabe et de français. Une rupture nette, les contenus ont été conçus et uniformisés par le ministère lui-même, en lien avec la pédagogie explicite, garantissant une cohérence nationale, un alignement méthodologique et une équité d’apprentissage.

Cette véritable révolution s’est aussi jouée sur le plan économique. L’ensemble des sept manuels est désormais accessible à 32 dirhams. Un prix inédit, dans un pays où les anciens ouvrages coûtaient souvent trois fois plus. Ce n’est pas l’État qui en tire bénéfice, c’est le citoyen, directement soulagé dans sa contribution à l’éducation de ses enfants. Pour établir ces nouveaux prix, le ministère a eu recours à un mécanisme rarement utilisé dans ce secteur, les enchères inversées. L’objectif n’était pas d’écraser les coûts, mais de révéler le juste prix dans un contexte où les anciens manuels bénéficiaient de subventions publiques allant jusqu’à 25%, biaisant les repères réels du marché.

Dans ce cadre, plusieurs éditeurs se sont illustrés. Les soumissionnaires adjudicataires ont été particulièrement offensifs, baissant leurs prix avec audace, parfois au risque de fragiliser leurs marges. Mais ils ont tenu leurs engagements. Un geste fort, responsable, citoyen, dans un secteur souvent soupçonné de corporatisme ou d’entre-soi. L’économie générée (plus de 90 millions de dirhams) ne revient pas au budget de l’État, mais à la poche du citoyen marocain. À des millions de familles qui, pour la première fois, peuvent équiper leurs enfants sans se heurter à la barrière des prix. C’est cela aussi, réformer : alléger sans appauvrir, standardiser sans niveler et, surtout, rendre l’école à ceux à qui elle appartient.

Une résistance feutrée, une rente inquiète

Toute réforme d’ampleur, surtout lorsqu’elle touche aux équilibres économiques établis, soulève son lot de crispations. Celle des Écoles pionnières n’y échappe pas. Alors même que ses résultats sur le terrain sont encourageants, une minorité d’acteurs du secteur du livre élève la voix. Certains dénoncent une «casse du secteur», d’autres alertent sur un prétendu «nivellement par le bas». À les entendre, la réforme fragiliserait irrémédiablement les petites structures, compromettrait la diversité éditoriale et menacerait un écosystème déjà sous tension.

Ces inquiétudes méritent d’être entendues. Mais elles ne sauraient justifier l’inertie, encore moins l’obstruction. Car si des défis existent bel et bien, ils appellent des solutions concertées, pas des blocages défensifs. Ce que l’école marocaine exige aujourd’hui, ce n’est pas la préservation d’une rente, mais la construction d’un nouveau contrat-programme, fondé sur l’intérêt général. Et la majorité du secteur l’a bien compris. Du côté amont, imprimeurs et éditeurs ont répondu présent. Ils ont relevé le défi des nouveaux cahiers des charges, adapté leurs lignes de production, assumé des marges réduites avec un sens du devoir remarquable. Du côté aval, distributeurs, grossistes, libraires et points de vente se sont mobilisés pour garantir l’accessibilité des manuels à travers le territoire, jusque dans les zones les moins desservies.

Certes, certaines associations de libraires ont exprimé leur mécontentement, appelant au boycott de la vente des nouveaux manuels. Mais dans les faits, l’opération se déroule normalement, portée par un réseau engagé et organisé. Ce blocage, bien que bruyant, semble provenir d’une incompréhension du cahier des prescriptions spéciales (CPS), notamment autour de l’exigence de bénéficier de la totalité de la remise de l’écosystème au niveau du point de vente. Une pratique qui, en réalité, n’a jamais été en usage, d'autant plus que les différents acteurs de toute la chaîne se contentent de faibles marges.

Toutefois, cette chaîne logistique, souvent invisible, a fonctionné avec efficacité. Elle prouve qu’un écosystème national peut se réinventer quand il est porté par une vision claire, des règles équitables et un objectif commun, servir l’élève, l’école publique et la nation. Ce n’est donc pas l’écosystème qu’il faut accuser, il a, pour l’essentiel, montré sa capacité d’adaptation. C’est la résistance d’arrière-garde, celle d’une minorité arc-boutée sur ses privilèges passés, qu’il faut dépasser. Non par la confrontation, mais par la clarté des faits et la constance du cap. Car oui, la réforme dérange. Mais elle dérange parce qu’elle bouscule une rente, pas parce qu’elle échoue.

Réformer, c’est choisir et tenir le cap

Derrière les tensions, les résistances ou les malentendus, un choix de société se dessine. D’un côté, une école fragmentée, inégalitaire, où les failles du système nourrissent les privilèges de quelques-uns et condamnent des milliers d’enfants à l’échec silencieux. De l’autre, une école reconstruite, structurée, fondée sur des standards clairs, des contenus rigoureux, et un droit effectif à l’apprentissage, pour chaque élève, partout au Maroc. Une école où le droit à l’éducation ne peut être otage de marges commerciales, et où l’État, lorsqu’il agit avec rigueur et transparence, peut imposer une nouvelle éthique du service public.

Le Maroc ne manque ni de vision, ni de compétences. Il lui manque parfois la constance dans l’effort et le consensus autour de l’essentiel. Aujourd’hui, cet essentiel, c’est l’école. On ne peut en effet se résigner à un Maroc à deux vitesses : d’un côté, des familles capables de financer le privé, de l’autre, des millions de parents contraints de confier leurs enfants à une école publique longtemps fragilisée. La réforme en cours vise précisément à combler cette fracture, pour que l’éducation cesse d’être un privilège et redevienne un droit effectif.

L’École pionnière ne prétend pas tout régler. Mais elle ouvre une voie crédible vers une éducation plus juste, plus efficace, plus humaine. Elle a besoin de temps pour atteindre sa vitesse de croisière. Et derrière chaque manuel livré, chaque décision logistique, chaque école transformée, il y a des femmes et des hommes, des soldats de l’ombre, qui œuvrent, souvent loin des projecteurs, contre vents et intérêts, pour faire avancer l’école dans la bonne direction. Pour réussir, cette réforme a besoin d’un écosystème mobilisé, pas fracturé. D’une alliance lucide entre le secteur public et privé, entre innovation, accessibilité et responsabilité. Car au bout de chaque réforme, il y a un enfant qui attend, un avenir à protéger et une nation à construire.
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