Culture

La Content Creation Academy à Aïn Sebaa expliquée par Asmae Zniber

La Fondation TAT et L’Uzine engagent un tournant stratégique avec le lancement de la Content Creation Academy, un programme axé sur la formation et l’employabilité des jeunes, porté par le soutien de la Fondataion Drosos. En misant sur la créativité comme levier contre la précarité, cette nouvelle orientation soulève plusieurs questions quant à l’avenir de l’Uzine. Sa directrice générale, Asmae Zniber, nous répond.

05 Décembre 2025 À 16:46

Le Matin : La Content Creation Academy (CCA) marque un changement stratégique par rapport aux actions historiques de la Fondation Touria et Abdelaziz Tazi (TAT) et de son espace artistique et culturel L’Uzine. Après plusieurs années centrées sur la diffusion artistique, vous avez décidé de faire évoluer la Fondation TAT et L’Uzine vers un rôle de formation et d’accompagnement vers l’emploi. Pouvez-vous nous en expliquer les motivations ?

Asmae Zniber : Depuis sa création, L’Uzine, l’espace culturel de la Fondation Touria et Abdelaziz Tazi, n’a jamais été un simple lieu de diffusion. C’est un tiers-lieu culturel où l’on crée, où l’on diffuse et où l’on transmet. Notre action s’est toujours structurée autour de ce triptyque : la création, avec des résidences et un accompagnement d’artistes émergents ; la diffusion, avec une programmation exigeante mais accessible ; et la transmission, à travers des ateliers, des formations et des masterclasses proposés à des centaines de jeunes.

Ce qui change aujourd’hui, ce n’est pas notre ADN, c’est l’échelle et la profondeur de l’axe transmission. Au fil des années, au contact des jeunes de Aïn Sebaâ et de Casablanca, une réalité s’est imposée : ils ne cherchent pas seulement des espaces d’expression, mais aussi des perspectives professionnelles concrètes. Beaucoup sont créatifs et très connectés, mais sans réseau, sans formation adaptée, éloignés des circuits d’emploi classiques, alors même que les secteurs du digital et de la communication peinent à trouver des profils formés.

Le nouveau projet associatif de la Fondation part de ce constat. Il ne s’agit pas de renoncer à l’art, mais de faire un pas de plus : utiliser la culture comme point de départ pour accompagner les jeunes vers des compétences, une professionnalisation et, à terme, un emploi ou une activité économique. La Content Creation Academy est la première grande concrétisation de ce virage stratégique, qui consiste à structurer et renforcer cet axe de transmission pour en faire un véritable levier d’insertion.

La Fondation Drosos apporte son soutien financier à la CCA. Dans quelle mesure influence-t-elle ce virage vers la formation des jeunes ?

Pour commencer, la Fondation Drosos s’engage à permettre aux personnes en situation difficile de vivre une vie dans la dignité. En collaboration avec des organisations partenaires, elle développe et soutient des projets qui visent à renforcer les compétences essentielles des jeunes dans la vie courante, en promouvant les capacités créatrices et l’autonomie économique. La Fondation est active en Suisse et en Allemagne de l’Est, ainsi qu’en Égypte, en Jordanie, au Liban, au Maroc, en Palestine et en Tunisie. Son approche prononcée de la durabilité a fait d’elle une partenaire de développement de renommée internationale. Elle est indépendante sur les plans idéologique, politique et religieux.

Dans ce cadre, la Fondation Drosos joue un rôle clé dans cette nouvelle phase pour la Fondation Touria et Abdelaziz Tazi, et son apport va bien au-delà du financement. D’abord, son soutien pluriannuel à la Content Creation Academy nous permet d’assumer un projet de long terme, avec de vraies ambitions : un parcours de 40 mois, plusieurs cohortes de jeunes, une équipe dédiée, des équipements spécifiques. Sans un partenaire de ce type, nous serions restés sur des formats plus ponctuels ou expérimentaux.

Ensuite, la Fondation Drosos nous apporte une culture de la structuration et de l’évaluation : clarification des objectifs, indicateurs d’impact, suivi des parcours des jeunes. Cela nous pousse à être plus précis sur ce que nous visons en termes d’acquisition de compétences, d’insertion professionnelle et d’impact social.

Surtout, il s’agit d’une relation de partenariat et de co-construction. La vision de départ – la culture comme levier d’émancipation et d’insertion pour les jeunes – est celle de la Fondation Touria et Abdelaziz Tazi et de L’Uzine, mais elle rencontre pleinement les priorités de la Fondation Drosos en matière de jeunesse, de créativité et d’employabilité. Ensemble, nous avons affiné le dispositif, son modèle, ses objectifs et ses outils de suivi.

De plus, l’accompagnement de notre partenaire, la Fondation Drosos, vers la réussite de la CCA renforcera notre crédibilité et ouvrira le champ à d’autres bailleurs de fonds, créant ainsi les conditions pour mobiliser de nouvelles levées de fonds et assurer la durabilité du programme.

On peut dire que la CCA est à la fois l’expression de notre histoire à Aïn Sebaâ et le fruit d’un dialogue approfondi avec la Fondation Drosos, qui nous apporte des moyens, une expertise et un cadre exigeant, tout en respectant notre ADN et notre ancrage local.

Le digital devient un axe pivot de votre action. Quelles compétences ou expertises nouvelles comptez-vous intégrer pour accompagner ce virage ?

Le virage digital s’inscrit dans la continuité de ce que nous faisons déjà : raconter des histoires, donner la parole aux jeunes, travailler sur les imaginaires. Simplement, les outils et les métiers évoluent. Pour accompagner ce mouvement, nous allons intégrer de nouvelles expertises très ancrées dans les réalités du secteur et répondre aux lacunes mises en évidence par les recruteurs lors de notre enquête sur les besoins du marché, notamment en matière de créativité, de polyvalence et de maîtrise des nouveaux outils numériques.

D’abord, des professionnels du digital et de la création de contenus : réalisateurs et réalisatrices, vidéastes, monteurs, spécialistes des réseaux sociaux, du branding et de la stratégie éditoriale, personnes qui travaillent au quotidien dans des agences, des studios, des médias ou comme créateurs et créatrices de contenu indépendants. L’idée est que les jeunes soient formés par des gens «du terrain», qui connaissent les contraintes, les codes et les attentes du marché.

Ensuite, nous renforçons tout ce qui touche à l’accompagnement des jeunes dans la durée. Concrètement, cela passe par une coordination pédagogique dédiée à la CCA, chargée de construire le parcours sur plusieurs mois, d’articuler les modules entre eux et de veiller à ce que chacun avance à son rythme. Nous allons aussi travailler avec des personnes dont le métier est d’aider les jeunes à se projeter : savoir se présenter, parler de leur travail, constituer un portfolio, préparer un entretien, clarifier leur projet professionnel. Autrement dit, on ne leur transmet pas seulement des techniques, on les aide à trouver leur place et leur posture dans le monde du travail.

Enfin, ce virage suppose aussi de faire évoluer nos propres pratiques internes : mieux utiliser les outils numériques, produire davantage de contenus en lien avec les projets des jeunes, documenter et valoriser les parcours. Le digital ne devient pas seulement un thème de formation, il irrigue progressivement l’ensemble de notre manière de travailler avec et pour les jeunes.

Vous parlez d’accompagnement au-delà de la formation. Comment vous organiserez-vous pour garantir ce suivi ? Est-ce que vous avez déjà établi des partenariats ou du moins un premier lien avec les entreprises concernées ?

Pour nous, la formation n’est pas une fin en soi. La CCA n’a de sens que si elle permet à des jeunes de transformer une appétence pour la création de contenus en perspectives réelles d’insertion. C’est pour cela que nous avons pensé le dispositif comme un parcours global, qui va bien au-delà de l’acquisition de compétences techniques. Concrètement, les jeunes seront accompagnés sur plusieurs volets : le développement des soft skills (travailler en équipe, tenir un délai, communiquer avec un client, gérer un feed-back), la construction d’un portfolio crédible (projets réalisés dans des conditions proches du réel, contenus publiés, références), et la clarification de leur projet professionnel. L’idée est qu’ils ne sortent pas seulement avec un «niveau», mais avec une ou plusieurs portes d’entrée possibles dans le marché du travail.

Cet accompagnement serait illusoire sans un lien étroit avec les entreprises. Dès les premiers mois de conception de la CCA, nous avons donc associé des acteurs structurants du secteur, comme le GAM (Groupement des annonceurs du Maroc) et l’UACC (Union des agences de conseil en communication). Leur participation en amont nous a permis de confronter notre vision aux besoins réels du marché et d’inscrire le projet dans un écosystème professionnel existant.

Dans le même sens, nous travaillons avec des agences de communication, des entreprises, des structures culturelles et des acteurs du digital : pour coconstruire certains contenus, proposer des interventions de professionnels, des visites d’immersion au sein d’agences, des mises en situation, puis des stages et des opportunités d’embauche. La CCA a vocation à devenir un pont assumé entre des jeunes de quartiers populaires et un écosystème professionnel qui recherche des profils créatifs, en s’inscrivant dans la durée et dans la confiance avec nos partenaires.

Comment assurez-vous que cette évolution vers le digital reste cohérente avec l’identité artistique et les valeurs qui ont toujours caractérisé la Fondation TAT et son espace artistique et culturel L’Uzine ?

Pour nous, l’évolution vers le digital n’est pas une rupture, c’est une extension naturelle de ce que nous faisons déjà. L’Uzine s’est construite depuis 2013 comme un tiers-lieu où l’on crée, où l’on diffuse et où l’on transmet. Ce qui fait notre identité, ce n’est pas un médium en particulier, c’est une manière de travailler : l’exigence artistique, l’ouverture, l’ancrage à Aïn Sebaâ, l’attention aux publics éloignés de l’offre culturelle, la liberté de ton et l’expérimentation.

Le digital vient simplement ajouter un nouveau terrain de jeu à cette histoire. Aujourd’hui, une grande partie des récits, des prises de parole et des imaginaires se construisent en ligne. En investissant les métiers de la création de contenu, nous restons fidèles à notre vocation : donner à des jeunes la possibilité de raconter leur réalité, d’affirmer leur voix, d’inventer des formes, mais avec des outils contemporains et des débouchés professionnels plus clairs.

Concrètement, nous veillons à ce que la CCA ne soit pas un centre de formation purement technique, mais qu’elle reste nourrie par les valeurs et la vie artistique de L’Uzine : rencontres avec des artistes, projets qui questionnent la société, attention portée aux récits, au regard critique et à la diversité des points de vue. Les professionnels que nous mobilisons sont choisis autant pour leurs compétences que pour leur capacité à transmettre cette sensibilité.

En résumé, nous ne passons pas «de l’artistique au digital» : nous mettons le digital au service de la même ambition artistique et sociale, en lui donnant plus de profondeur sur le plan de la formation et de l’insertion.

Quel impact cette nouvelle orientation aura-t-elle sur la programmation artistique future de la Fondation TAT et de son espace artistique et culturel L’Uzine ?

Cette nouvelle orientation ne vient pas remplacer la programmation artistique de la Fondation TAT et de son espace L’Uzine, elle vient la prolonger et l’enrichir. Les résidences, les concerts, les spectacles, les expositions restent au cœur de notre projet. L’Uzine demeure un tiers-lieu culturel ouvert, exigeant, ancré à Aïn Sebaâ. Ce qui change, c’est la manière dont la programmation va dialoguer avec notre rôle renforcé de formation et d’insertion.

Concrètement, nous allons chercher à créer beaucoup plus de passerelles entre la scène et les espaces de formation : des événements où les jeunes de la CCA pourront présenter leurs projets, des soirées autour des nouvelles écritures numériques et des récits en ligne, des rencontres avec des artistes et des professionnels du digital qui interviennent aussi dans l’académie. La programmation deviendra un terrain d’expérimentation pour les contenus créés par les jeunes, mais aussi un espace de découverte pour le public des talents émergents issus de la CCA.

Enfin, cette orientation nous invite à penser des programmations qui parlent encore davantage des réalités des jeunes et de leur rapport au travail, au numérique, à la ville, tout en préservant ce qui fait la singularité de L’Uzine : la prise de risque artistique, la diversité des formes, la liberté de ton. L’objectif n’est pas de «fonctionnaliser» la culture, mais de faire en sorte que la scène, les ateliers et l’académie se répondent, pour que L’Uzine reste un lieu de création et, de plus en plus, un lieu de transformation pour les publics qui la fréquentent.
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