05 Mars 2023 À 18:12
Your browser doesn't support HTML5 audio
La hausse des prix est sur toutes les lèvres. Elle s’invite partout, dans les débats, les discussions de salons, dans la rue... Groupe «Le Matin», qui inaugurait la semaine dernière son cycle de Matinales pour l’année 2023, ne pouvait faire l’impasse sur cette actualité brûlante qui touche de près le citoyen. C’est ainsi qu’il a organisé sa première Matinale sur le thème «Hausse générale des prix : quelles causes et quelles mesures pour y faire face ?»
Officiellement établie à 6,6% en 2022, puis à 8,9% en janvier dernier, l’inflation au Maroc se répercute sur toutes les strates de la société, particulièrement sur les classes populaires qui demeurent les plus exposées à cause des envolées des prix des produits alimentaires et du transport allant de 30 à 35%. Bien que ce soit le cas un peu partout dans le monde, cette poussée inflationniste tient davantage maintenant à des facteurs domestiques, en rapport principalement avec l’organisation actuelle du commerce intérieur. Quant aux mesures prises par le gouvernement pour juguler cette spirale inflationniste, sont-elles opportunes ? Ont-elles été prises à temps ? Et faut-il en envisager d’autres ? Ce sont les questions pour lesquelles les intervenants lors de cette Matinale ont bien voulu livrer leurs analyses, chacun en fonction de son angle de vue.
«Nous avions presque oublié l’inflation !» C’est ainsi que l’économiste et spécialiste des politiques publiques, Abdelghani Youmni, donne un aperçu du développement du commerce international et de l’économie mondiale qui nous a fait perdre de vue l’inflation, avant que ne surgisse la crise de la Covid. Après les Trente Glorieuses entre 1945 et 1975, élan impulsé par les États-Unis qui a permis la reconstruction de l’Europe et apporté la prospérité et l’enrichissement de plusieurs pays, notamment ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), M. Youmni évoque ce qu’il appelle «les Vingt Généreuses» (de 2000 à 2020), où l’économie mondiale s’est déflatée grâce à la Chine et, par voie de conséquence, l’inflation a été oubliée. Au cours de cette période, et grâce au faible coût de production pratiqué par la Chine, «un grand nombre de pauvres et de personnes vulnérables ont été tirés de leur situation et les inégalités ont été réduites, comme la Banque mondiale l’a souligné à plusieurs reprises», indique l’économiste.
Le jaillissement de la crise liée à la Covid-19, suivie de la perturbation des chaînes d’approvisionnement, de la crise énergétique, de la guerre en Ukraine et de la sécheresse, a entraîné un désalignement des planètes qui a fait ressurgir l’inflation. Cette inflation, explique M. Youmni, prend cinq visages différents. «Il y a l’inflation importée, celle que nous avons connue et qui n’est pas la nôtre. L’inflation par la demande qui n’est pas à évoquer dans notre cas. L’inflation monétaire qui n’est pas le problème au Maroc puisque nous avons un dirham non convertible (à 100%). Puis l’inflation du choc de l’offre et l’inflation du coût de production», liste-t-il.
Et l’économiste de poursuivre que l’inflation, qui était censée être conjoncturelle au Maroc, devient structurelle. «Aujourd’hui, alors qu’on pensait que l’inflation, due à des facteurs exogènes et donc importée, était passagère, elle devient structurelle parce qu’elle est liée aux coûts de production qui ont augmenté à cause de la hausse des coûts de l’énergie et des intrants importés, et aussi à cause de l’augmentation du choc de l’offre enregistrée sur les prix des fruits et légumes, non seulement imputable aux conditions climatiques et à la vague de froid, mais aussi au choix pris d’exporter ces produits vers les marchés extérieurs, notamment l’Europe», explique M. Youmni. Au Maroc, rappelle-t-il, «nous avons connu une inflation dans les années 1990 qui a touché tous les produits, sauf le panier. Mais aujourd’hui, on voit que les prix de tous les légumes ont flambé et la décision prise par le gouvernement de réduire les exportations était la bonne».
Cette envolée des prix aurait bien pu être anticipée. «Nous avons commencé à ressentir certaines augmentations qui ont dérangé le consommateur marocain à partir d’avril 2021, et les associations de protection des consommateurs avaient alerté l’opinion publique et le gouvernement au sujet notamment de la hausse du prix des huiles de table», souligne le président de la Fédération nationale des associations du consommateur (FNAC), Ouadie Madih.
Précisant que les principales augmentations de prix ont porté sur le volet «alimentation» pour 60% et sur le volet «transport» pour 20%, M. Madih fait observer que cette inflation pèse lourdement sur le simple consommateur et que les mesures prises jusqu’à présent par le gouvernement ne profitent aucunement à ce dernier. Face à cette situation, le citoyen ordinaire a été contraint de faire des coupes dans ses dépenses. «Cela a commencé par l’envoi des enfants dans les écoles publiques plutôt que privées, puis nous sommes passés à des coupes dans les dépenses de santé, et maintenant nous sommes arrivés à l’alimentaire qui est une composante incompressible», souligne le président de la FNAC.
Dans le même ordre d’idées, le chef de la division des Projections et de la prospective au Haut-Commissariat au Plan, Mohamed Assouli, affirme que l’inflation pénalise surtout les personnes vulnérables et le milieu rural. «La pauvreté monétaire (1) absolue a augmenté de 3% en 2021 à 4,9% en 2022 au niveau national, et cela prend des accents encore plus prononcés dans les zones rurales, le taux de vulnérabilité est passé de 10% en 2021 à 12,16% en 2022 au niveau national, et il en va de même pour le niveau d’inégalité, calculé par l’indice de Gini, qui est monté de 43 à 45%», fait-il savoir.
Donc au final, poursuit M. Assouli, «l’augmentation de cette inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation a surtout impacté les couches vulnérables et cela se voit à travers l’augmentation du niveau d’inégalité», notant toutefois qu’une grande partie de l’inflation est importée et que, heureusement, le gouvernement a pris des mesures pour l’endiguer, autrement la situation aurait pu être bien pire pour les ménages marocains.
Défendant les mesures adoptées par le gouvernement, spécialement sur le volet compensation, le directeur de la Concurrence, des prix et de la compensation au ministère de l’Économie et des finances, El Hassan Bousselmane, est d’avis ferme que l’ampleur de cette déferlante inflationniste aurait été beaucoup plus importante sans l’effort de compensation qui s’est élevé à 50 milliards de dirhams et le tableau aurait été beaucoup plus sombre. L’État, rappelle-t-il, est intervenu pour subventionner le gaz butane dont les cours à l’international ont atteint des seuils sans précédent et il en est de même pour le blé tendre qui constitue 80% de la consommation de céréales des Marocains et auquel 10 milliards de dirhams de subvention ont été consacrés. Aussi, note M. Bousselmane, le Maroc est l’un des rares pays où le prix de l’électricité est resté inchangé grâce aux subventions accordées à l’ONEE. De même, poursuit le responsable, le gouvernement est intervenu au moyen d’une enveloppe de 4,4 milliards de dirhams pour soutenir les professionnels du transport et maintenir intacts les prix du transport de passagers, inter et intra-villes, et les tarifs du transport de marchandises.
Parmi les autres mesures engagées par le gouvernement, M. Bousselmane cite l’intensification des opérations de contrôle pour lutter contre la spéculation. Cela ne signifie pas que ce contrôle est occasionnel, assure-t-il, mais il y a eu intensification des opérations et rien qu’en janvier et février derniers, nous avons relevé 3.880 infractions relatives aux prix, au stockage clandestin et aux augmentations de prix de produits réglementés.
S’exprimant sur l’effort de compensation consenti par l’État, Abdelghani Youmni note que le Trésor public a bénéficié d’importantes rentrées fiscales (14 milliards de dirhams), suite à l’augmentation des prix des carburants. Une hausse des prix à la pompe qui a plombé le porte-monnaie de la classe moyenne en premier lieu, dit-il. Et l’économiste de poursuivre que le gouvernement a manqué deux rendez-vous : le premier concerne la TIC (taxe intérieure de consommation) qui s’élève à 41 centimes le litre d’essence et 37 centimes pour le diesel. Sur ce point, M. Youmni estime que le gouvernement pouvait jouer sur cette taxe en instaurant une taxe flottante, ce qui aurait eu pour effet de réduire l’inflation, mais cela n’a pas été fait. Le second rendez-vous a été celui du projet de loi de Finances 2023 dans lequel le gouvernement pouvait également agir sur l’IR (impôt sur le revenu) en faveur des classes moyennes pour leur donner du pouvoir d’achat. Ces classes, rappelle-t-il, financent les systèmes publics d’éducation et de santé et n’en bénéficient pas.
De son côté, El Hassan Bousselmane soutient que le gouvernement a dû faire des choix et que l’aide directe aux transporteurs a porté ses fruits en termes de modération de l’inflation, sinon les prix de tous les produits transportés auraient atteint des niveaux jamais égalés. Et le directeur de la Concurrence, des prix et de la compensation au ministère de l’Économie et des finances de signaler que le Maroc est l’un des rares pays où il n’y a pas eu de pénurie de produits. La priorité, selon ce responsable, est d’abord l’approvisionnement, et pour ce qui est des coûts, l’État, affirme-t-il, intervient pour compenser les prix soit par les subventions, soit en suspendant les droits de douane sur plusieurs marchandises (bovins, beurre, poudre de lait, etc.).
Revenant sur les mesures prises par l’Exécutif, le président de la FNAC, tout en admettant leur importance, se demande si le gouvernement n’aurait pas été capable de faire mieux. «L’État subventionne le blé tendre pour maintenir le prix d’une miche de pain à 1,2 DH. Mais qu’en est-il du grammage ? On constate une diminution du grammage du pain rond et de la baguette et personne n’intervient. Quand on parle de la bouteille de gaz subventionnée à hauteur de 80 dirhams, il faut comprendre qu’il n’y a pas que le citoyen ordinaire, qui en prend une pour un mois, qui l’achète. Donc, effectivement, il y a une subvention, mais elle profite à qui ?» s’interroge Ouadie Madih. Et le président de la FNAC d’ajouter : «Quand on parle de la subvention au transport de l’ordre de 4,4 milliards de DH, certes, il faut reconnaître que l’État a fait un effort. Mais le consommateur marocain ne ressent pas cet effort, car cette aide concerne le transport réglementé, mais que dire du secteur informel ?»
Quant à la hausse des prix à la pompe, M. Madih souligne que de nombreux Marocains se déplacent par leurs propres moyens (voitures et motos) et ne reçoivent aucune aide. Et même pour des catégories de transport comme les grands taxis, les citoyens se plaignent des augmentations de tarifs qui leur ont été imposées, alors que ces catégories bénéficient pourtant de l’aide de l’État. «Donc, oui, il y a un effort, mais qui surveille si cet effort sert effectivement le consommateur final ?» fait remarquer le président de la FNAC. Ce dernier indique qu’il faut agir en amont et non en aval pour trouver des solutions à cette hausse généralisée des prix.
Afin de cibler efficacement les populations qui ont réellement besoin de bénéficier d’une compensation, Abdelghani Youmni, plaide pour un abandon du système actuel de compensation qui est un système aveugle, au profit d’un système d’aide directe et ciblée (c’est d’ailleurs la voie empruntée par le pays). Aussi, l’économiste préconise-t-il de s’orienter plutôt vers une fiscalité sociale au lieu d’une fiscalité comptable telle que celle qui a prévalu dans le Budget 2023.
De même, l’économiste considère que le débat ne doit pas seulement être centré sur la manière d’améliorer le pouvoir d’achat, mais plus précisément sur l’amélioration du «revenu disponible». Ce revenu disponible, explique-t-il, correspond à ce que les gens affectent à la consommation mais aussi à l’épargne. M. Youmni est favorable à une imposition par «foyer fiscal» qui tienne compte du nombre d’enfants, plutôt que le système actuel qui prélève des impôts sur les revenus de l’homme et de la femme pris séparément.
Une des voies pour ne pas subir des hausses de prix généralisées à l’avenir est celle de réduire le taux de pénétration des importations. L’économie marocaine étant fortement tributaire des achats à l’étranger, elle aura tout à gagner à évoluer vers l’autosuffisance pour bon nombre de produits. Mais ce travail, et de l’avis de Mohamed Assouli, reste une œuvre de longue haleine. «Il faut que le tissu productif marocain parvienne à produire le maximum de biens et que les importations soient limitées à ce que nous ne pourrions pas fabriquer pour une raison ou une autre», indique-t-il.
Interagissant avec les questions de l’auditoire qui a suivi cette Matinale, El Hassan Bousselmane affirme que le gouvernement est conscient que le système de subvention dans sa forme actuelle est arrivé à bout de souffle, et que pour cette raison il travaille, dans le cadre du Registre national unifié, à mettre en place un système de transfert direct d’argent aux personnes nécessiteuses. Mais ce Registre national unifié ne signifie pas pour autant la suppression du système de compensation, comme cela a été relayé par certains médias, assure le directeur de la Concurrence, des prix et de la compensation au ministère de l’Économie et des finances. «Aucune décompensation des prix du gaz butane et du sucre n’est prévue aujourd’hui et l’effort de compensation sera maintenu», souligne M. Bousselmane, faisant observer que, dans le cas spécifique de la bonbonne à gaz utilisée pour pomper l’eau dans les exploitations agricoles et dans d’autres secteurs (restaurants et hôtels), il est prévu de revoir cette subvention pour la diriger vers une utilisation de sources d’énergie vertes comme l’énergie solaire.
Bien que le Plan Maroc Vert ait permis de porter à 8 milliards de dollars la valeur des exportations agricoles marocaines vers les marchés mondiaux, l’économiste Abdelghani Youmni estime qu’il est désormais nécessaire de privilégier en premier lieu la consommation intérieure, de moderniser les exploitations et de valoriser le salariat agricole. Le spécialiste des politiques publiques appelle également à rompre avec l’informel et les formes de rente pour asseoir une véritable justice fiscale.
Lire aussi : Prix des produits alimentaires : gouvernement et professionnels rassurent