18 Mai 2023 À 09:25
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Dans le conformisme lassant et les redondances sans originalité qui règnent sur la scène musicale moderne, le projet «Aïta mon amour» s’installe discrètement, chargé d’un patrimoine multiséculaire et d’une adoration certaine pour cette musique et son histoire.
Derrière ce projet, qui tranche avec le mainstream, ils ne sont que deux : Widad Mjama et Khalil Hantati : Un Chikh et une Chikha des temps modernes, sur-diplômés, éclectiques, armés de peps et de passion, qui prennent le flambeau pour pérenniser des textes plusieurs fois centenaires et un art qui dématérialise : la Aïta.
Prenant place sur les réseaux sociaux et se produisant, en France, devant des néophytes, «Aïta mon amour» a bien l’intention de conquérir un public nouveau. «Jouer devant des gens qui ne connaissent pas la Aïta et réaliser que ça plaît, c’est juste magique !» nous précise Widad Mjama. Et de poursuivre : «Nous sommes en contact avec des institutions pour nous produire au Maroc, mais rien n’est encore confirmé»,
Au commencement était un constat. «Les Chikhates disparaissent les unes après les autres. Elles emmènent avec elles, dans une autre éternité, les rythmes et les mots», nous dit Widad Mjama. Ce fait même avait poussé Brahim Mazned à enregistrer les Chioukhs et les Chikhates de la Aïta en 2018, dans une belle anthologie, dont l’édition a été malheureusement limitée.
«La dématérialisation touche tous les arts oraux qui ne sont pas protégés. Dans un monde meilleur, la Aïta serait enseignée dans les conservatoires ou du moins protégée, comme l’est actuellement l’art de gnaoua», se désole Widad qui, comme tout Marocain, sait qu’il s’agit non seulement d’un art, mais de tout un pan de l’histoire du Maroc.
«La Aïta a été non seulement un recueil de complaintes passionnelles, mais surtout une chronique des évolutions d'ordre politiques, sociétaux et économiques, marqués par l’exclusion dans un Maroc féodal. Dans son livre «Le chant de la Aïta», poésie orale et musique traditionnelle au Maroc, Hassan Najmi parle de l’émergence de cet art autour du 12e siècle», explique Widad.
Elle, qui a découvert la scène avec le rap et qui continue à se produire avec son groupe N3rdistan, se sent alors en devoir de contribuer à cette entreprise colossale de préserver la Aïta. Aussi, elle n’a aucun mal à convaincre Khalil Hentati, musicien et compositeur du groupe N3rdistan qui la suit dans cette folle aventure dans la région de Abda, fief des Chioukhs et des Chikhates, depuis le commencement.
C’est grâce à Othmane Najmeddine qui a travaillé sur ladite anthologie de la Aïta qu’un premier contact est établi avec Rachid Abidine, l’un des jeunes Chioukhs de la Aïta, travaillant auprès du maître, Chikh Jamal Zzerhouni. Il reçoit Widad et Khalil cordialement. «On a vite compris que le téléphone arabe avait annoncé notre arrivée. Mais rien n’était gagné. Pour que le feeling passe, il fallait se faire petit et se montrer humble face à la science et à l’art de ces gens. Nous étions donc prêts à jouer aux apprentis et notre «Niya» a eu raison de leurs doutes», se remémore Widad.
Sitôt, l’apprentissage commence. Plusieurs résidences avec les Chioukhs sont nécessaires, mais aussi une explication claire des intentions des deux musiciens. «Dès le départ, il a été question avec Khalil d’ancrer la Aïta dans la modernité, grâce à un travail qu’on maîtrise : la transformation électro. Khalil a appris à jouer de ‘’Loutar’’ pour parfaire sa connaissance en rythmes et en mélodies et les premiers résultats ont gagné le respect de nos maîtres», raconte Widad Mjama.
En effet, «Aïta mon amour» ne fait pas que reprendre quelques couplets séduisants sur un tintamarre synthétique. C’est de longs poèmes, puisés à la source, déclamés avec force, sur lesquels viennent s’adjoindre des thèmes musicaux novateurs, trip-hop, rock ou électro. Khalil enchaîne clavier, mandole et «Loutar» pour diversifier les plaisirs et les sensations. À titre d’information, Khalil est franco-tunisien. «On m’a déjà demandé pourquoi ne pas travailler avec un Marocain. Mais Khalil a déjà cette expérience de transformer des musiques traditionnelles de son pays. Et puis le fait qu’il ne soit pas marocain lui donne du recul et pas mal de liberté d’action. En outre, je crois encore à ce rêve de Grand Maghreb et si on peut le réaliser en musique, alors pourquoi pas ?», nous explique Widad.
Le projet, financé par Silo, un centre de création coopératif dédié aux musiques du monde en Occitanie, fait actuellement le tour des festivals en France. Des captations des concerts sont disponibles sur les pages YouTube/Facebook/Instagram du projet. Une restitution en clip vidéo des résidences toujours en cours sera bientôt présentée.
On ne peut parler de Aïta, sans s’attarder sur la figure de la Chikha, artiste-interprète, danseuse ou instrumentiste, qui porte à la fois l’étendard et le stigmate de la liberté. «Gamine, je voulais être une Chikha. Cela arrachait à peine un rictus à mes parents. J’aimerais faire partie de l’univers fantastique de ces femmes. Et il y a cette Chikha, dans le quartier de mon enfance, que j’osais à peine saluer lorsque je la croisais. Elle en imposait et tout le quartier la respectait», se rappelle Widad. Pour elle, ces femmes incarnaient la force et la liberté. Elles s’émancipaient des chaînes de la société en haussant le ton de leurs voix androgynes, rugueuses et puissantes.
C’est plus tard qu’elle apprend que la condition d’une Chikha est loin d’être enviable. La relève est d’ailleurs presque exclusivement masculine. Pour Widad, il y a sûrement l’appât du gain qui pousse les artistes à professer d’autres genres populaires plus commerciaux, mais la stigmatisation de l’image de la Chikha est pour beaucoup dans cette abstention croissante. «Il faut dire que la Aïta avait des codes qui se sont perdus. Il n’y avait pas de vulgarité ni dans les chants ni dans la danse. La Chikha Tebba3a (chanteuse) ne dansait pas, par exemple. Les Chioukhs étaient à la fois musiciens, mais aussi gardes de la troupe. Tachiakht permettait à la fois de transmettre les histoires, mais aussi le raffinement et l’art de vivre d’une région à l’autre. Ça n’a glissé vers le divertissement que vers le début du vingtième siècle. De là, une certaine «vulgarité» est venue se greffer à l’art», se désole Widad.
Ces femmes étaient, en effet, libres, par divorce ou par veuvage. Mais mêmes mariées, elles avaient une certaine poigne et assez de force pour lever la voix devant des assistances masculines et pour braver des dangers certains, en temps de guerres tribales ou de protectorat. «Rien que pour cette raison, je me sens redevable à ces femmes et fascinée par elles. Une Chikha c’est bien plus qu’une artiste. C’est une mémoire vivante qu’il faut préserver et l’emblème d’un idéal de liberté perdue en ces temps modernes. Je continue le Rap en parallèle, car j’ai encore beaucoup à donner de ce côté. Mais mon travail dans la Aïta n’en est qu’aux premiers balbutiements», conclut l’artiste.
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