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Processus de Barcelone, 30 ans après : l’intégration régionale euro-méditerranéenne en panne malgré un fort potentiel

Trois décennies après le lancement du processus de Barcelone, le deuxième rapport sur l'intégration régionale de l'Union pour la Méditerranée, présenté ce 12 septembre 2025 dans la capitale catalane, dresse un bilan contrasté. Malgré un poids économique représentant un cinquième du PIB mondial et des flux commerciaux intra-régionaux de 4.400 milliards de dollars, la région euro-méditerranéenne reste fragmentée. Entre conflits géopolitiques et opportunités manquées, ce document élaboré avec l'OCDE pointe les obstacles persistants, mais aussi les voies prometteuses, notamment en matière de transition énergétique et de partenariats de mobilité.

14 Septembre 2025 À 17:31

Dans l'enceinte du siège de l'Union pour la Méditerranée, face à la Méditerranée, qui a donné son nom à cette ambitieuse construction politique, les chiffres s'égrènent comme autant de paradoxes. Ce mois de septembre 2025, date symbolique s'il en est puisqu'elle marque les trois décennies du processus de Barcelone, la présentation du deuxième rapport d'étape sur l'intégration régionale a résonné comme un appel à l'action.



«Le Matin», convié à cet événement majeur, a pu mesurer l'urgence qui anime les décideurs réunis dans la capitale catalane. Car derrière les 22.000 milliards de dollars de PIB que représente cette région, se cache une réalité plus nuancée : celle d'un espace économique qui, selon les mots du secrétaire général de l'UpM, Nasser Kamel, «frappe bien en dessous de son poids stratégique et de son potentiel économique».

Un marché fragmenté malgré des échanges record

Le diagnostic établi par ce rapport, fruit d'une collaboration entre l'UpM et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec le soutien de la Coopération allemande au développement, révèle un paradoxe saisissant. D'un côté, les échanges commerciaux entre les États membres de l'UpM ont atteint des sommets historiques, représentant 30% de l'ensemble des exportations mondiales en 2022, soit une valeur totale de 4.400 milliards de dollars américains. «Les pays de l'Union pour la Méditerranée commercent près de deux fois plus entre eux qu'avec le reste du monde», souligne Mathias Cormann, secrétaire général de l'OCDE, pointant une augmentation de 25% sur la dernière décennie.

Pourtant, cette apparente vitalité masque des disparités profondes. Le marché euro-méditerranéen demeure «très fragmenté», selon les termes du rapport. Les accords commerciaux existants, principalement centrés sur les biens tangibles, négligent largement les services et le commerce numérique, limitant ainsi les opportunités d'expansion. Les économies non-européennes peinent à se conformer aux exigences réglementaires de l'UE, notamment en matière de durabilité, ce qui entrave leur participation pleine et entière aux chaînes de valeur régionales.

Les capitaux fuient vers d'autres horizons

L'analyse des flux financiers révèle une autre facette de cette intégration inachevée. Si les investissements directs étrangers (IDE) sont restés globalement stables, ils sont dans de nombreux pays dépassés par les envois de fonds des travailleurs émigrés – un signal fort de la dépendance économique aux diasporas. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : alors que les IDE ne représentent en moyenne que 1,4% du PIB dans la région MENA, contre 3,4% pour l'ensemble de l'UpM, la capitalisation boursière des entreprises nationales cotées plafonne à 11% du PIB en Égypte, 16% en Tunisie et 48% au Maroc. Des niveaux dérisoires comparés aux économies dynamiques d'Asie du Sud-Est comme la Malaisie (107%) ou la Thaïlande (99%).

«Les entreprises du Moyen-Orient, d'Afrique du Nord et des Balkans occidentaux font face à des défis persistants pour accéder au financement nécessaire à leur expansion et à leurs investissements», note le rapport. Une situation d'autant plus préoccupante que la région accueille une population jeune et croissante – plus de 30% de moins de 15 ans dans la zone MENA – qui aspire à des opportunités économiques à la hauteur de ses ambitions.

Le Maroc, exception qui confirme la règle

Dans ce tableau contrasté, certains pays tirent leur épingle du jeu. Le Royaume du Maroc, notamment, fait figure d'exemple avec l'un des secteurs bancaires les plus développés d'Afrique et un crédit au secteur privé atteignant 83% du PIB en 2023. Le port de Tanger Med s'impose comme le plus connecté de l'UpM, tandis que le pays a gagné un avantage concurrentiel dans les secteurs de haute technologie comme l'aéronautique. La valeur ajoutée marocaine aux exportations européennes a presque triplé entre 2005 et 2020, passant de 676 millions à 1,9 milliard de dollars. Une trajectoire qui témoigne du potentiel de transformation industrielle de la région.

L'infrastructure, talon d'Achille de l'intégration

Le rapport identifie la connectivité des infrastructures comme l'un des défis majeurs de l'intégration régionale. Les réseaux de transport, qu'ils soient routiers, ferroviaires ou maritimes, restent insuffisamment développés pour optimiser les échanges. La région, responsable de 13,4% des émissions mondiales liées au transport – en hausse de 40% depuis 1990 –, doit impérativement moderniser ses infrastructures tout en intégrant les impératifs de durabilité.

L'opportunité est pourtant là, notamment dans le domaine des énergies renouvelables. Les échanges d'énergie verte transméditerranéens offrent «un potentiel important compte tenu de la capacité de la région MENA à soutenir les objectifs climatiques ambitieux de l'UE», souligne le document. Mais leur concrétisation nécessitera des investissements massifs dans l'expansion et l'intégration des réseaux énergétiques locaux et régionaux.

La mobilité humaine, nouveau paradigme de coopération

Avec 34 millions de migrants intra-UpM – une augmentation de près de 80% depuis 1990 – et une hausse de 6% entre 2021 et 2024, la question migratoire s'impose comme un enjeu central. Le rapport plaide pour une «meilleure gestion des schémas de migration» à travers des programmes innovants de partenariat en matière de compétences et de talents. Ces initiatives, qui combinent les besoins des pays d'accueil et d'origine, visent à prévenir la fuite des cerveaux tout en répondant aux pénuries du marché du travail européen.

Face à ces constats, Nasser Kamel ne mâche pas ses mots : «Le statu quo n'est pas une stratégie de survie, surtout dans un contexte mondial en mutation rapide. Notre région n'a pas besoin de miracles. Elle a besoin d'une révolution dans les mentalités et d'un nouvel engagement envers les objectifs mêmes du processus de Barcelone.» Un message d'autant plus pressant que les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient perturbent les chaînes d'approvisionnement et la sécurité énergétique, aggravant les défis existants.

Un appel à la révolution des mentalités

Le rapport ne se contente pas de dresser un diagnostic. Il propose des recommandations concrètes : modernisation des accords commerciaux pour inclure services et commerce numérique, développement des marchés de capitaux locaux, assouplissement des restrictions aux investissements étrangers, renforcement des partenariats public-privé dans les infrastructures. Autant de pistes pour transformer ce qui reste aujourd'hui un potentiel largement inexploité en réalité économique tangible.

Alors que s'ouvrent de nouvelles perspectives avec l'intensification des liens avec les pays du Golfe, devenus une source importante d'investissements dans la région MENA, et que la transition verte offre des opportunités inédites, la région euro-méditerranéenne se trouve à la croisée des chemins. Trente ans après le lancement du processus de Barcelone, l'heure n'est plus aux déclarations d'intention mais à l'action concrète pour construire cet «espace de paix, de stabilité, de sécurité et de prospérité commune» dont rêvaient les architectes de ce projet intégrateur.
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