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Afrique : comment rendre les données dormantes des administrations au service du développement

Le Forum panafricain sur les données administratives qui a lieu du 9 au 11 juillet 2025 à Casablanca réunit plus de 200 experts qui se sont penchés sur les meilleures pratiques à adopter pour transformer la gouvernance statistique du continent. Face aux défis des Agendas 2030 et 2063, l'exploitation intelligente des registres administratifs apparaît comme une solution stratégique pour produire des statistiques fiables à moindre coût et améliorer les politiques publiques africaines.

10 Juillet 2025 À 18:05

Casablanca, centre économique du Maroc et vitrine de la modernité africaine, s'est transformée pendant trois jours en capitale continentale de la révolution des données. Du 9 au 11 juillet 2025, cette métropole a accueilli un événement stratégique pour l'avenir du continent : le Forum panafricain sur les données administratives. Plus de 200 experts venus de toute l'Afrique, d'Europe et d'organisations internationales se sont réunis autour d'un défi titanesque : transformer les montagnes de données dormantes dans les administrations africaines en levier de développement durable.

L'enjeu est d'autant plus crucial que l'Afrique court contre la montre. Les Agendas 2030 des Nations unies et 2063 de l'Union africaine exigent des transformations profondes, impossibles sans statistiques fiables. Or certains pays n'ont pas mené de recensement depuis 40 ans faute de moyens. C'est dans ce contexte d'urgence que le Programme statistique panafricain II (PAS II), financé par l'Union européenne et mis en œuvre en collaboration avec STATAFRIC, propose une solution révolutionnaire : exploiter intelligemment les données que les administrations collectent quotidiennement – impôts, santé, éducation, état civil – pour produire des statistiques officielles à moindre coût.

Le choix du Maroc pour accueillir ce forum n'est pas anodin. Considéré comme un «laboratoire» et un modèle en matière statistique selon les organisateurs, le Royaume incarne cette ambition de modernisation. Avec une population majoritairement jeune – 60% de moins de 30 ans –, le pays illustre parfaitement l'urgence d'exploiter les données pour mieux piloter les politiques publiques et libérer le potentiel de développement du continent.


Un trésor inexploité au service du développement durable

En effet, les données administratives représentent un gisement stratégique pour l'Afrique. Collectées quotidiennement par les administrationsimpôts, éducation, santé, état civil –, elles offrent une alternative économique aux coûteuses enquêtes traditionnelles. Alors que certains pays africains n'ont pas mené de recensement depuis plus de 40 ans, faute de moyens, l'Europe produit déjà plus de 70% de ses statistiques officielles à partir de registres administratifs.

Cette transformation s'inscrit dans l'urgence des Agendas 2063 de l'Union africaine et 2030 des Nations unies. Comme le souligne Claudia Junker d'Eurostat : «Nous devons passer de systèmes fragmentés à des systèmes statistiques intégrés, résilients et fiables». Le Programme statistique panafricain II (PAS II), financé par l'Union européenne, vise précisément à accompagner cette mutation en s'appuyant sur le cadre stratégique de l'UA en matière de données adopté en 2022.

Les enjeux sont colossaux : améliorer la gouvernance, optimiser l'allocation des ressources publiques, suivre les progrès vers les objectifs de développement. Au Maroc, où 60% de la population a moins de 30 ans, exploiter intelligemment les données administratives permettrait de mieux cibler les politiques jeunesse et libérer ce «gisement de créateurs de richesse» actuellement sous-valorisé.

Des barrières institutionnelles et juridiques à lever

Or l'utilisation des données administratives en Afrique se heurte à de multiples obstacles. Le premier écueil a trait à l'accès : les producteurs de statistiques officielles peinent à obtenir les données détenues par les administrations sectorielles, souvent protégées par des lois spécifiques. Léandre Ngogang de la CEA cite l'exemple frappant des homicides intentionnels dans un pays africain : quatre structures différentes (police judiciaire, sécurité publique, gendarmerie, justice) collectent la même information avec des méthodes et concepts différents, produisant des chiffres totalement contradictoires.

La qualité et la continuité posent également problème. Les données peuvent manquer de couverture, les fournisseurs peuvent interrompre leur transmission sans préavis ou modifier leurs systèmes sans consulter les utilisateurs statistiques. Cette fragmentation entraîne duplication des efforts, gaspillage de ressources et incohérence des politiques publiques.

Les conflits entre cadres juridiques compliquent encore la situation. Les lois statistiques doivent composer avec les réglementations sur la protection des données, les textes sectoriels et les résistances institutionnelles. Les institutions statistiques n'ont souvent aucun contrôle sur les données produites par d'autres administrations, qui peuvent les modifier ou cesser de les produire sans consultation, perturbant toute la chaîne de production statistique.

Une feuille de route ambitieuse pour transformer la gouvernance

Face à ces défis, le forum a défini une stratégie claire articulée autour de trois piliers. D'abord, des cadres juridiques robustes : les lois statistiques doivent être modernisées pour obliger les détenteurs de données administratives à les partager gratuitement avec les producteurs de statistiques officielles. Elles doivent prévaloir sur les autres législations tout en garantissant confidentialité et protection des données personnelles.

Ensuite, une coopération institutionnelle renforcée basée sur la confiance. Au-delà des textes, il faut créer de nouveaux partenariats entre statisticiens et détenteurs de données, accompagnés d'une «transformation culturelle vers la collaboration». Des accords bilatéraux peuvent compléter le cadre légal pour faciliter les échanges. Le partage d'expériences entre pays – du Rwanda à la Tanzanie, du Sénégal au Ghana – permet d'identifier les meilleures pratiques.

Enfin, des solutions technologiques modernes garantissant l'interopérabilité. Les systèmes doivent permettre de collecter l'information une seule fois selon des standards uniformes, puis de la réutiliser pour tous les besoins. L'accompagnement technique prévu par le PAS II inclut l'amélioration des registres et la valorisation des ressources administratives. Cette transformation nécessite un «courage politique» selon les participants, avec une fenêtre d'opportunité de 5 à 10 ans pour mobiliser les énergies avant le vieillissement démographique. STATAFRIC, en cours de renforcement avec une dizaine de nouveaux cadres, est prête à accompagner les États membres dans cette révolution des données.

L'ambition est claire : que plus jamais un ministre ne reste sans réponse face à une question sur l'éducation, la santé ou l'emploi de ses concitoyens. Que l'Afrique produise des statistiques «en Afrique, pour l'Afrique», alimentant des politiques publiques transparentes, efficaces et fondées sur des preuves. Un défi à la hauteur des ambitions continentales.

Questions au team leader du Programme statistique panafricain II

Maxime Bonkoungou : «Les Européens génèrent plus de 70% de leurs statistiques à partir des registres administratifs»



Pouvez-vous nous présenter le Programme statistique panafricain II ?

Le Programme statistique panafricain II (PAS II) est une initiative financée par l'Union européenne qui vise à renforcer l'ensemble du système statistique africain. Notre action s'étend à STATAFRIC, l'institut statistique de l'Union africaine, aux cinquante États membres de l'organisation, ainsi qu'aux huit communautés économiques et régionales du continent. C'est précisément dans le cadre de ce programme que nous organisons ce forum à Casablanca.

Quels sont les enjeux principaux de cette rencontre organisée au Maroc ?

L'Afrique fait face à un défi majeur en matière de collecte d'informations statistiques. Les méthodes traditionnelles – recensements et enquêtes – représentent un coût considérable pour nos États. Cette situation est si préoccupante que certains pays n'ont pas pu réaliser de recensement de population depuis plus de quarante ans. Les retards dans la collecte de données sur les entreprises et dans d'autres secteurs essentiels s'expliquent souvent par ces contraintes budgétaires. Paradoxalement, nos administrations génèrent quotidiennement une quantité importante d'informations qui pourraient servir à élaborer des statistiques officielles : registres fiscaux, données des ministères de l'éducation, informations hospitalières... Ces registres administratifs existent déjà, mais ils ne sont pas exploités à des fins statistiques. Les pays européens ont réussi à valoriser ces données administratives au point que plus de 70% de leurs statistiques proviennent désormais de ces registres. Ils n'ont plus besoin de multiplier les enquêtes coûteuses pour obtenir l'information nécessaire.

Ce forum a pour objectif de moderniser et renforcer nos institutions productrices de données administratives, afin qu'elles puissent fournir des informations exploitables pour les statistiques officielles. Nous réunissons les instituts nationaux de statistiques d'Afrique et les producteurs de données administratives pour réfléchir ensemble à la valorisation de cette ressource précieuse, à moindre coût.

Quelles suites concrètes envisagez-vous après ce forum ?

Les conclusions et recommandations issues de cette rencontre feront l'objet d'un suivi rigoureux. En tant que Programme statistique panafricain, soutenus par l'Union européenne, STATAFRIC et la Commission économique pour l'Afrique, nous accompagnerons les pays dans la mise en œuvre de ces recommandations. Cet accompagnement prendra la forme d'assistance technique pour améliorer les registres existants et valoriser les ressources administratives. Nous faciliterons également les échanges de bonnes pratiques entre pays africains. Par exemple, l'Afrique du Sud a présenté un système permettant à toutes les structures de fournir les informations nécessaires aux statistiques officielles. Les modèles présentés peuvent être adaptés et dupliqués dans d'autres contextes africains.

Quelle est votre appréciation du système statistique marocain par rapport aux autres pays africains ?

Le Maroc occupe une position de référence en matière statistique sur le continent africain. Le pays a toujours été précurseur et de nombreux États viennent s'inspirer de l'expérience marocaine auprès du Haut-Commissariat au Plan. Ce matin, le représentant de la Commission économique pour l'Afrique a d'ailleurs souligné que le Maroc avait servi de laboratoire pour de nombreuses méthodes de collecte de données.

Le Maroc donne la direction et inspire les autres pays en matière statistique. Nous sommes convaincus qu'avec l'expérience marocaine en données administratives, nous pouvons dupliquer ces bonnes pratiques dans de nombreux autres pays. C'est précisément pour cette raison que nous avons choisi le Maroc pour accueillir ce forum. Cette reconnaissance se traduit concrètement : alors que nous avons invité deux ou trois cadres des autres pays, nous avons convié une quinzaine de responsables marocains. Cette démarche témoigne de la richesse de l'expérience marocaine que nous souhaitons partager avec tous les États membres de l'Union africaine.

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