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Bases de données AI-ready : les nouvelles fondations de l’intelligence artificielle (Tribune)

Dans le tumulte de l’intelligence artificielle générative, une mutation décisive s’opère dans le tréfonds de l’infrastructure technologique. Invisible pour le grand public, elle n’en est pas moins stratégique : la transformation des bases de données. Autrefois simples coffres de stockage, elles deviennent aujourd’hui le système nerveux de l’intelligence artificielle. Plus qu’un progrès technique, cette révolution soulève une redéfinition de notre rapport à la donnée, à la décision et à la souveraineté numérique.

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Bienvenue dans l’ère des bases de données dites prêtes pour l’IA (AI-ready), conçues pour interagir non plus avec des humains, mais avec des intelligences artificielles elles-mêmes. Une ère où la donnée cesse d’attendre qu’on la consulte pour devenir proactive, branchée, vectorisée, interrogeable en temps réel et prête à nourrir, en continu, les modèles les plus exigeants. Une ère où l’infrastructure cesse d’être un simple support pour devenir stratège.

De l’archive à l’algorithme, la nouvelle nature des bases

Il fut un temps où les bases de données n’étaient qu’un moyen parmi d’autres d’archiver l’information. Leur utilité reposait sur leur capacité à structurer, indexer, puis restituer des données à la demande, selon un modèle relationnel désormais historique. Requêtes SQL, schémas figés, logique déterministe : les bases servaient une seule finalité, répondre à l’interrogation humaine.

Mais l’arrivée de l’intelligence artificielle, en particulier de sa version agentique, ces IA capables de prendre des décisions, d’agir, d’automatiser des tâches, a inversé cette dynamique. Les bases ne sont plus consultées, elles sont activées. Sollicitées à haute fréquence, par des machines agissant à la vitesse de la lumière, elles doivent s’adapter en temps réel, souvent même de manière prédictive. C’est là qu’émerge la notion de AI-ready. Selon les standards définis par Snowplow, TechAhead et Debut Infotech, une base AI-ready est une base :

• Capable de fournir des données structurées enrichies de métadonnées,

• Offrant une traçabilité rigoureuse (data lineage),

• Intégrant des outils de génération de caractéristiques pertinentes pour l’apprentissage automatique (feature engineering),

• Et surtout, adaptée à une interaction fluide avec les agents IA, non-humains.

C’est un bouleversement. Car désormais, ces bases doivent être programmables, éphémères, réplicables, scalables, tout en étant économes en ressources. La capacité à générer, dupliquer, modifier ou détruire une base en quelques millisecondes devient cruciale. À titre d’exemple, la startup Neon, acquise en 2025 pour près d’un milliard de dollars par Databricks, permet de provisionner une instance PostgreSQL complète en moins de 500 millisecondes. Un exploit impossible à imaginer dans l’ancien paradigme.

Pourquoi cette vitesse ? Parce que 80% des bases déployées sur Neon l’étaient par des agents IA eux-mêmes, selon des télémétries internes publiées lors du rachat. Ce chiffre sidérant illustre à quel point les bases ne sont plus créées pour l’IA, mais par l’IA. Elles deviennent, en quelque sorte, le prolongement neuronal de ces agents, leur mémoire dynamique et configurable à la volée.

Ce changement de logique transforme profondément notre manière d’envisager la donnée. Il faut désormais penser la donnée comme coconstruite par des intelligences artificielles. La qualité des modèles IA, leur pertinence, leur rapidité, leur fiabilité, dépend directement de la qualité, de la structuration et de la disponibilité des bases AI-ready. Selon certaines études, jusqu’à 80% du temps des data scientists étaient jusqu’ici consacrés à la préparation des données. Les bases AI-ready visent à renverser cette statistique, en intégrant nativement ces étapes fastidieuses, les automatisant via métadonnées, validations sémantiques et formats optimisés. C’est donc une révolution dans la chaîne de valeur de l’IA : la donnée n’est plus une matière première brute à préparer manuellement, mais un matériau semi-précieux déjà calibré, affiné, structuré, prêt à être activé.

La donnée vectorielle, un langage pour l’IA

À l’ère des bases AI-ready, une transformation subtile mais décisive se joue : la vectorisation de la donnée. Cette approche ne se contente pas de stocker des informations, elle les transforme en représentations mathématiques multidimensionnelles, autrement dit, en vecteurs. Ces derniers permettent aux IA d’appréhender non seulement le contenu, mais aussi le sens, la proximité, le contexte, ouvrant la voie à une nouvelle forme de recherche dite sémantique.

Prenons un exemple : dans une base classique, une recherche sur le mot «puma» renverra toutes les occurrences exactes du terme. Mais une base vectorielle, elle, pourra faire émerger des résultats autour de félins, chaussures de sport, vitesse, en fonction de l’intention interprétée. Ce n’est plus une simple correspondance de chaînes de caractères, c’est une navigation dans l’espace des idées. Cette révolution, discrète en apparence, est incarnée par des acteurs comme Pinecone, Weaviate et Qdrant. Leur promesse ? Permettre aux agents IA de se repérer dans des océans de données non plus par balises, mais par graphe sémantique. Chaque document, chaque image, chaque audio devient un point dans l’espace, relié à d’autres par une logique de signification plutôt que de syntaxe.

C’est là qu’intervient la notion de «vector store», ou entrepôt de vecteurs. Ces infrastructures permettent à une IA de poser des questions de manière intuitive, «Quel produit correspond à ce besoin ? Quelle réponse s’aligne sur ce contexte?», et de recevoir des réponses non par mot-clé, mais par proximité conceptuelle. Dans ce contexte, les bases vectorielles s’inscrivent comme des cartes topographiques de l’intelligence. Elles permettent aux IA de naviguer de nœud en nœud, de concept en concept, tel un randonneur suivant les courbes d’un relief cognitif. Ce changement de paradigme n’est pas qu’une curiosité technique, il a des implications concrètes :

• Les moteurs de recommandation deviennent plus précis et contextualisés.

• Les systèmes de question/réponse évoluent vers une compréhension véritable du langage naturel.

• La recherche documentaire devient adaptative, évolutive, au fil des intentions de l’utilisateur.

Et surtout, ces bases permettent une interaction fluide avec les modèles de langage à grande échelle (LLMs), comme GPT, Ernie Bot ou Qwen. Ces IA ont besoin de vecteurs pour comprendre et interpréter le monde, sans eux, elles seraient aveugles dans les forêts de données. Les bases vectorielles deviennent ainsi une interface indispensable entre les agents IA et la réalité numérique. Elles fluidifient les interactions, accélèrent les inférences et, surtout, elles démocratisent l’accès à une intelligence contextuelle.

Databricks, en rachetant Neon, l’a compris : au-delà des performances techniques, c’est la structure vectorielle de la donnée, son accessibilité sémantique, sa capacité à être interrogée intelligemment, qui fait la valeur d’une base AI-ready. En somme, l’infrastructure vectorisée marque un basculement : de la syntaxe à la signification, de la requête explicite à la compréhension implicite.

Neon et Databricks, architecture d’un virage stratégique

Le 15 mai 2025, une annonce a secoué la planète tech : Databricks officialisait l’acquisition de Neon, une pépite spécialisée dans les bases de données PostgreSQL serverless (sans serveur). Derrière ce rachat, c’est une vision du futur des bases de données et, plus largement, de l’architecture cognitive des entreprises, qui se dessine.

Neon, jusqu’alors relativement méconnue du grand public, était déjà un leader discret mais redoutable dans le monde des bases AI-native. Elle figurait dans le top 1% des startups technologiques à fort potentiel. Sa spécificité? Offrir une infrastructure PostgreSQL 100% compatible, mais sans serveur, donc hautement élastique, et conçue dès l’origine pour interagir avec des agents IA. Cette dynamique bouleverse les anciennes normes du provisionnement, autrefois manuel, lent et coûteux puisque Neon permet désormais :

• De créer une instance PostgreSQL complète en moins de 500 millisecondes,

• De «brancher» une base (copie expérimentale avec ses données et schémas) instantanément,

• De ne payer que l’usage réel, grâce à la séparation radicale entre le calcul et le stockage.

C’est précisément cette combinaison, vitesse, flexibilité et économie à la demande, qui a séduit Databricks. Son PDG, Ali Ghodsi, l’a résumé ainsi: «L’ère des applications natives pour l’IA, pilotées par des agents, redéfinit ce qu’une base de données doit faire.» En intégrant Neon à sa Data Intelligence Platform, Databricks ajoute une couche manquante à son architecture. Après avoir acquis Arcion pour la réplication en temps réel en 2023, Neon vient compléter la pile transactionnelle, indispensable pour gérer des flux massifs, volatils et non déterministes générés par les IA autonomes.

Ce rachat marque donc une étape charnière : celle où les bases ne se contentent plus de répondre aux besoins de l’IA, mais sont sculptées par elle. Les agents deviennent les architectes, les administrateurs, parfois même les concepteurs de leur propre infrastructure. Un phénomène inédit dans l’histoire de l’informatique. L’acquisition de Neon est plus qu’un coup stratégique. Elle envoie un signal clair au marché : les géants du cloud et de l’IA ne veulent plus simplement héberger l’intelligence, ils veulent en contrôler l’environnement immédiat, le socle, les racines – autrement dit, les bases AI-ready.

Données et puissance, vers une géopolitique de l’infrastructure

Dans l’arène numérique du XXIe siècle, la souveraineté digitale se mesure désormais à l’aune d’une infrastructure moins visible, mais autrement plus décisive : la maîtrise des bases de données prêtes pour l’IA. Ces infrastructures, longtemps reléguées aux services informatiques, sont devenues les véritables piliers de l’autonomie stratégique. Les États-Unis, historiquement pionniers dans les technologies open source et cloud, dominent encore l’écosystème. Avec des géants comme Databricks, Snowflake, ou encore Amazon Web Services, ils concentrent l’essentiel des innovations autour des bases AI-ready. La stratégie est claire: créer un écosystème interopérable, alimenté par une myriade de startups spécialisées (Neon, Pinecone, Cleanlab, etc.), financées par le capital-risque et dopées par l’intégration rapide aux plateformes existantes.

Mais la Chine, loin de rester spectatrice, affiche une ambition redoutable : devenir leader mondial de l’intelligence artificielle d’ici 2030. Cette ambition passe inévitablement par la construction d’infrastructures de données souveraines et massives. En témoignent les efforts colossaux investis dans les data centers, le développement de modèles IA comme Ernie Bot ou Qwen, et le soutien d’acteurs étatiques comme Huawei, Tencent ou Alibaba. Ces géants chinois développent non seulement leurs propres modèles de langage, mais aussi les outils de gestion des données qui les alimentent.

La Chine dispose d’un avantage stratégique unique : un volume colossal de données internes, générées par une population connectée, des plateformes locales et un cadre législatif peu contraignant. Cela lui permet d’entraîner ses modèles sur des corpus gigantesques, tout en gardant la main sur l’ensemble de la chaîne de valeur, du capteur au datalake, vaste réservoir numérique où sont stockées les données brutes dans leur diversité.

L’Europe, quant à elle, avance avec prudence. Si des initiatives comme Gaia-X ou EU AI Champions cherchent à construire une alternative européenne crédible, les investissements restent fragmentés. La priorité est souvent mise sur la régulation (RGPD, IA Act, etc.) plutôt que sur l’innovation pure. Pourtant, certains acteurs européens (comme OVHcloud, Aleph Alpha, ou Mistral AI) commencent à émerger, proposant une approche axée sur la transparence, l’éthique et la sécurité des données. Enfin, des pays comme les Émirats arabes unis, l’Inde ou la Corée du Sud adoptent des stratégies ciblées, misant tantôt sur l’attractivité fiscale, tantôt sur des hubs technologiques et universitaires de pointe pour se positionner sur l’échiquier de l’IA.

Bases adaptatives, l’impact des agents IA

Les agents IA ne se contentent pas d’exécuter des requêtes ponctuelles. Ils raisonnent, anticipent, ajustent leurs actions en fonction de contextes évolutifs. Dans ce nouveau paradigme, les bases de données ne sont plus des lieux de consultation, mais des interfaces actives, réagissant à la volée à des interactions massives, multiples et souvent imprévisibles. Ce changement est loin d’être anodin. Il impose aux infrastructures de données une nouvelle exigence : la réflexivité. Autrement dit, la capacité à se reconfigurer en temps réel en fonction des requêtes reçues, des charges de travail émergentes et des contextes applicatifs.

Prenons l’exemple d’une IA agentique gérant un portefeuille logistique : elle va interroger des dizaines de bases, ajuster des paramètres de production, modifier des priorités, et recommencer l’opération en boucle, parfois toutes les secondes. Une base classique, rigide, s’effondre sous cette pression. Une base AI-ready, elle, est conçue pour suivre le rythme.

Neon incarne cette logique grâce à son système de duplication instantanée (branching), permettant à un agent IA de cloner une base entière (données et schémas inclus) en une fraction de seconde, d’expérimenter, puis de détruire l’instance sans affecter la production. Une logique proche de la zone de tests isolée (sandboxing) cognitive, qui sécurise l’exploration tout en garantissant la performance.

Ce modèle pose les prémices d’une nouvelle ère : celle des bases de données réflexives, voire adaptatives. Des structures capables de comprendre le type d’utilisateur (humain, agent, application), de prédire le type d’interaction et de s’auto-optimiser en conséquence.

On passe alors d’une base consommée à une base coopérante. D’un entrepôt passif à un organe nerveux numérique, sensible, ajustable, collaboratif. Une véritable mutation cognitive de l’infrastructure.

L’hypothèse des bases apprenantes

L’idée peut paraître audacieuse. Et pourtant, à observer l’évolution des infrastructures AI-ready, une hypothèse autrefois réservée à la science-fiction commence à prendre forme : celle de bases de données capables d’auto-apprentissage. Des bases qui non seulement répondent aux requêtes, mais apprennent de l’usage qui en est fait, ajustent leurs priorités, optimisent leurs architectures internes et participent activement à la performance globale des systèmes intelligents.

Ces bases dites «auto-adaptatives» s’inspirent du vivant. Comme un muscle qui se renforce lorsqu’on le sollicite, une base AI-native pourrait demain s’optimiser selon les patterns de requêtes, pré-indexer des segments, suggérer de nouveaux schémas, et même détecter les biais ou anomalies statistiques dans les jeux de données qu’elle héberge.

Cette dynamique nécessite une fusion inédite entre plusieurs disciplines : l’intelligence artificielle, la gestion des systèmes distribués, la théorie des graphes, la sécurité informatique et la gouvernance éthique. Le tout dans un cadre capable de maintenir la traçabilité complète des décisions automatisées, condition sine qua non pour garantir l’intelligibilité attendue par les régulateurs et les utilisateurs. Les premiers signes de cette transition sont déjà visibles :

• Des bases comme CockroachDB intègrent désormais des modules de recherche vectorielle native, capables de trier les informations selon leur pertinence sémantique.

• Des outils comme Snowplow automatisent la création de données comportementales enrichies, prêtes à être exploitées sans intervention humaine.

• Des agents IA, de plus en plus sophistiqués, déploient eux-mêmes leur environnement de travail, choisissent leurs sources de vérité, et orchestrent la donnée comme un chef d’orchestre numérique.

Le cap est donc posé. Si l’IA devient un cerveau algorithmique, les bases AI-ready en seront les systèmes sensoriels et mnésiques. Et leur degré d’intelligence déterminera la finesse de la cognition artificielle. Une chose est certaine : les bases de données du futur ne seront plus neutres. Elles participeront à l’action, au raisonnement, au jugement. Elles ne seront plus seulement des socles, mais des acteurs.

La donnée, socle d’une souveraineté cognitive

Dans la grande épopée de l’intelligence artificielle, les regards se tournent souvent vers les modèles, les algorithmes, les performances. Mais en réalité, la révolution se joue en profondeur, dans le sous-sol invisible des systèmes numériques, celui des bases de données. Les bases AI-ready ne sont pas une évolution incrémentale. Elles représentent une rupture. Un basculement de paradigme où la donnée cesse d’être statique pour devenir relationnelle, proactive, vectorisée, agent-compatible. Un basculement qui transforme la base elle-même en infrastructure cognitive.

Dans cette nouvelle géographie numérique, les nations et les entreprises qui maîtrisent ces fondations disposent d’un levier stratégique sans précédent. Car à travers ces bases se jouent :

• La rapidité d’innovation,

• La qualité des décisions automatisées,

• La capacité à monétiser l’intelligence,

• Et, surtout, la souveraineté dans l’économie des modèles.

La course mondiale ne fait que commencer. Elle oppose les géants américains, les empires numériques chinois, les architectes prudents européens, les innovateurs du Golfe, les accélérateurs du Sud. Chacun avec sa vision, ses forces, ses angles morts. Mais une vérité émerge avec force : celui qui contrôle les bases contrôle les intelligences. Car sans donnée fiable, contextualisée, accessible, aucune IA ne peut tenir ses promesses. Et sans infrastructure flexible, réflexive, sécurisée, aucune entreprise ne pourra suivre le rythme imposé par les agents IA.

L’avenir appartient donc à ceux qui comprendront que l’intelligence commence là où la donnée est bien gouvernée, bien architecturée, bien exploitée. Et dans ce monde en reconfiguration, les bases de données AI-ready sont bien plus que des outils. Elles sont le théâtre discret d’une nouvelle souveraineté.
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