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Lundi 23 Juin 2025
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Entreprise hybride : vers un leadership de rupture à l’ère de l’IA (Tribune)

À l’ère de l’intelligence artificielle, la survie de l’entreprise ne dépend plus de sa seule performance, ni même de sa capacité à innover. Elle dépend de sa faculté à réinventer ses modes de fonctionnement, de décision et de collaboration, dans un monde où chaque avancée technologique peut déclencher une rupture. Il ne s’agit plus simplement de faire mieux que ses concurrents. Il s’agit d’imaginer et de mettre en œuvre le bon modèle de coopération entre humains et intelligences artificielles, pour ne pas être relégué à l’obsolescence. Dans ce contexte, le discernement devient plus décisif que la puissance, et l’éthique plus stratégique que jamais. Mais cette transformation ne peut reposer sur les seules épaules des entreprises. Elle implique aussi les États, les institutions internationales et l’ensemble des corps intermédiaires, appelés à créer les conditions d’un cadre commun, juste et durable. Car penser l’entreprise de demain, c’est aussi interroger le monde que nous voulons éviter.

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À mesure que l’intelligence artificielle s’infiltre dans les organisations, les décisions s’accélèrent, les données s’empilent, les outils se perfectionnent. Mais derrière cette course technologique, un malaise silencieux grandit : l’impression d’avancer sans direction et de tout modéliser sans plus rien maîtriser. Le progrès devient une fuite, certes brillante et rapide, mais sans cap. Nous ne vivons pas une simple évolution des outils, mais une bascule dans la nature même du travail humain. Là où les révolutions industrielles automatisaient les machines, l'IA automatise nos capacités cognitives les plus fines, à savoir, analyser, anticiper et trancher.
Ce n’est plus l’infrastructure qui change mais plutôt l’humain qui vacille. Huy Nguyen Trieu, dans «AI-fication of Jobs» (2023), le souligne : l’IA ne transforme pas d’abord les industries, elle redessine la frontière entre ce que les humains font, et ce que les machines peuvent faire à leur place. Et c’est précisément là que le leadership traditionnel s’effondre. Car quand toutes les options sont simulables, le pouvoir revient à celui qui sait discerner et non à celui qui sait prédire.

Du leadership solitaire au discernement partagé

Face à des systèmes d’aide à la décision de plus en plus performants, le rôle du leader n’est plus de trouver la bonne réponse, mais de poser la bonne question. Et pour cela, il ne peut plus décider seul. Il doit organiser la concertation, non par souci de démocratie, mais par nécessité stratégique.

En recherche opérationnelle, un simple paramètre ajouté ou retiré peut changer toute la solution. De la même manière, une décision, aussi brillante soit-elle, peut s’effondrer si elle repose sur des variables incomplètes ou biaisées. Le leader de demain n’est donc plus un décideur vertical, mais un compositeur de perspectives. Il ne cherche pas à avoir raison plus vite, mais à voir plus juste, plus large. C’est pourquoi la diversité des points de vue, générationnelle, fonctionnelle ou cognitive, devient un levier d’intelligence collective, bien plus qu’un impératif de représentation. Et dans un monde saturé de données et d’analyses automatisées, le véritable avantage concurrentiel viendra aussi des regards neufs : ceux qui ne maîtrisent pas encore les codes, mais posent les bonnes questions parce qu’ils ne savent pas qu’il ne faut pas les poser.

L’entreprise de demain devra institutionnaliser ce droit à l’inattendu. Non comme un exercice cosmétique, mais comme une stratégie de survie. C’est dans les interstices de l’ordre établi, dans ces moments de doute fertile, que surgissent les signaux faibles, les ruptures utiles et, parfois, les solutions que l’algorithme n’aurait jamais proposées.

Le self-leadership : fondement d’une autonomie responsable

Si la diversité des points de vue est une richesse, elle ne produit de valeur que si chaque individu est capable d’y contribuer en conscience. C’est là qu’intervient une autre mutation essentielle du monde du travail : le développement du self-leadership. Dans une organisation en mutation, l’autonomie n’est plus une option, elle devient la condition même de la performance collective. Le self-leadership, c’est cette capacité à se piloter soi-même avec lucidité, alignement et éthique. Ce n’est pas une posture d’indépendance, mais une compétence de contribution active.

Comme le montre Michael Ramsay dans «AI for Business Leaders» (2024), les projets d’IA les plus efficaces sont ceux portés par des équipes transversales, auto-dirigées, capables de coopérer dans un environnement incertain. Cela suppose une culture du feedback, de l’apprentissage continu et une confiance partagée autour du sens. Dans un monde où la frontière entre l’humain et l’agent intelligent devient poreuse, le collaborateur de demain ne cherchera pas un emploi, mais une finalité. Il ne sera pas encadré par des ordres, mais inspiré par un projet de transformation auquel il choisit d’adhérer.

Trois formes d’intelligence artificielle, trois choix stratégiques

Pour que cette autonomie individuelle trouve un réel levier d’amplification, encore faut-il que l’IA soit pensée comme une alliée, et non comme une force de substitution. Dans «AI-fication of Jobs» (2023), Huy Nguyen Trieu propose une typologie précieuse pour comprendre les trajectoires possibles de l’intelligence artificielle dans le monde du travail :

• L’IA de substitution automatise les tâches humaines, avec un fort potentiel de remplacement. Elle peut accroître la productivité, mais au prix d’une fragilisation massive de l’emploi si elle est mal encadrée.

• L’IA de transformation engendre de nouveaux métiers, de nouvelles chaînes de valeur, et oblige les entreprises à repenser leurs modèles organisationnels.

• L’IA d’augmentation renforce les compétences humaines : analyse, synthèse, stratégie et créativité. Elle ne remplace pas, elle élève. C’est cette dernière IA que l’entreprise de demain doit cultiver. Celle qui stimule la pensée humaine plutôt que de la déléguer, qui révèle les talents plutôt que de les rendre interchangeables.

Des agents numériques à la coopération systémique

Mais pour que cette IA d’augmentation prenne corps, encore faut-il qu’elle s’inscrive dans une architecture de travail concrète. C’est précisément le rôle émergent des agents intelligents, désormais intégrés au cœur des processus décisionnels. Autonomes, adaptatifs, capables d’interagir en temps réel, ces entités numériques ne se contentent plus d’assister les humains, elles participent activement à l’organisation du travail.

Comme le rappelle Michael Ramsay («AI for Business Leaders», 2024), les difficultés d’adoption de l’IA ne relèvent pas tant de la technique que de la culture. Pour réussir, il faut former, contextualiser et ritualiser. L’IA exige une infrastructure de confiance et de collaboration hybride. Et cette mutation est déjà en cours. IBM, par exemple, a automatisé 94% de ses tâches RH avec l’agent AskHR, libérant ainsi des centaines de collaborateurs pour des fonctions à plus haute valeur ajoutée, dans le développement, le conseil et la stratégie. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une réduction nette des effectifs, mais une transformation qualitative de l’emploi.

Salesforce suit la même voie, avec ses coachs IA intégrés à la gestion des talents, permettant une montée en compétence individualisée. Ces exemples témoignent d’une bascule majeure : les agents intelligents ne contentent pas de prolonger les capacités de l’humain, mais ils redessinent la structure même de l’entreprise, désormais hybride.

L’entreprise comme organisme connecté et vivant

Dans «Competing in the Age of AI» (Iansiti & Lakhani, 2020), les auteurs montrent comment l’intelligence artificielle fait sauter les verrous traditionnels de l’entreprise comme sa taille, ses frontières et son rythme d’apprentissage. Grâce aux plateformes, même une structure modeste peut aujourd’hui opérer à l’échelle mondiale, ajuster son modèle en temps réel et apprendre en continu.

L’entreprise devient un nœud dans un réseau d’intelligences et de savoirs. Elle n’est plus définie par ce qu’elle possède, mais par sa capacité à relier, coopérer et évoluer. Ce nouveau maillage rend obsolète un leadership vertical puisqu’il exige une gouvernance relationnelle, écosystémique et distribuée. Il implique aussi une refonte des interactions entre humains, machines, décisions et structures.

C’est le cœur du message porté par «System Innovation for an Artificial Intelligence Era» (2025). L’entreprise de demain ne sera pas mieux outillée, elle sera autrement pensée. Un organisme vivant, capable d’ajuster ses boucles de décision, de redéfinir ses finalités et de s’auto-transformer à mesure qu’elle agit.

Et après ?

À mesure que les agents intelligents s’intègrent aux structures, que les flux de décisions s’automatisent et que les architectures deviennent hybrides, une question demeure : qui garde la main ? Le défi ne tient pas à la technologie en elle-même, mais à la manière dont nous l’orchestrons. L’entreprise de demain ne pourra pas se contenter d’absorber l’IA, elle devra en assumer la gouvernance. Et cette gouvernance ne se résume ni à des protocoles, ni à des indicateurs. Elle relève du discernement. Elle exige une responsabilité partagée, transversale, collective.

Le leadership de rupture, celui qui s’exerce dans ces zones floues entre humains et modèles, ne pourra s’appuyer ni sur la seule éthique individuelle, ni sur une régulation isolée. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’avenir des entreprises, mais l’équilibre des systèmes économiques et sociaux mondiaux. Car si nous laissons les logiques automatiques décider seules de ce qui vaut, de ce qui reste, de ce qui guide, nous déléguerons plus que nos tâches et nos emplois : nous déléguerons notre cap, voire notre destin. Il est encore temps d’en décider autrement. Mais le péril, lui, n’attend pas.
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