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Pourquoi il faut changer les habitudes agricoles et alimentaires des Marocains ( Rapport du MIPA)

80% des calories consommées par les Marocains sont importées, alors même que le pays exporte massivement tomates, pastèques et agrumes. En 2024, l’État a déboursé plus de 5,7 milliards de dirhams pour subventionner blé et sucre, tandis que les taux d’obésité dépassent désormais les 20%. Derrière cette dépendance alimentaire invisible se cache un modèle agricole fragilisé, inégalitaire, accro aux intrants étrangers et de moins en moins soutenable face aux chocs climatiques et géopolitiques. Le dernier rapport du MIPA alerte : le Maroc mange ce qu’il n’a pas produit et paie pour ce qu’il ne maîtrise plus.

24 Octobre 2025 À 16:42

Le diagnostic est sans appel. Selon le rapport du Moroccan Institute for Policy Analysis (MIPA), le Maroc ne produit localement que 28% des céréales qu’il consomme, 27% de ses huiles et moins de 20% de son sucre. Ces trois produits représentent près de 80% des calories ingérées par les Marocains. Le pays importe donc l’essentiel de ce qu’il mange. Résultat : en 2024, le gouvernement a dû débourser 4,38 milliards de dirhams pour subventionner le sucre et 1,34 milliard pour le blé tendre, selon le ministère de l’Économie et des finances.

Un double fardeau, silencieux mais lourd

Ainsi, le rapport révèle que cette dépendance alimentaire n’est pas qu’un enjeu commercial ou agricole. Elle transforme en profondeur les corps, les habitudes et les équilibres financiers du pays. En l’espace de quelques décennies, le régime alimentaire des Marocains a basculé. Selon le rapport du MIPA, la consommation moyenne est passée de 2.400 à 3.100 kilocalories par jour depuis les années 1970. Un saut calorique spectaculaire, mais trompeur : il s’agit surtout de «calories vides», pauvres en nutriments essentiels, riches en sucres et en amidons transformés. Le pain blanc, hyper-subventionné, est devenu omniprésent sur les tables, tandis que la consommation de sucre est passée de 35 à 48 kg par habitant entre 2001 et 2022, soit près de quatre fois les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette surconsommation est directement liée à l’explosion des maladies non transmissibles : plus de 60% des Marocains sont en surpoids et 21% sont obèses, alors que la prévalence de l’obésité était quasiment nulle dans les années 1970.
Mais au-delà des kilos en trop, le rapport évoque un «double fardeau nutritionnel» : trop de calories d’un côté, pas assez de micronutriments de l’autre. Les dernières enquêtes sanitaires relèvent des déficits inquiétants en fer, en iode, en vitamine A, particulièrement chez les enfants et les femmes en âge de procréer. À ce coût sanitaire s’ajoute une facture budgétaire de plus en plus lourde. Le maintien artificiel de prix bas sur des produits essentiels pèse fortement sur les finances publiques. En 2024, l’État marocain a dépensé 4,38 milliards de dirhams pour stabiliser le prix du sucre raffiné, et 1,34 milliard pour le blé tendre, selon les données officielles du ministère de l’Économie et des finances.

Dans un contexte marqué par l’inflation mondiale et la guerre en Ukraine, la seule hausse du prix du blé tendre à l’import a atteint 80% entre 2020 et 2022, selon le rapport du MIPA. Cette vulnérabilité face aux marchés internationaux transforme la souveraineté alimentaire en enjeu stratégique de stabilité sociale. Ainsi, selon le MIPA, on mange ce que l’on ne produit pas, et on paie ce que l’on subventionne sans maîtriser. Une équation devenue insoutenable, à la fois pour la santé publique et pour le budget national.

Un modèle agricole tourné vers l’export... mais accro aux importations

Le paradoxe est donc criant : le Maroc est un champion de l’export agricole, notamment en fruits et légumes (tomates, agrumes, pastèques), mais importe ses calories essentielles. Le modèle agricole mis en place depuis le Plan Maroc Vert (2008–2020) et renforcé par Génération Green (2020–2030) privilégie les cultures à forte valeur ajoutée destinées à l’export, au détriment des cultures vivrières.

Le problème est que ce modèle repose quasiment entièrement sur des intrants importés : semences hybrides, engrais azotés, tracteurs, systèmes d’irrigation, voire... semence bovine pour l’élevage laitier. Une souveraineté agricole largement illusoire, donc. Autre effet pervers : les terres irriguées, concentrées dans les grandes exploitations orientées export, absorbent la majorité des aides publiques, laissant les petits agriculteurs pluviaux sans réel soutien. Ce déséquilibre aggrave les inégalités rurales et rend le pays encore plus vulnérable à la sécheresse, qui sévit de manière quasi ininterrompue depuis 2019.

Vers un tournant stratégique ?

À la lumière de ces constats, le rapport appelle à une révision profonde de la stratégie agricole nationale, sans tomber dans le rejet caricatural de l’export. Il propose plutôt un recentrage progressif sur les principes de résilience, d’équité et de souveraineté. Cela passerait d’abord par une revalorisation des cultures vivrières, aujourd’hui marginalisées dans les politiques de subvention. Les légumineuses, par exemple, les pois chiches, les fèves, les lentilles... ne couvrent plus que 3% des surfaces agricoles et leur consommation a chuté de 10,7 kg par habitant dans les années 1980 à 3,6 kg aujourd’hui. Pourtant, rappelle le rapport, «Les légumineuses offrent un potentiel nutritionnel, écologique et économique sous-exploité. Elles enrichissent les sols, diversifient l’alimentation et soutiennent les revenus agricoles». En parallèle, le soutien aux petits producteurs est présenté comme une condition sine qua non d’une souveraineté alimentaire effective. Non seulement pour garantir un maillage agricole territorial plus dense, mais aussi pour restaurer une justice sociale dans l’accès aux aides publiques, aujourd’hui accaparées par les grandes exploitations.

Enfin, le rapport insiste sur la dimension culturelle de l’enjeu. Il plaide pour que la souveraineté alimentaire entre dans l’éducation nationale, à travers les programmes scolaires, les cantines et les campagnes de sensibilisation. «Il faut reconstruire un imaginaire collectif du bien-manger, reconnecter l’alimentation aux ressources locales, aux saisons et aux producteurs. La question qui demeure est donc : peut-on nourrir une population durablement, sans produire ce qu’elle consomme vraiment ? Le Maroc est à la croisée des chemins selon le rapport du MIPA. Son modèle agricole, performant à l’export, est aussi sa principale faiblesse stratégique à l’intérieur. Repenser cette architecture est devenu une urgence. Non seulement pour préserver ses sols, ses nappes et ses finances, mais surtout pour protéger la santé de sa population.
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