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Procédure pénale : la polémique ne faiblit pas malgré l'adoption de la réforme

130 voix pour, 40 contre. Le projet de réforme de la procédure pénale a été adopté mardi soir par la Chambre des représentants. Mais derrière ce vote massif, une fracture demeure. Les articles 3 et 7, qui limitent le rôle des associations dans les affaires de corruption, cristallisent les critiques et n’en finissent pas d’alimenter la polémique. «Au lieu d’encourager la vigilance citoyenne face à la corruption, on la réprime. Au lieu de renforcer les garde-fous, on les démonte», déplore le PPS. Mais le ministre de la Justice n’en démord pas. Pour abdellatif Ouahbi, ces dispositions ne visent pas à restreindre les libertés, mais à mettre fin à ce qu’il considère comme une forme de désordre procédural. «Ce n’est pas une interdiction, c’est une organisation», a-t-il martelé, ajoutant que la nouvelle architecture de la procédure pénale «permet de renforcer l’efficacité de l’action publique et d’éviter les poursuites hasardeuses».

21 Mai 2025 À 18:46

C’est un texte que le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, présente depuis des mois comme une «avancée historique», et ce mardi 20 mai 2025, après plus de huit heures de débat en séance plénière, le projet de loi 03.23 modifiant le Code de procédure pénale a été adopté à la majorité par la Chambre des représentants. 130 voix pour, 40 contre, aucune abstention. Mais au sein même de l’hémicycle, la satisfaction n’est pas totale. «Nous venons de valider une réforme qui affaiblit la transparence judiciaire et marginalise la société civile», déplore Loubna Sghiri, députée du Parti du progrès et du socialisme (PPS). Son groupe a voté contre.

L’opposition charge les articles 3 et 7

En effet, dans l’enceinte du Parlement, c’est un front quasi unanime de l’opposition qui s’est dressé contre les articles 3 et 7 du projet de loi 03.23. L’article 3 limite l’initiative des poursuites en matière de corruption à une poignée d’institutions publiques : Cour des comptes, inspections générales, l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption. Les signalements émanant de citoyens, de fonctionnaires ou d’associations ne pourront plus enclencher directement une enquête. Quant à l’article 7, il conditionne la possibilité pour une association de se constituer partie civile à une double autorisation : être reconnue d’utilité publique et obtenir un feu vert du ministère de la Justice. Pour de nombreux députés, ces deux dispositions symbolisent à elles seules une volonté délibérée de réduire au silence les associations citoyennes engagées dans la lutte contre la corruption.
«Pourquoi ce projet, maintenant, et avec cette violence institutionnelle ?» a lancé Nabila Mounib, députée de la Fédération de la gauche, lors de la plénière. Dans son intervention, cette parlementaire a accusé le gouvernement de brider les libertés et d’ouvrir la voie à l’impunité, en excluant délibérément les associations du circuit judiciaire. «Les articles 3 et 7 constituent une régression des droits, une violation des libertés, et une atteinte grave à l’esprit de la Constitution.» Selon elle, le droit de signalement citoyen est réduit à néant : «Ce texte marginalise le rôle du tissu associatif sérieux dans le contrôle démocratique, en contradiction flagrante avec les engagements internationaux du Maroc.»

Un «verrou procédural» contre la transparence

Pour Fatima Tamni, députée de la Fédération de la gauche démocratique, ces dispositions «sapent les fondements du contrôle populaire inscrit dans la Constitution». Elle y voit aussi une «volonté claire de bâillonner les alertes citoyennes et de protéger les acteurs impliqués dans des scandales de détournement de fonds publics». Plus encore, pour elle, «ces restrictions représentent une entorse manifeste au principe de responsabilité et de reddition des comptes. Le texte exclut délibérément les associations de la lutte contre la corruption, sans offrir d’alternative crédible.» Mme Tamni s’interroge par ailleurs sur le fondement de la mesure : «Le ministre évoque des cas d’extorsion ou de dénonciation abusive. Mais où sont les preuves ? Qu’il nous les présente. On ne peut pas priver tout un secteur de son rôle constitutionnel pour quelques abus isolés.»

«Un texte pour neutraliser la société civile»

Le Parti de la justice et du développement (PJD) a également centré ses critiques sur ces deux articles, qu’il juge contraires à l’esprit de la Constitution. Selon lui, «le texte interdit de facto aux citoyens d’agir contre la corruption, en limitant leur capacité à alerter et à dénoncer des crimes financiers». Pour le parti islamiste, «lutter contre l’extorsion ne doit pas se traduire par une interdiction de la parole publique», surtout à un moment où le coût économique et social de la corruption reste massif. Le groupe parlementaire a rappelé que l’article 12 de la Constitution appelle à impliquer les associations dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques. «Ce projet de loi fait l’exact inverse. Il centralise, verrouille et supprime les mécanismes de veille démocratique.»

Le PPS dénonce une «punition collective»

In fine, c’est peut-être le groupe du Parti du progrès et du socialisme (PPS) qui a livré l’attaque la plus frontale contre les articles 3 et 7. La députée Loubna Sghiri a dénoncé une réforme «pensée pour neutraliser les contre-pouvoirs et restreindre les espaces d’expression citoyenne». «Nous comprenons les inquiétudes liées à certains abus. Mais les dérives de quelques associations ne justifient pas un encadrement aussi lourd que celui prévu par l’article 7. C’est une punition collective, une manière de disqualifier l’ensemble des acteurs associatifs, y compris les plus sérieux.» Pour elle, ces articles introduisent une logique de défiance à l’égard de la société civile, qui contrevient à la philosophie même de l’État de droit. «Au lieu d’encourager la vigilance citoyenne face à la corruption, on la réprime. Au lieu de renforcer les garde-fous, on les démonte.» Le PPS appelle à une réécriture complète des articles 3 et 7, dans un esprit d’ouverture et de dialogue. «Ce texte aurait pu être un levier de progrès. Il devient un instrument de recentralisation et de contrôle politique.»

Ouahbi assume et revendique : «Ce n’est pas un recul, c’est une organisation»

Face à ces vives critiques, Abdellatif Ouahbi a tenu, droit dans ses bottes, à défendre vigoureusement sa réforme. Pour le ministre de la Justice, ces dispositions ne visent pas à restreindre les libertés, mais à mettre fin à ce qu’il considère comme une forme de désordre procédural. «Ce n’est pas une interdiction, c’est une organisation», a-t-il martelé, ajoutant que la nouvelle architecture de la procédure pénale «permet de renforcer l’efficacité de l’action publique et d’éviter les poursuites hasardeuses». Selon lui, les mécanismes mis en place garantissent l’intervention d’organismes dotés de compétences techniques et d’un pouvoir d’enquête institutionnel. «On ne peut pas laisser n’importe qui saisir le Parquet. Il faut une base crédible, une autorité reconnue, une responsabilité juridique», a-t-il insisté.
À ses yeux, le rôle de la société civile n’est pas supprimé, mais réorienté : «Une seule association de lutte contre la corruption est reconnue d’utilité publique, elle conserve tous ses droits. Les autres, souvent, déposent des papiers sans preuves.» Dans cette optique, l’article 7, qui limite l’accès au statut de partie civile, est présenté comme un filtre nécessaire. «Ce que certains appellent une restriction est en réalité un encadrement. En France, c’est le ministre de la Justice qui autorise les associations à ester en justice. Pourquoi le Maroc serait-il le seul pays à ouvrir cette porte à tous, sans contrôle ?»

Des attaques frontales contre les contre-pouvoirs institutionnels

Mais c’est surtout en réponse aux avis défavorables émis par plusieurs institutions constitutionnelles que le ton du ministre a durci. Le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), l’Instance nationale de probité (INPPLC) et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) avaient tous exprimé leur inquiétude face à un texte qu’ils jugent restrictif et peu participatif. M. Ouahbi leur a répondu sans détour : «Ces institutions peuvent donner leur avis, mais elles n’ont pas à se mêler du contenu des articles. Ce travail revient au Parlement. C’est lui seul qui légifère, et c’est à lui seul que je rends des comptes», a-t-il affirmé devant les députés. Allant plus loin, le ministre a remis en cause la légitimité même de ces institutions. «Les présidents de ces Conseils sont nommés. Ils sont grassement payés, ils théorisent dans leurs bureaux, mais ne rendent de comptes à personne. Moi, je suis élu. Je représente le peuple».

Le vote majoritaire à la Chambre des représentants n’a à l’évidence pas mis fin à la polémiques suscitée par les articles 3 et 7. Pour une partie de l’opposition, la réforme affaiblit les mécanismes d’alerte citoyenne et réduit l’espace d’action des associations dans la lutte contre la corruption. Le texte doit encore être examiné par la Chambre des conseillers. D’ici là, les appels au rééquilibrage restent nombreux, dans l’espoir de corriger ce que plusieurs voix considèrent comme un recul démocratique.

Projet de loi n°03.23, une «Constitution de la justice pénale»

La Chambre des représentants a adopté, mardi en séance législative, à la majorité, le projet de loi n°03.23 relatif au Code de procédure pénale dans son intégralité. Selon le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, ce projet de loi répond à un besoin pressant de moderniser les règles de la procédure pénale, estimant qu’il ne s'agit pas d'une simple loi, mais d’une véritable «Constitution de la justice pénale», en raison des mécanismes qu'elle introduit pour protéger les droits des justiciables, renforcer le rôle de la défense, garantir les conditions d’un procès équitable et promouvoir les moyens de lutte contre la criminalité, y compris celle organisée et les nouvelles formes de délits.

Pour le ministre, les principales nouveautés introduites par le texte portent notamment sur le renforcement des garanties juridiques durant l'enquête préliminaire, la consécration du principe de présomption d’innocence et le refus de considérer le silence comme un aveu implicite, la protection des victimes de la traite des êtres humains conformément aux normes internationales, l’élargissement de l’usage des moyens numériques dans la procédure pénale, la réduction du recours à la détention provisoire et sa rationalisation, ainsi que l’amélioration des mécanismes de libération et de réinsertion à travers la simplification des procédures de réhabilitation, de paiement et d’amendes.
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