Santé : L’équation complexe d’une réforme ambitieuse
Le Maroc s’attaque de front aux défaillances de son système de santé avec une approche intégrée. Digitalisation, gouvernance, capital humain, infrastructures et couverture sociale sont les axes d’une stratégie qui dépasse le simple champ sanitaire : il s’agit d’un véritable projet de société, orienté vers un développement humain durable. Reste désormais à relever les défis d’exécution sur le terrain et à assurer une mise en œuvre harmonieuse à travers toutes les régions du Royaume.
Nadia Benyouref
30 Mai 2025
À 19:25
Plus qu’une réforme sectorielle, c’est une vision globale que le Maroc met en œuvre : celle d’un système de santé capable de répondre aux défis sanitaires d’aujourd’hui et de demain. La réussite de ce chantier dépendra toutefois de la mobilisation de tous les acteurs, publics, privés et territoriaux, pour transformer l’ambition en réalité tangible sur le terrain.
C’est cette mobilisation multisectorielle qui constitue aujourd’hui le véritable défi. Si l’État, suites aux Orientations Royales, porte la vision et impulse la dynamique, le secteur privé est appelé à jouer un rôle structurel dans la mise en œuvre, notamment grâce à la généralisation de l’Assurance Maladie obligatoire (AMO), qui marque une avancée majeure en matière de couverture santé. À la fin de l’année 2024, près de 88% de la population marocaine bénéficiaient déjà d’une couverture médicale, contre seulement 30% avant cette réforme. C’est ce que le ministre de la Santé et de la protection sociale, Amine El Tehraoui, avait affirmé, lors de la séance des questions orales au sein de la Chambre des conseillers, tenue le mardi 29 avril. «Ce progrès a été rendu possible grâce à l’adoption de 29 décrets d’application, au transfert automatique de 11 millions d’ex-bénéficiaires du Ramed vers l’AMO Tadamon, et à l’intégration de 3,8 millions de travailleurs indépendants et leurs ayants droit à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS)», avait-il souligné.
Néanmoins, le Maroc est encore loin d’une couverture médicale satisfaisante. Il ne compte que 1,3 lit pour 1.000 habitants, alors que la norme raisonnable se situe autour de 3 lits pour 1.000 habitants. De même, on dénombre environ 10 médecins pour 10.000 habitants, alors que les recommandations en prévoient 20. «Il sera indispensable d’accroître l’offre de soins dans les secteurs public et privé. Les études estiment qu’il faudrait 45.000 lits pour hisser l’offre nationale au niveau des pays développés ; le secteur privé devrait en fournir quelque 20.000. En prenant pour référence une capacité moyenne de 50 à 60 lits par clinique, il faudrait donc ouvrir entre 350 et 400 nouvelles cliniques. Un objectif d’autant plus ambitieux que nos établissements se limitent aujourd’hui à environ 30 lits chacun», lance Pr Redouane Samlali, PDG d’Oncorad Group et président de l’Association nationale des cliniques privées (ANCP). Ceci en plus des disparités qui restent criantes : 70% de l’offre de soins est concentrée sur seulement 30% du territoire.
Une vision convergente
Dans plusieurs régions, le déficit en personnel qualifié et en infrastructures médicales fragilise profondément la capacité de chacun à bénéficier pleinement de son droit aux soins. Face à ce constat, les investissements privés apparaissent comme une réponse pour élargir l’offre de soins et combler les écarts territoriaux. «Pour que cette dynamique prenne pleinement son sens, il est impératif que les structures publiques adoptent une vision convergente, dans le cadre d’un véritable partenariat public-privé, notamment en ce qui concerne la mobilisation et la valorisation des ressources humaines. À cet effet, des mesures incitatives devraient être mises en place pour encourager l’investissement dans ces zones, notamment par une facilitation de l’accès au foncier, une fiscalité adaptée et un soutien au coût du personnel qualifié», insiste Pr Redouane Samlali.
La modernisation du système de santé passe aussi par une meilleure gouvernance. De nouvelles institutions ont vu le jour, telles que la Haute Autorité de santé, les Groupements sanitaires territoriaux, ou encore les Agences nationales du médicament et du sang. Ceci en plus de l’un des axes structurants de cette transformation, à savoir la digitalisation du système d’information sanitaire. Concrètement, plusieurs initiatives ont vu le jour : le déploiement progressif du Dossier médical partagé, la mise en place de systèmes d’information hospitaliers, ou encore des plateformes numériques dédiées à la prise de rendez-vous, au suivi médical et à la télémédecine. On note également l’émergence de startups marocaines en e-santé et des partenariats public-privé favorisant l’innovation. Le défi actuel réside dans l’harmonisation, l’interopérabilité et la généralisation de ces outils sur l’ensemble du territoire, notamment dans les zones à faible densité médicale. Pour la Pre Intissar Haddiya, médecin-néphrologue, «Ce virage numérique, s’il est bien accompagné, renforce l’efficience, la réactivité et la qualité des soins que nous prodiguons».
Au-delà des infrastructures et des équipements, et bien que l’assurance maladie soit en voie de généralisation et tende vers l’universalité, elle suscite aujourd’hui des inquiétudes, c’est bien la viabilité du système. «L’Assurance Maladie obligatoire (AMO) présente à ce jour certaines limites, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, et commence à montrer des signes de déséquilibre. Il est vrai que, pour l’instant, le système reste excédentaire, mais il s’agit d’un équilibre fragile, presque théorique», alerte Pr Redouane Samlali. Un sujet qui suscite encore beaucoup de discussions. «Le régime AMO des salariés continue à générer des excédents, et même cette année nous dégagerons près de 3 milliards de DH d’excédents. Le régime AMO Tadamon reste équilibré grâce à la prise en charge par l’état des cotisations de la population couverte. À l’état actuel, ce sont les deux régimes AMO Chamil et AMO TNS qui soulèvent les principales préoccupations en matière d’équilibre financier, en raison du déficit technique déjà enregistré par le régime AMO TNS, précise-t-on auprès de la CNSS.
Pour que l’universalisation de l’accès aux soins ne compromette ni la qualité ni la viabilité financière du système, il est essentiel de revoir les contributions, de mieux maîtriser les dépenses et d’impliquer pleinement tous les acteurs concernés. Pour ne citer que la Tarification nationale de référence, elle reste en décalage avec les tarifs réellement pratiqués par de nombreux prestataires, ce qui engendre un reste à charge important pour les assurés. La TNR étant la base sur laquelle s’effectuent les prises en charge et les remboursements des frais des actes médicaux et de médicaments dans le cadre de l’AMO. Ce tarif est fixé en concertation entre les organismes gestionnaires de l’AMO et les prestataires de soins par le biais des conventions établies entre eux. Il est temps d’accélérer la révision de la TNR et de la nomenclature des actes professionnels pour garantir une meilleure accessibilité aux soins pour l’ensemble des citoyens. n2022, année record pour les dépenses de santé au Maroc
Dans le rapport des Comptes nationaux de la santé 2022 publié ce mois-ci par le ministère de la Santé, et dans lequel il dresse un état détaillé du financement du système de santé marocain, une dynamique budgétaire en nette progression a été constatée, avec des dépenses totales de santé qui ont atteint 81,7 milliards de dirhams, soit 6,1% du PIB. Il s’agit d’une hausse de 34,1% par rapport à 2018. En parallèle, la dépense moyenne par habitant s’est établie à 2.227 dirhams, contre 1.730 quatre ans plus tôt. Cette hausse trouve son explication dans l’augmentation significative des investissements dans les infrastructures hospitalières et les soins primaires. Les dépenses courantes représentent 93,7% du total, tandis que les dépenses en capital, c’est-à-dire les investissements, atteignent 6,3%, soit plus du double de leur part en 2018. S’agissant du financement, bien qu’en recul, la contribution des ménages reste majoritaire, avec 38% des dépenses à leur charge directe contre 45,6% en 2018. De son côté, l’État a sensiblement augmenté sa participation, représentant 30,3% du financement global, tandis que l’assurance maladie, obligatoire et complémentaire, couvre désormais 31% des besoins. La part des entreprises publiques et des bailleurs internationaux reste marginale.
La répartition des dépenses selon les prestataires révèle que les établissements publics de santé absorbent 26,8% des ressources, suivis de près par les pharmacies et fournisseurs de biens médicaux (25,9%), les cabinets privés (16,6%), les cliniques privées (15,8%) et les laboratoires de diagnostic (8,6%). En termes de fonctions, les soins hospitaliers dominent avec 30,9%, devant les médicaments (26,7%), les soins ambulatoires et préventifs (25,8%), et les actes d’analyses biologiques et de radiologie (8,6%).