Hiba Chaker
06 Mai 2025
À 16:55
Depuis quelques années, le Maroc s’est engagé dans une
transformation numérique de son administration. Portails unifiés, formulaires en ligne, paiements électroniques... Les jalons d’un État digital se mettent en place. Mais selon
l’édition 2024 du GEMS, l’indice onusien qui évalue la maturité des services électroniques et mobiles, le Royaume reste cantonné à une position médiane : 0,42 sur une échelle de 1. Une note qui le place dans la catégorie des pays à maturité moyenne, juste au-dessus de la barre des 0,4. Ce chiffre masque toutefois une progression, mais il signale aussi un plafond de verre. Le rapport, publié par la
CESAO (Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale), met en lumière un contraste croissant entre les pays qui accélèrent leur transformation numérique, souvent dans le Golfe, et ceux, comme le Maroc, dont la progression demeure plus prudente, parfois entravée par des obstacles structurels.
Des services en ligne, mais une adoption encore hésitante
Le Maroc a clairement enrichi son offre : 100 services évalués dans des secteurs aussi variés que le commerce, l’éducation, les finances ou la santé. La
plateforme «Maroc Digital», les
portails de déclaration fiscale ou d’inscription scolaire, ou encore le
s outils de gestion d’état civil, sont devenus des références dans l’écosystème public.
Mais le rapport pointe une réalité plus nuancée : le
taux d’utilisation de ces services reste inférieur aux attentes. Cela peut s'expliquer par plusieurs facteurs, notamment le manque de sensibilisation, des interfaces parfois complexes, l'accès inégal aux outils numériques et un certain scepticisme de la part des usagers face à la fiabilité perçue.
Inclusion : le défi silencieux
L’un des angles morts les plus saillants concerne l’accessibilité des services pour les publics spécifiques, notamment les personnes en situation de handicap. Le Maroc affiche des scores faibles sur les indicateurs liés à la conformité aux normes internationales (comme le standard WCAG 2.1), notamment sur les plateformes mobiles. Peu d’applications intègrent encore des fonctionnalités adaptées, comme la navigation vocale ou les contrastes renforcés. Une faiblesse partagée avec plusieurs pays nord-africains, mais qui tranche avec l’approche inclusive adoptée par des États comme les Émirats arabes unis ou le Qatar, où l’expérience usager est pensée dès le départ comme personnalisée, fluide et universelle.
Interopérabilité et mutualisation : les prochaines étapes
Le Maroc est également freiné par une fragmentation persistante de ses services numériques. De nombreuses administrations continuent de fonctionner de manière cloisonnée, chacune développant ses propres systèmes sans réelle coordination avec les autres. Résultat : les données ne circulent pas facilement entre les ministères, les plateformes ne «se parlent» pas, et l’usager se retrouve souvent à répéter les mêmes démarches d’un service à l’autre. Ce manque d’interopérabilité, autrement dit, la capacité des systèmes à échanger efficacement des informations, est l’un des points faibles relevés par l’indice GEMS. Pourtant, l’idée d’un guichet unique, censé regrouper tous les services en un point d’accès centralisé, figure au cœur des stratégies marocaines. Mais sur le terrain, sa généralisation reste encore inachevée. Des efforts existent : la montée en puissance de l’Agence de développement du digital, la mise en œuvre de la stratégie «Maroc Digital 2025», ou encore l’expérimentation de solutions de données ouvertes saluée dans le rapport. Mais le manque de convergence entre institutions reste un frein.
Comparaisons régionales : le peloton se scinde
Avec un score de 0,42, le Maroc se situe aujourd’hui dans la moyenne basse du classement régional, devancé par plusieurs pays arabes qui ont su donner une impulsion plus soutenue à leur transformation numérique. La Jordanie, par exemple, atteint un score de 0,63. Elle a fait le pari de la proximité en investissant dans la formation de ses agents publics et en impliquant davantage les citoyens dans la conception des services, selon une logique participative. Cette approche a permis de créer des outils mieux adaptés aux besoins réels des usagers et de renforcer la confiance dans l’administration numérique. De son côté, la Tunisie, malgré un contexte institutionnel plus instable, progresse aussi. Avec une note de 0,47, elle dépasse légèrement le Maroc. Sa stratégie s’est concentrée sur l’intégration des plateformes et la mutualisation des efforts numériques à l’échelle nationale.
Plus loin encore, des pays comme le Koweït, Oman et le Bahreïn, tous avoisinant les 0,7, ont misé résolument sur les technologies avancées. Leur force ? Des investissements ciblés dans l’intelligence artificielle, l’identité numérique et l’interconnexion des bases de données. Cette infrastructure modernisée leur permet non seulement d’automatiser une large part des services, mais aussi de personnaliser les parcours usagers. Mais c’est surtout dans le haut du classement que le contraste devient saisissant. Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Qatar dominent le peloton avec des scores dépassant les 0,9. Leurs systèmes sont aujourd’hui proches d’une automatisation complète, portés par une gouvernance numérique centralisée et une vision claire : placer l’usager au centre de toute démarche.
Le Maroc n’est pas en retard, mais il est à la croisée des chemins, estime donc le rapport onusien. S’il veut éviter un décrochage structurel, il doit franchir un palier : renforcer l’usage réel des services, améliorer l’ergonomie et l’accessibilité, miser sur les outils d’inclusion numérique et surtout accélérer la gouvernance unifiée du digital public. La dynamique est là, mais elle doit désormais changer d’échelle. Car comme le souligne le rapport GEMS, la maturité numérique ne se décrète pas : elle se construit par l’usage, l’écoute et l’adaptation permanente.