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Traite des êtres humains : le Maroc durcit le ton

La lutte contre la traite des êtres humains s'intensifie au Maroc. Le huitième rapport de la présidence du Ministère public révèle une augmentation significative des affaires enregistrées en 2024 : 155 dossiers contre 110 l'année précédente, soit une hausse de 41%. Parallèlement, 213 personnes ont été poursuivies, dont 84% en état d'arrestation, et 229 victimes recensées. L'exploitation sexuelle demeure la forme prédominante de cette criminalité avec 69% des cas. Entre renforcement des capacités des magistrats, coopération internationale et déploiement de centres d'hébergement à Marrakech et Fès, le Royaume affine sa stratégie de démantèlement des réseaux criminels.

29 Décembre 2025 À 17:23

Entre 2008 et 2017, la justice marocaine tâtonnait encore face à un phénomène criminel complexe et multiforme. Depuis l'entrée en vigueur de la loi 27.14 relative à la lutte contre la traite des êtres humains, une transformation progressive s'est opérée. En 2024, cette évolution franchit un palier décisif : 155 affaires ont été enregistrées à travers les tribunaux du Royaume, un chiffre jamais atteint depuis la mise en place du dispositif légal. Ce record statistique, documenté dans le huitième rapport annuel de la présidence du Ministère public, témoigne à la fois d'une meilleure détection des infractions et d'une montée en puissance des parquets généraux dans le traitement de cette criminalité.

Une progression constante depuis 2017

L'analyse des données pluriannuelles révèle une courbe ascendante qui en dit long sur l'évolution de la réponse pénale. En 2017, seules 17 affaires avaient été recensées. L'année suivante, ce chiffre bondissait à 80, avant d'atteindre un premier pic de 151 affaires en 2019. Après une relative stabilisation autour de 80 à 85 dossiers entre 2020 et 2022, la tendance s'est de nouveau inversée : 110 affaires en 2023, puis 155 en 2024.



Selon les rédacteurs du rapport, cette augmentation reflète les efforts déployés par la présidence du Ministère public pour «développer la performance des parquets généraux près les tribunaux afin de garantir une mise en œuvre effective et efficiente de la loi 27.14». Une approche intégrée qui prend en compte la nature composite de cette infraction, «souvent imbriquée avec d'autres problématiques telles que l'immigration clandestine, l'exploitation sexuelle et la traite des enfants».

La répartition géographique des affaires dessine une cartographie judiciaire contrastée. Le ressort de la Cour d'appel de Rabat concentre à lui seul 46 dossiers, soit près de 30% du total national. Casablanca suit avec 16 affaires, devant Kénitra et Fès qui en comptabilisent 13 chacune. À l'opposé, les Cours d'appel de Guelmim et d'Agadir n'ont enregistré aucune affaire au cours de l’année 2024.

213 personnes poursuivies, 84% en détention

Le profil des personnes mises en cause livre des enseignements précieux sur la sociologie de cette criminalité. Sur les 213 individus poursuivis en 2024, 144 sont de sexe masculin et 69 de sexe féminin. Cette proportion significative de femmes parmi les auteurs présumés s'explique, selon le document, par «la nature même de certaines infractions constitutives de la traite, notamment l'exploitation de la prostitution d'autrui ou le recrutement à des fins de mendicité».

La quasi-totalité des mis en cause sont de nationalité marocaine : 195 personnes, contre seulement 18 étrangers. Sur le plan socio-éducatif, 73% des poursuivis n'ont pas dépassé le niveau de l'enseignement fondamental ou n'ont jamais été scolarisés. Un constat qui établit une corrélation nette entre précarité éducative et propension à basculer dans ce type de criminalité organisée.

Face à la gravité des faits reprochés, les parquets généraux ont privilégié la fermeté : 179 personnes ont été poursuivies en état d'arrestation, soit un taux de 84%. Une proportion identique à celle observée en 2023, qui traduit la constance de la politique pénale en la matière. Le rapport précise que cette rigueur constitue «une orientation assumée de la politique criminelle adoptée à l'égard des auteurs de ce crime».

L'exploitation sexuelle, forme prédominante

L'analyse des modes opératoires révèle la prépondérance de l'exploitation sexuelle parmi les finalités poursuivies par les trafiquants. Sur les 213 personnes poursuivies, 147 l'ont été pour des faits d'exploitation sexuelle, incluant le proxénétisme et l'exploitation dans la pornographie, soit 69% du total. Le travail forcé arrive en deuxième position avec 31 cas (15%), suivi de l'exploitation dans les activités criminelles (19 cas, 9%) et des pratiques assimilées à l'esclavage (13 cas, 6%).

Quant aux moyens employés par les trafiquants pour soumettre leurs victimes, le document identifie deux vecteurs principaux : l'exploitation de la vulnérabilité et de la précarité (76 cas) et le recours à la menace ou à la violence (73 cas). L'enlèvement, les promesses de rémunération, l'abus d'autorité et la tromperie complètent l'arsenal des méthodes de coercition relevées dans les dossiers traités.

229 victimes, majoritairement des femmes

Dans le volet relatif aux victimes, le rapport dresse le portrait d'une population particulièrement vulnérable. Parmi les 229 victimes recensées en 2024, 124 sont des femmes (54%) et 105 des hommes (46%). Les mineurs représentent 31% du total avec 71 victimes, contre 158 adultes. La quasi-totalité des personnes exploitées sont de nationalité marocaine : 220 sur 229, les 9 victimes étrangères ne représentant que 4% de l'effectif.

Le niveau d'instruction des victimes corrobore le lien entre vulnérabilité sociale et exposition au risque d'exploitation. Près de 45% d'entre elles n'ont bénéficié que d'un enseignement fondamental, tandis que 21% n'ont jamais été scolarisées. À l'autre extrémité, seules 3% des victimes ont atteint le niveau universitaire. Sur le plan professionnel, 73% des personnes exploitées étaient sans emploi au moment des faits.

Un élément particulièrement préoccupant ressort de l'analyse des relations entre victimes et auteurs : dans 97 cas, les deux parties entretenaient un lien préexistant. Les relations de formation professionnelle ou d'apprentissage concernent 23 victimes, les liens de parenté hors ascendants 47 victimes, et les rapports employeur-employé 19 victimes. Ces chiffres attestent l'instrumentalisation fréquente des positions d'autorité à des fins d'exploitation.

Une coopération internationale renforcée

Consciente de la dimension transfrontalière de ce phénomène criminel, la présidence du Ministère public a multiplié les initiatives de coopération internationale au cours de l'exercice 2024. Le rapport mentionne la participation au programme conjoint JTIP (Justice, Traite des êtres humains, Inclusion et Protection, programme de protection et de réintégration des victimes de la Traite), lancé le 10 mai 2024 à l'ambassade des États-Unis à Rabat, qui vise la protection et la réinsertion des victimes de la traite.

Dans le cadre du plan d'action national 2023-2026, des sessions de formation ont été organisées au profit des acteurs institutionnels avec le soutien du Conseil de l'Europe. Plusieurs membres du réseau des substituts du procureur général du Roi chargés des affaires de traite ont été désignés pour bénéficier de ce programme en qualité d'experts nationaux. La présidence a également participé à la campagne du «Cœur bleu» organisée par l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, sous le thème «Les formes d'exploitation facilitées par le cyberespace : faisons de la protection de nos enfants contre les risques de l'exploitation numérique notre priorité»...

Des mesures de protection en forte hausse

L'effort de protection des victimes a connu une progression spectaculaire. Le nombre de mesures protectrices ordonnées par les cellules de prise en charge au niveau des tribunaux est passé de 132 en 2023 à 336 en 2024, soit une augmentation de près de 155%. Par rapport à 2021, où seules 55 mesures avaient été prises, le bond atteint le taux de 510%. Cette montée en puissance s'accompagne du déploiement d'infrastructures dédiées. Deux centres d'hébergement pour les victimes de la traite ont été créés à Marrakech et Fès par la Commission nationale de coordination des mesures de lutte contre la traite, avec l'ambition de généraliser cette initiative à l'ensemble des ressorts des Cours d'appel. Parallèlement, la ligne verte gratuite (0800004747) mise en place pour le signalement des cas présumés de traite a enregistré 32 alertes transmises à la présidence du Ministère public, qui les a acheminées vers les parquets territorialement compétents.

Au terme de ce panorama, le constat s'impose : le Maroc a considérablement renforcé son arsenal de lutte contre la traite des êtres humains. L'élaboration en cours d'un guide pratique destiné aux magistrats du parquet, annoncée dans le rapport, devrait parachever cette dynamique en harmonisant les pratiques judiciaires à l'échelle nationale. Un outil attendu pour consolider les acquis et affronter les défis à venir.
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