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Zakat au Maroc : Un levier macroéconomique au-delà de la simple redistribution (expert)

La récente fatwa du Conseil supérieur des oulémas sur la zakat marque un tournant dans l'approche marocaine de cet instrument financier islamique. Loin de se limiter à une modernisation des règles, cette initiative s'inscrit dans une démarche d'institutionnalisation visant à transformer la zakat en véritable outil de politique économique. Expert reconnu de la finance islamique, notre interlocuteur, Dr Ahmed Tahiri Jouti, décrypte les enjeux de cette réforme : de la lutte contre la thésaurisation à la relance de l'investissement, en passant par l'intégration des secteurs économiques contemporains. Entre harmonisation juridique, digitalisation et ouverture sur les modèles internationaux, la zakat marocaine ambitionne de concilier spiritualité et efficacité redistributive. Un dispositif qui pourrait également impulser un nouvel élan à la finance participative et au développement durable dans le Royaume.

Dr Ahmed Tahiri Jouti.

04 Novembre 2025 À 20:25

Le Matin : La fatwa récente sur la zakat met l'accent sur la modernisation de ses règles d'application. À votre avis, que révèle ce texte sur la manière dont le monde musulman repense aujourd'hui la place de la zakat dans son économie ?
Ahmed Tahiri Jouti : Ce qu'il convient de retenir en premier lieu, c'est que le droit islamique de la zakat – ou fiqh az-zakat – constitue une discipline extrêmement riche qui a connu une évolution significative ces dernières décennies. Concernant la fatwa du Conseil supérieur des oulémas, il s'agit davantage d'une harmonisation que d'une véritable nouveauté, d'autant que de nombreux Marocains se sont toujours acquittés de leur zakat. Ces derniers se sont certainement posés de multiples questions relatives aux pratiques et aux champs d'application. Il ne s'agit donc pas d'une innovation, mais plutôt d'une harmonisation des règles au niveau du Royaume.

Par ailleurs, il faut souligner qu'il s'agit d'une première initiative visant l'institutionnalisation de la zakat, à mon avis. Comme je l'ai mentionné, plusieurs pays dans le monde disposent d'ores et déjà de fonds de la zakat, à l'instar des Émirats arabes unies et de la Malaisie, qui fonctionnent sur la base de contributions volontaires. Au Maroc, des projets similaires ont existé par le passé et qui n’ont pas abouti, mais cela ne signifie nullement que les Marocains n'ont pas versé leur zakat. Au contraire, nombreux sont ceux qui se sont toujours acquittés de cette obligation. Cette démarche s'inscrit donc dans une logique d'harmonisation, tout en constituant une initiation à l'institutionnalisation de la zakat, ce qui serait bénéfique pour l'ensemble de l'économie.


Dans un contexte de déséquilibres économiques croissants, la zakat peut-elle devenir un outil macroéconomique de redistribution, au même titre que l'impôt dans les systèmes classiques ?
La zakat constitue assurément un pilier fondamental de la religion islamique. Toutefois, au-delà de sa dimension spirituelle, elle représente un véritable instrument économique. En effet, lorsqu'on s'acquitte de la zakat sur son épargne, celle-ci vise à combattre la thésaurisation. Concrètement, si je dispose d'une épargne dépassant le seuil fixé – soit l'équivalent de 85 grammes d'or – pendant une année entière, je suis tenu de verser la zakat. Au fil du temps, mon épargne ou mon capital finira par se situer en deçà de ce seuil. Dès lors, plusieurs options s'offrent à moi : soit investir, ce qui me permet de maintenir mon capital tout en générant un rendement qui me permettra à la fois de verser la zakat et de dégager un surplus ; soit consommer, auquel cas j'acquiers des actifs immobilisés, des biens qui ne sont pas assujettis à la zakat (si l’objet n’est pas commercial). Je possède alors un patrimoine sans être redevable de cette contribution. Enfin, si je maintiens mon capital au-dessus du seuil sans le faire fructifier, je devrai verser, selon les cas, un pourcentage bien défini de sa valeur. Ce montant sera redistribué aux populations éligibles, c'est-à-dire aux huit catégories sociales définies dans le Coran.

L'essentiel est de comprendre que la zakat constitue un outil macroéconomique qui favorise la relance de l'investissement et de la consommation, tout en réduisant les inégalités entre les différentes couches sociales. Au-delà de sa portée religieuse, il s'agit d'un mécanisme qui ne se limite pas à la simple redistribution, mais qui participe à la redynamisation de l'ensemble de l'économie. La zakat dépasse le cadre de l'impôt traditionnel. Parmi les aspects remarquables de ce dispositif figure le fait que même lorsqu'elle n'est pas versée de manière formelle – mais licite –, elle remplit néanmoins son rôle. En effet, si je choisis de ne pas la payer, cela signifie que j'ai opté pour la consommation ou l'investissement. Dans les deux cas, c'est précisément l'objectif recherché par l'islam. Il ne s'agit pas de collecter des fonds, mais plutôt de lutter contre la thésaurisation – l'iktinaz – et de faire circuler la richesse. D'ailleurs, l'argent dans une économie peut être comparé au sang dans un organisme : s'il ne circule pas vers tous les organes, ceux qui ne sont pas irrigués finissent par dépérir. La zakat vise à faire circuler la richesse dans l'ensemble de l'économie afin que chacun puisse survivre et vivre dignement. Je pense que là réside l'une des différences majeures : même lorsqu'elle n'est pas versée – de manière licite, bien entendu –, parce que j'ai choisi de consommer ou d'investir, j'ai malgré tout réalisé l'un des objectifs ultimes de l'islam, «maqasid charia».
Il convient de ne pas appréhender ce mécanisme uniquement sous un angle idéologique ou religieux, mais également d'un point de vue économique. Je tiens à citer l'exemple historique de la commune de Wörgl, en Autriche. Après la Première Guerre mondiale, cette commune fut frappée par une grave récession. Le maire de Wörgl créa alors une nouvelle monnaie locale, le nouveau schilling. Cette monnaie présentait une particularité : elle était périssable. Pour prolonger sa validité, il fallait s'acquitter d'une taxe de 1% chaque mois. Pour la convertir en monnaie nationale, un taux de 2% s'appliquait. Ce prélèvement de 1% sur l'épargne non consommée ni investie permit de relancer l'ensemble de l'économie communale. Ce mécanisme présente des similitudes frappantes avec la zakat. Il existe donc en Occident des dispositifs qui, sans nécessairement s'en être inspirés, ont été conçus selon une logique comparable. Il faut donc appréhender la zakat non seulement sous l'angle religieux – qui demeure présent – mais également dans sa dimension macroéconomique.

L'un des enjeux majeurs évoqués dans le document est la structuration institutionnelle de la zakat. Selon vous, comment concilier spiritualité, gouvernance publique et efficacité économique ?
La structuration institutionnelle exige un véritable effort d'interprétation. Il ne s'agit pas uniquement de définir les modalités de collecte de la zakat, mais de concevoir un modèle d'affaires capable, d'une part, de maximiser l'impact de cette contribution et, d'autre part, de s'inscrire dans le contexte spécifique du Maroc afin de réduire les inégalités et de relancer l'économie. Le véritable défi réside dans la structuration de l'institution et dans la définition de ses interactions avec les autres organismes, notamment l'administration fiscale. J'ai d'ailleurs développé une vision que j'ai partagée dans plusieurs écrits : l'institution de la zakat doit être structurée de manière à rester ouverte à l'ensemble des institutions qui servent les intérêts des personnes éligibles. Elle doit interagir avec toutes les entités susceptibles de collecter la zakat – banques, compagnies d’assurance, ONG, établissements publiques – et même être accessible aux entreprises souhaitant calculer leur propre contribution.

Il est impératif que cette institution soit structurée de façon à demeurer apolitique. Elle doit certes être accompagnée par le Conseil supérieur des oulémas, mais également s'appuyer sur des experts en développement durable, politiquement neutres et exempts de toute orientation partisane. Par ailleurs, la digitalisation doit constituer un pilier central de son fonctionnement. Concernant le développement durable, l'action climatique revêt une importance particulière pour atténuer les effets au Maroc, car les phénomènes climatiques impactent directement la pauvreté et la sécurité alimentaire – des enjeux primordiaux pour les institutions de la zakat. Quant à la digitalisation, elle permettra de réduire considérablement les coûts de fonctionnement.

Dans sa conception même, l'institution doit être établie de manière indépendante vis-à-vis de toutes les autres structures, tout en adoptant une approche résolument tournée vers le développement durable, la digitalisation et l'utilisation de l'intelligence artificielle. De nombreux fonds de zakat à l'international intègrent déjà l'IA dans leurs processus de traitement des dossiers. À l'instar des banques qui utilisent des systèmes de notation de crédit (credit scoring) pour évaluer l'éligibilité de leurs clients, on pourrait développer des algorithmes permettant d'identifier les bénéficiaires potentiels. Naturellement, si une personne estime que l'algorithme n'a pas correctement évalué sa situation, des procédures de recours devraient être mises en place pour contester la décision. L'idée est donc d'embrasser l'intelligence artificielle, la digitalisation et l'interaction avec les autres institutions. Il ne doit en aucun cas s'agir d'un système parallèle, mais bien d'un dispositif qui interagit avec l'ensemble des institutions, des programmes et des organisations dont les objectifs s'alignent avec les grandes orientations de la zakat et les directives de Sa Majesté. Ce défi ne pourra être relevé qu'à condition d'adopter cette vision claire, accompagnée des conditions et prérequis nécessaires à sa réalisation.


Le texte distingue la zakat sur les revenus professionnels, les activités industrielles et les services. Quelle lecture peut-on faire de cette approche sectorielle ?
La spécificité de la zakat appliquée aux activités professionnelles, industrielles et aux services repose sur des interprétations élaborées au Maroc par des experts de la charia, tant nationaux qu'internationaux. La nouveauté réside dans le fait qu'auparavant, les redevables de la zakat ne disposaient pas de systèmes comptables suffisamment définis et établis pour guider leur démarche. L'effort nécessaire à cet égard a d'ores et déjà été fourni et mené à son terme : la spécificité de chaque activité est désormais prise en compte dans la dynamique comptable et le plan comptable propre à chaque secteur. Ainsi, un comptable ou un responsable chargé du calcul de la zakat au sein d'une entreprise ou d'une institution doit parfaitement maîtriser la structure du bilan, l'organisation des coûts et des charges ainsi que la dynamique comptable sectorielle afin de déterminer correctement l'assiette de la zakat et, par conséquent, le montant à verser.

Le texte de la fatwa établit les grandes orientations. Toutefois, le Maroc dispose d'experts capables de travailler avec le plan comptable marocain, le plan comptable des établissements de crédit et d'autres référentiels sectoriels, et ce au service de ceux qui souhaitent s'acquitter de leur zakat. L'enjeu véritable de cette approche – qui englobe la structuration institutionnelle, l'innovation, le développement durable et l'ouverture à d'autres secteurs – réside dans la nécessité de convaincre les contributeurs. La contribution demeure volontaire dans la plupart des pays du monde, à quelques exceptions près. Or, pour qu'elle soit volontaire, il faut que les donateurs soient convaincus que l'institution de la zakat génère davantage d'impact. Ils doivent avoir la certitude qu'un dirham versé à l'institution aura une portée supérieure à celle d'un dirham donné directement.

Tel est le véritable défi actuel : convaincre un nombre croissant de personnes de confier leurs contributions à l'institution de la zakat. Par ailleurs, parmi les indicateurs de performance de l'institution figure non seulement le montant collecté, mais également la prise de conscience générale de l'importance de la zakat. Ainsi, même lorsque des personnes choisissent de la verser directement – et non via l'institution –, cette démarche témoigne d'une sensibilisation accrue et constitue en soi un indicateur positif de la réussite de l'institution.


La fatwa introduit la zakat sur les revenus professionnels (3.266 DH/mois). En quoi cette rupture avec la zakat traditionnelle (liée au patrimoine) transforme-t-elle la philosophie redistributive de l'islam ?
Il convient de préciser que la fatwa introduisant la zakat sur les revenus professionnels ne constitue pas une innovation. Il s'agit d'un avis qui fait consensus au sein de plusieurs écoles juridiques concernant «zakat al-aamal», c'est-à-dire la zakat sur le travail. Le seuil, «nisâb», a simplement été établi en fonction du contexte marocain. Par ailleurs, la notion de relativité a été prise en considération : une personne percevant ce seuil de revenu à Casablanca ne se trouve pas dans la même situation qu'une personne touchant le même montant à Oujda ou dans une autre ville. C'est pourquoi la possibilité d'adapter ce seuil en fonction du contexte local a été maintenue, ce qui est à la fois important et nécessaire.


La fatwa inclut les «droits d'auteur», les «études et consultations», la «publicité». Comment cette extension aux activités immatérielles reflète-t-elle la mutation de l'économie islamique contemporaine ?
Les droits d'auteur, les études, les consultations et la publicité relèvent tous de la catégorie des services, et leur inclusion dans le champ d'application de la zakat ne constitue nullement une nouveauté. Des fatwas anciennes, remontant à plusieurs années, traitaient déjà de la manière dont les prestataires de services devaient s'acquitter de la zakat. Il s'agit simplement d'une extension de ces dispositions aux formes contemporaines de services. À mon sens, nous sommes plus en présence d'un effort d'interprétation juridique et d'une extension du champ d'applicabilité de la zakat. Il est tout à fait naturel que, l'activité économique évoluant vers de nouvelles formes d'exercice professionnel contemporaines, le cadre de la zakat s'y adapte en conséquence. Cette évolution s'inscrit dans une logique parfaitement normale.


La fatwa détaille 9 secteurs modernes (santé, éducation, BTP, télécoms, etc.). Selon vous, quels secteurs posent les plus grands défis de conformité et de calcul ?

À mon avis, aucun secteur ne présente de défi particulier en matière de conformité ou de calcul. Je connais des professionnels qui réalisent cet exercice quotidiennement. Nous avons d'ailleurs travaillé avec des experts au Maroc sur l'élaboration d'un guide permettant d'adapter le plan comptable marocain aux règles de calcul de la zakat. L'essentiel réside dans la transparence et la compréhension mutuelle des enjeux. Dès lors qu'une personne maîtrise la manipulation des comptes et que, de l'autre côté, le redevable fait preuve de transparence en déclarant exactement ce qu'il possède et ce qu'il ne possède pas, le calcul de la zakat ne présente aucune difficulté particulière.

Par ailleurs, nous avons tendance à nous focaliser considérablement sur l'aspect de la collecte, alors qu'il convient également de porter une attention soutenue à la distribution, qui revêt une importance égale. En définitive, il s'agit de maximiser l'impact de cette contribution pour convaincre les citoyens de la pertinence de l'institution de la zakat. Cette dimension institutionnelle est primordiale, car elle permet d'avoir une vision globale et d'amplifier considérablement l'impact de nos actions.


La fatwa mentionne brièvement l'«institutionnalisation» de la zakat. Quels modèles internationaux (Malaisie, Indonésie, Soudan) pourraient inspirer le Maroc ?
Je pense que tous les modèles peuvent inspirer le Maroc, sans qu'aucun d'entre eux ne doive être dupliqué tel quel. Nous pouvons certainement tirer des enseignements de leur organisation, de leurs structures de rattachement institutionnel et de leurs modes de fonctionnement. Néanmoins, nous possédons notre propre spécificité, nos orientations particulières, notre régime de gouvernance et notre vision des choses. S'il est pertinent d'apprendre des expériences étrangères, il demeure essentiel d'appliquer des solutions adaptées au contexte marocain.

La plupart de ces modèles se sont révélés performants, même dans le contexte d’une contribution volontaire. En Indonésie, par exemple, il existe une interaction avec les banques – notamment les banques islamiques – qui peuvent collecter la zakat et servir de canal de collecte. En Malaisie, la zakat est également prélevée sur les dépôts d'investissement et les comptes d'épargne retraite. Cette interaction et cette extension du champ d'applicabilité de la zakat à un ensemble de comptes financiers méritent d'être soulignées. Même les actionnaires de banques et d'entreprises peuvent contribuer à la zakat, et des règles claires ont été établies en ce sens. Nous cherchons naturellement à nous inscrire dans cette dynamique de généralisation de l'applicabilité de la zakat, car celle-ci ne peut être que bénéfique pour l'ensemble de la société, en particulier pour ceux qui la versent.


Cette fatwa s'inscrit-elle dans une tendance régionale de modernisation du fiqh économique ? Y a-t-il convergence avec d'autres pays du Maghreb ou du Golfe ?
Comme je l'ai précédemment évoqué, le fiqh de la zakat constitue une discipline extrêmement riche qui n'a jamais cessé d'évoluer et de se moderniser. Des recherches portent même aujourd'hui sur l'application de la zakat au bitcoin. Il ne s'agit donc nullement d'une tendance actuelle, mais bien d'une dynamique que nous maintenons depuis plusieurs décennies : étudier l'impact de la zakat sur tout actif économique et sur tout objet en lien avec la richesse qui soit acceptable sur le plan de la charia.

Ce qui différencie les pays entre eux ne relève pas de cette évolution jurisprudentielle, mais plutôt du degré d'institutionnalisation de la zakat. La question cruciale est de savoir si ces fatwas sont officielles, adoptées par des organismes tels que le Conseil supérieur des oulémas, ou s'il s'agit d'avis divergents entre oulémas d'un même pays. C'est cette dimension institutionnelle qui constitue la véritable ligne de démarcation entre les différents États, et non une quelconque tendance de modernisation.

Au Maroc même, les citoyens se sont toujours interrogés sur leurs obligations : si je possède tel ou tel actif, dois-je m'acquitter de la zakat ? Cette préoccupation n'est donc pas nouvelle. Les personnes soucieuses de verser leur zakat ont de tout temps posé ces questions et cherché à déterminer ce qui relève du champ d'application de cette contribution et ce qui en est exclu. Il n'y a donc pas de rupture fondamentale à ce niveau.


Quelle est la viabilité d'un système où zakat et impôt coexistent ? La fatwa ne traite pas cette question, comment devrait-elle être abordée ?
J'estime que l'impôt et la zakat obéissent à des philosophies distinctes. L'impôt est prélevé sur le profit, sur le revenu et sur divers autres actifs. La zakat, quant à elle, présente une spécificité : elle porte sur l'excédent conservé pendant une année entière. Elle vise ainsi à combattre la thésaurisation, fonction qu'aucun impôt ne remplit à ma connaissance et d’une manière ciblée et directe. On évoque parfois l'impôt sur la fortune, mais concernant la zakat, le fait de posséder de nombreux actifs immobilisés ne signifie pas automatiquement que l'on soit redevable. La zakat peut donc être considérée comme un impôt sur la thésaurisation. De même, concernant les revenus, l'impôt est retenu à la source avant toute dépense, tandis que la zakat intervient après. Si, une fois l'ensemble de vos besoins satisfaits, il vous reste un excédent d'épargne, vous versez 2,5% de celui-ci pour contribuer à l'équilibre macroéconomique et à la relance de l'économie.

Ces deux mécanismes ne sont donc pas en conflit. Ils peuvent parfaitement cohabiter et coexister sans contradiction directe. Les Marocains ont toujours payé leurs impôts et leur zakat – du moins ceux qui s'efforcent d'être transparents dans les deux domaines. La coexistence des deux systèmes est donc tout à fait viable. Pour les entreprises qui versent la zakat, celle-ci pourrait être rendue déductible de l'impôt sur les sociétés afin d'encourager son paiement et d'éviter une double contribution dans certains cas particuliers. Néanmoins, de manière générale, il n'existe ni contradiction ni conflit entre ces deux prélèvements.

Bien que la fatwa ne mentionne pas explicitement les instruments financiers islamiques, pensez-vous que cette modernisation de la zakat pourrait être le prélude à une réforme plus large incluant sukuk sociaux ou waqf productifs ?
J'espère vivement que cette évolution contribuera à relancer la finance islamique. D'ailleurs, même à l'échelle internationale, plusieurs agences onusiennes encouragent activement l'utilisation de la zakat, dont le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) avec qui on travaille sur un guide de finance mixte – ce que l'on appelle le blended finance et qui intègre la zakat comme ressource financière intéressante au sein des pays musulmans. Plusieurs ONG et agences internationales incitent les pays musulmans à mobiliser la zakat et le waqf pour stimuler leur économie. Il existe un potentiel considérable et des ressources importantes susceptibles de contribuer au développement de ces nations. Même les organisations internationales encouragent donc ce type de montages financiers.

La zakat peut également s'intégrer dans des mécanismes de financement mixte, tout comme le waqf est appelé à y contribuer. Par ailleurs, certaines agences onusiennes et ONG internationales collectent des contributions de zakat pour financer des projets, avec l'appui de comités de charia qui valident les fatwas, les modalités de calcul et les mécanismes de distribution. Pourquoi ne pas saisir cette opportunité au Maroc ? Encourager la zakat et le waqf permettrait non seulement de relancer l'économie, mais également d'épauler le développement de la finance participative dans le Royaume.


Dans vos travaux sur le «Fourth Market», vous évoquez la différenciation de la finance islamique par la finalité. Cette zakat «modernisée» s'inscrit-elle dans cette logique, ou reste-t-elle purement fiscale ?
Effectivement, dans mon ouvrage consacré à la différenciation, je considère que la zakat modernisée ne peut que bénéficier aux institutions participatives en renforçant leur capacité de différenciation sur de nombreux aspects. Comme vous le savez, la zakat peut être versée à huit catégories de bénéficiaires, comme stipulé dans le Coran, parmi lesquelles figurent les personnes lourdement endettées.

Prenons l'exemple d'une banque islamique ayant accordé un financement à un client initialement solvable et répondant à toutes les conditions d’éligibilité. Si, après deux ou trois ans, cette personne traverse une période difficile, la zakat peut servir à honorer ses échéances. Pour la banque participative, le coût du risque diminue considérablement, voire tend vers zéro, ce qui lui permet de répercuter cette réduction sur ses taux de marge. Cela renforce ainsi la compétitivité des instruments financiers islamiques et constitue un véritable élément de différenciation. Par ailleurs, les banques et institutions financières islamiques contribueront au versement de la zakat à ce fonds par le biais de canaux volontaires. Même sur les produits générant un profit, une partie pourrait être dirigée vers l'institution de la zakat afin de renforcer ce rôle redistributif.

Dans mon livre «Fourth Market», publié en collaboration avec ISRA INCEIF, institution de formation et de recherche de la Banque centrale de Malaisie, je développe effectivement cette approche et je présente la zakat comme un moyen de redynamiser l'économie. Elle constitue également l'un des piliers fondamentaux de différenciation de la finance islamique en général.
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