Société

Arnaque sentimentale : pourquoi des femmes intelligentes se laissent-elles duper ?

Elles sont instruites, diplômées, matures et financièrement indépendantes. À première vue, rien ne semble les exposer à l’arnaque sentimentale. Pourtant, elles sont tombées dans les rets de faux prétendants. Leur promettant monts et merveilles, ces derniers, sous couvert d’amour sincère, leur font miroiter le mariage tant attendu. Séduites par un discours lénifiant, elles se lancent à fond dans une relation idyllique qui s’avère plus tard une imposture froidement calculée. Elles s’investissent aussi bien affectivement que financièrement dans un projet de vie qui leur semble aussi mirobolant que féérique. Jusqu’au jour où le prince charmant disparaît, laissant derrière lui un cœur brisé, des dettes à gérer et un profond sentiment de frustration, d’humiliation et de honte. En effet, parler de ce genre de mésaventures sentimentales n’est pas aisé. Pour beaucoup de victimes, cela revient immanquablement à s’exposer au regard réprobateur, au jugement de l’autre, voire à la dérision de la société. Ces histoires restent donc tues, étouffées et par conséquent mal comprises. Aucun chiffre officiel ne permet aujourd’hui de mesurer l’ampleur du phénomène, et les rares victimes qui acceptent de témoigner le font tout en gardant l’anonymat. «Le Matin» a enquêté sur cette forme d’escroquerie sentimentale encore largement ignorée, où la promesse de mariage devient un outil de manipulation redoutable, et le silence des victimes, le meilleur allié des prédateurs.

03 Septembre 2025 À 18:08

«J’ai failli tout abandonner, j’ai même pensé au suicide...» Samira*, 42 ans, cadre dans une grande entreprise privée, raconte avec émotion l’expérience malheureuse qui a fait d’elle une victime d’escroquerie sentimentale. Un homme, qui s’est fait passer pour l’amoureux éperdu, lui a promis le mariage idéal pour fonder la famille dont toute femme rêve. Mais pour mener à bien ce beau projet, il fallait, selon lui, trouver les moyens pour construire la maison qui abritera leur vie à deux. «Il disait travailler en freelance, sans papiers, incapable d’obtenir un crédit», raconte-t-elle. Croyant à son récit, elle a mordu à l’hameçon en contractant un prêt pour financer le projet censé transformer ses rêves en réalité. Trois mois plus tard, l’homme disparaît avec l’argent, la laissant seule, accablée d’une dette dont le remboursement prendra plusieurs années. «Ce n’est pas l’argent que je regrette, mais la honte, le silence et la solitude... et surtout le mépris de soi», confie-t-elle, la voix tremblante. Samira n’a jamais osé porter plainte, craignant de ne pas être crue ou d’être jugée coupable ou du moins responsable qui ce qui lui est arrivé. «Ḥchouma...», répète-t-elle. Le terme (qui traduit un sentiment de honte) résume le fardeau moral qu’elle porte sans jamais pouvoir l’expliquer ou du moins le partager. Derrière son apparence de femme forte, Samira lutte chaque jour contre les séquelles psychologiques de cette mystification qui a bouleversé sa vie comme beaucoup d’autres victimes d’arnaques amoureuses.

Discours lénifiant et réveil brutal
Amal, ingénieure de formation, a vécu une histoire similaire. Séduite par un homme charmant, elle s’est retrouvée seule face à des dettes colossales à gérer après que le prétendant qui n’avait d’yeux que pour elle a pris la poudre d’escampette. «Je croyais construire un avenir commun, jeter les bases d’une vie de rêve. Mais le réveil a été brutal. Pour lui, j’étais juste un instrument pour atteindre ses ambitions», déplore-t-elle. Comme Samira, elle a pris son mal en patience, préférant ruminer son malheureux sort en silence. Elle a accusé le coup sans soutien moral ni aucune forme de réconfort de ses amies et connaissances. Les reproches culpabilisateurs auraient été pour elle pires que la duperie elle-même.

Les témoignages de Samira et d’Amal illustrent une réalité peu évoquée au Maroc : l’escroquerie sentimentale, une pratique qui cible en particulier les femmes aisées financièrement, mais en quête d’amour et de stabilité. Plusieurs cas médiatisés racontent comment des destins ont été brisés à cause d’histoires d’amours montées de toutes pièces. À ce jour, aucune statistique officielle précise ne permet de mesurer l’ampleur réelle de ce phénomène qui reste, compte tenu de son caractère amoral, en grande partie invisible. Si des hommes sont aussi parfois victimes, ce sont surtout les femmes qui paient le prix fort : elles sont exposées au jugement impitoyable de la société. Raillées, incomprises, pire, on considère qu'elles méritent leur sort.

Pressions sociales et manipulations affectives
Mais comment expliquer que des femmes brillantes, autonomes et instruites tombent aussi facilement dans les filets des «arnacœurs» ? Selon Bouchra Abdou, directrice exécutive de l’Association tahadi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC), ce n’est pas une question de naïveté, mais de normes sociales rigides qui imposent une certaine grille de lecture et par conséquent poussent les victimes à ignorer les risques. Dans l’imaginaire collectif, le mariage – qu’on le veuille ou non – est considéré comme le principal, voire l’unique, critère de respectabilité, de stabilité et d’accomplissement personnel pour une femme. Celles qui approchent ou dépassent un certain âge sans être mariées sont souvent étiquetées comme des «bayra», un terme à forte connotation péjorative que beaucoup veulent éviter à tout prix. «Sous cette pression, certaines finissent par baisser la garde et seraient enclines à croire à une promesse d’amour et de stabilité, même si tout indique que l’on est en présence d’un imposteur», regrette Bouchra Abdou.
Cette analyse est confirmée par le Dr Mohammed Kahlaoui, psychiatre et psychothérapeute : «Même lorsqu’une femme atteint son autonomie financière et parvient à s’imposer professionnellement, elle ressent toujours le besoin de se marier. Et dans notre société, ce besoin est souvent accentué par des pressions dictées par les traditions et le regard de l’autre. Plus elle avance en âge, plus la pression se fait pressante, car ses chances de trouver l’âme sœur s’amenuisent. D’où les décisions malavisées prises sur le plan sentimental», explique-t-il. Mais outre cette explication sociologique, Dr Mohammed Kahlaoui avance deux autres facteurs :

• L’urgence liée à l’horloge biologique : avec l’âge, la conscience du temps limité pour avoir un enfant peut pousser certaines femmes à se précipiter dans une relation qui peut s’avérer inadaptée. Ce sentiment d’urgence diminue leur vigilance et les conduit à faire de mauvais choix.

• La fragilité émotionnelle après une rupture ou une longue période de célibat : après une période difficile ou de solitude, certaines femmes ont un profond besoin de se sentir aimées et protégées. Ce besoin peut les amener à faire confiance trop vite, même en présence de signaux d’alerte manifestes.

D’autant que le statut social et financier de ces femmes ne joue pas en leur faveur. Plus elles sont indépendantes et instruites, plus elles sont perçues comme inaccessibles et les prétendants, craignant de se faire éconduire, renoncent à les aborder. Résultat : «Les relations sincères se raréfient, l’isolement grandit, et c’est souvent dans ces moments de vulnérabilité que les manipulateurs affectifs attaquent leurs proies», analyse M. Kahlaoui, qui relève que ces opportunistes disposent désormais d’un terrain de chasse encore plus vaste et anonyme : la sphère numérique. Les réseaux sociaux, les messageries privées et les applications de rencontre brouillent les repères, accélèrent les interactions et ouvrent la porte à des relations superficielles, factices, voire trompeuses. Le documentaire à succès «The Tinder Swindler», diffusé sur Netflix en 2022, révèle comment des escrocs utilisent les applications de rencontre pour manipuler et dépouiller leurs victimes.


Qui sont vraiment les escrocs sentimentaux ?
Certes, la vulnérabilité sentimentale de certaines femmes les pousse à prendre des décisions irréfléchies, mais il serait réducteur de tout mettre sur le compte de la naïveté. Les escrocs sentimentaux sont souvent des manipulateurs habiles, capables d’adapter leur discours, leur posture et leur stratégie en fonction de la personne ciblée. Au fil de nos entretiens avec les victimes, mais aussi grâce aux échanges avec des acteurs de la société civile s’intéressant à ces questions – juristes, psychologues, associations de soutien –, des profils types d’«arnacoeœurs» se précisent. Ces derniers présentes des traits similaires aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychologique :

• Sur le plan physique : il s’agit souvent d’homme beaux et séduisants, avec un regard assuré et un sourire confiant, soigneusement travaillés pour captiver leur cible.

• Sur le plan vestimentaire : ils cultivent une apparence soignée et élégante, parfois inspirée des codes esthétiques des feuilletons romantiques, renforçant l’impression de sérieux et de stabilité.

• S’agissant des traits de caractère et du discours : ils adoptent tous une posture protectrice, mêlant paroles bienveillantes et flatteuses, promesses enivrantes et générosité apparente, afin de créer un lien émotionnel fort. Ils peuvent aussi simuler une certaine jalousie, histoire de montrer un soi-disant attachement et faire croire à la victime qu’elle est enfin tombée sur l’amour avec un grand A.

• Ils jouent à fond la carte de la piété : ils évoquent souvent qu’ils recherchent une relation «halal» pour fonder une famille sable. Ainsi, la femme peut être sûre qu’il ne s’agit pas d’un coureur de jupons et n’hésite pas à lui accorder sa confiance et... l’accès à sa carte bancaire.

Mais l’arme la plus redoutable de ces escrocs est sans conteste leur capacité à manier l’art de la manipulation insidieuse. Une fois qu’ils ont réussi à tisser un lien de confiance avec leur victime, ils utilisent une ou plusieurs méthodes pour les manipuler et soutirer de l’argent ou des avantages matérielles. Les témoignages que nous avons recueillis, ainsi que les observations des professionnels de terrain, mettent en lumière trois stratagèmes utilisés par ces imposteurs :

• La pression financière déguisée : en inventant des situations d’urgence ou des projets fictifs – comme une opération médicale, un dossier administratif urgent ou une opportunité d’investissement –, l’escroc pousse la victime à verser de l’argent, souvent à plusieurs reprises, aveuglée par les perspectives d’une relation pérenne.

• La manipulation administrative : même lorsque la victime est une femme instruite et habituellement lucide, ses sentiments peuvent paralyser chez elle tout raisonnement rationnel. La confiance excessive, l’attachement fou et surtout la crainte de perdre la «perle rare» font qu’elle fait tout pour ne pas la contrarier, au point d’accepte de fournir des documents ou de signer des papiers sans comprendre la gravité et les implications de ses actes. De telles imprudences peuvent entraîner une usurpation d’identité, des dettes contractées à son insu ou des engagements juridiques qu’elle ne maîtrise pas pleinement.

• L’exploitation matérielle : il arrive que l’escroc s’installe chez la victime sans contribuer aux charges, ou sollicite de l’argent pour des dépenses importantes – voiture, soins médicaux, projets professionnels – en s’appuyant sur la promesse d’un mariage officiel.

Les «arnacœurs» usent à l’évidence de tous les moyens pour tirer le maximum de bénéfices de la «relation amoureuse». Leurs histoires, un mélange de fourberie, de mensonge et d’hypocrisie finissent toujours de la même manière : un cœur brisé, une frustration profonde et une blessure qui mettra des années à cicatriser. Le prédateur, lui, ne regarde jamais derrière puisqu’il a hâte de trouver une nouvelle proie. Ce genre de drame a inspiré d’ailleurs beaucoup de films mondialement célèbres. Au Maroc, on se rappelle du téléfilm «Akhir Romansiyine» (2012) où Jalal (Mourad Zaoui), personnage manipulateur, incarne à merveille le profil de l’escroc sentimental. Il séduit, rassure, exploite, puis disparaît, laissant derrière lui des femmes ruinées et inconsolables.


La loi protège mais les preuves font défaut
Est-ce à dire que les coupables peuvent sévir ainsi en toute impunité. Selon Maître Khalil Hafidi, avocat au barreau de Kénitra, la loi marocaine punit ce type de pratiques. L’article 540 du Code pénal stipule que toute personne usant de mensonges ou de ruses pour obtenir de l’argent ou des biens est passible de 1 à 5 ans de prison, et d’une amende allant jusqu’à 5.000 dirhams. Il précise toutefois : «Le fait de promettre le mariage puis de changer d’avis n’est pas un délit. Mais si l’on prouve que cette promesse avait pour seul but d’escroquer l’autre partie, alors là on peut parler d’infraction». Sauf que l’escroc ne laisse souvent pas de preuves derrière lui, ce qui rend toute poursuite quasi impossible.

Et malheureusement, la honte éprouvée par la victime et la peur d’être jugée font que l’affaire passe sous silence, dans l’indifférence, malgré ses conséquences lourdes pour les femmes arnaquées. Ces dernières, frustrées et déstabilisées, perdent confiance en elles et développent même parfois des troubles psychologiques comme l’angoisse ou la culpabilité. «La situation des victimes les empêche de chercher de l’aide. Leur silence protège l’arnaqueur, qui peut recommencer ailleurs, sous une nouvelle identité, ou même revenir à sa proie», insiste Bouchra Abdou, qui affirme que l’escroquerie sentimentale est une des formes les plus insidieuses de violences infligées aux femmes. Face à cela, elle prône la sensibilisation, la vigilance et l’accompagnement psychologique et juridique. Pour elle, ce sont les seuls moyens pour protéger ces femmes et permettre aux victimes de prendre un nouveau départ dans la vie. Une relation amoureuse inaboutie n’est pas la fin du monde si l’on arrive à comprendre les raisons de son échec et si les coupables sont mis hors d’état de nuire.

Hassan Baha, professeur universitaire et spécialiste en sociologie de la communication et des médias : «La victime est souvent lucide, mais elle subit la pression d'un système de normes faisant du mariage le seul critère de réussite sociale»



Le Matin : Comment expliquez-vous la multiplication des cas d’arnaque sentimentale, notamment celles dont sont victimes des femmes à qui l’on promet le mariage ?

Hassan Baha :
En matière d’arnaque sentimentale, comme dans une comédie sociale, l’amour est utilisé comme un appât et le mariage un piège. Ici, nous allons surtout souligner cet inégal partage du capital affectif ou ce que l’on appelle «l’économie des sentiments». Dans notre société, les femmes cherchent dans le mariage un espoir de stabilité et de légitimité. Depuis leur enfance, elles intériorisent des normes émotionnelles qui les poussent, à l’âge adulte, à s’investir dans la promesse conjugale pour avoir une sorte de reconnaissance familiale et sociale. Et les escrocs ont conscience de cette pression sociale exercée sur les femmes. Ces hommes paralysent leur proie par un simple «je t’aime» et une promesse d’alliance. Mais nous ne devons pas faire des hommes les seuls méchants de cette «alliance». La victime est souvent lucide. Elle n’est pas naïve, mais seulement, comme nous l’avons cité en haut, prise dans un système de normes faisant du mariage une réussite sociale.

Que nous apprend ce phénomène sur notre société aujourd’hui ?

C’est un phénomène qui parle de la société plus que des victimes. Au Maroc, le mariage est toujours ce «ticket gagnant» pour exister socialement en tant que femme «respectable». Cette obsession n’est pas un comportement inné chez les femmes. Il est façonné par l’éducation, la culture et la famille. Comme disait Pierre Bourdieu, l'habitus façonne les désirs. Ce genre d’arnaque est un miroir de notre société. Cette dernière valorise encore les femmes pour le rôle qu’elles peuvent jouer dans un foyer et non pas pour ce qu’elles sont. Une société qui juge sévèrement les femmes célibataires, divorcées ou ayant passé un certain âge.

En quoi la pression sociale autour du mariage et de l’image de la femme «accomplie» favorise-t-elle la vulnérabilité face à ce type d’arnaques ?

La socialisation est construite à partir de l’idée qu’une femme «accomplie» est avant tout une femme mariée. Pas une journaliste, pas une artiste, pas une politique. Non, c’est une épouse. Aux yeux de la société, une femme non mariée devient une anomalie. Une non-femme. Cette idée la pousse à croire qu’un homme, avec tous les défauts de la terre, vaut mieux que pas d’homme du tout. Malheureusement, c’est une réalité. Il faut savoir que la femme est un être à part entière, ayant des droits aussi. Elle n’a pas été créée pour être une marchandise ou le refuge des escrocs. Il faut noter que cette pression sociale a des conséquences directes sur les femmes. Elle installe un climat d’angoisse. Pour ces femmes, chaque année qui passe sans alliance est une preuve d’échec. Un poids qui pèse sur leur santé psychique et modifie leurs rapports aux autres dans leur environnement personnel et professionnel. Avec toute cette pression, il est normal (ou normes-mâles) que le premier venu, même louche, se transforme en sauveur.

Comment expliquer que des femmes instruites, parfois brillantes, puissent tomber dans ce type de pièges ?

Nous parlons ici du territoire des sentiments qui relève plus du capital émotionnel que de l’intelligence académique. Ce territoire de l’amour est l’un des derniers où les femmes brillantes cherchent la validation. Elles sont éduquées selon l’idée que la réussite affective couronne la réussite sociale. Oui, elles sont instruites, mais les discours romantiques, souvent toxiques, et la peur de finir seules les pousse, les yeux fermés, dans les bras d’un pervers narcissique, ayant le talent de détecter cette peur sociale.

Quels facteurs sociaux ou psychologiques entrent en jeu ?

Cette arnaque sentimentale s’appuie sur deux piliers majeurs : la solitude sociale, très marquée dans les grandes villes du Royaume, et le besoin d’être reconnu affectivement. Sans oublier bien entendu les modèles d’amour idéalisés véhiculés par les médias (feuilletons turcs ou coréen, clips romantiques et réseaux sociaux). Nous obtenons à la fin un cocktail de grandes réussites amoureuses. Certes, les femmes cherchent un homme, mais surtout une histoire d’amour. Et les escrocs ont conscience de cette faille. Il ne s’agit pas seulement d’une histoire d’amour ratée ou d’escroquerie, c’est bien plus que cela. C’est le cheminement d’un processus social : pression pour réussir leur «vie de femme», pression familiale, absence d’accompagnement, déséquilibre psychique ou une blessure d’enfance.

Quel est selon vous le profil type de l’arnaqueur ? et de la victime ?

En général, l’arnaqueur est un pervers narcissique. Un voyou. C’est une personne qui manie habilement les codes sociaux de la séduction. Il se montre cultivé, doux et compréhensif. Nous pouvons le qualifier d’acteur de première classe ou un maître de la présentation de soi. Son discours est toujours adapté à la cible. Ses moindres gestes sont calculés au millimètre. Pour la victime, il n’existe pas de «type» bien précis. Mais certaines sont plus exposées que d’autres. Par exemple, femmes entre 30 et 45 ans, célibataires ou divorcées, indépendantes et surtout en quête d’un engagement. Cette attente d’un engagement fait d’elle une proie facile pour les escrocs. Ceux-ci sont malheureusement le produit de la société. Ils ont grandi dans une société où la masculinité se mesure au nombre de conquêtes, voire de victimes.

Le sentiment de honte (ḥchouma) et le poids du regard social freinent-ils la parole des victimes ?

La «hchouma» est ce mot magique qui nourrit les silences dans notre société. Les femmes subissent une double peine. Elles se trouvent dupées, abusées et trompées. Pire encore, elles ne peuvent pas en parler. Le premier tribunal est le regard des autres. Nous le pointons du doigt comme étant la coupable. Cette «hchouma» n’est pas naturelle. Elle est inculquée dès l’enfance. Elle est intériorisée, cultivée et maintenue. La justice n’aura jamais lieu, parce que cette «hchouma» empêche la plainte. Donc, elle empêche la prévention, ce qui laisse la place libre aux récidives. Personnellement, je dirais que ce silence, renforcé par le sentiment de honte, est le premier allié de force des escrocs. Se libérer d’un acte d’escroquerie n’est pas synonyme de déshonneur. Au contraire, c’est le début de la guérison.

Au Maroc, dans une société conservatrice comme la nôtre, le silence protège les escrocs. Car moins on en parle, moins on les identifie et plus ils se multiplient et agissent en toute sécurité. Les manipulateurs se nourrissent du silence et ils en sont conscients. Se taire, c’est laisser (re)faire. Quand une histoire d’escroquerie n’est pas racontée, le manipulateur peut recommencer, donc rien ne change. Il reste invisible, car la société, à travers son silence, le protège indirectement. Nous parlons ici d’un silence complice.

Comment une victime doit-elle réagir en découvrant l’escroquerie sentimentale ?

La meilleure arme, c’est de témoigner. Toute victime d’abus mérite aide et soutien. Nous devons apprendre aux femmes à parler à une amie, à une thérapeute, à une association ou à un avocat. Cette escroquerie est aussi une infraction pénale. Les victimes doivent savoir recueillir les preuves : virements bancaires, messages audio ou écrits.

Maître Khalil Hafidi, avocat au barreau de Kénitra : «Il est essentiel de conserver toutes les preuves des opérations financières»



«Face à une escroquerie basée sur une fausse promesse de mariage, les victimes disposent de recours juridiques pour tenter de faire valoir leurs droits. Voici les étapes à suivre :

• Déposer une plainte écrite auprès du procureur du Roi, près le tribunal de première instance du lieu où l’infraction a eu lieu ou où se trouve la personne mise en cause. Joindre toutes les preuves disponibles : témoignages, messages (WhatsApp, Facebook, SMS) ou tout document appuyant les faits.

• Se faire entendre par la police judiciaire, qui recueillera la version des faits de toutes les parties concernées.

• Transmettre le dossier au procureur du Roi, chargé de vérifier si les éléments constitutifs de l’escroquerie sont réunis. En cas de confirmation, engager des poursuites contre le mis en cause.

• Se constituer partie civile via un avocat, pour réclamer la restitution des sommes versées et une indemnisation pour le préjudice moral et matériel subi.

Par ailleurs, il convient de rappeler que lorsqu’on rencontre une personne avec laquelle on envisage un mariage, il est essentiel de conserver toutes les preuves en cas d’opérations financières. La confiance n’exclut pas le contrôle. Il faut aussi prendre le temps de vérifier les informations concernant cette personne : son travail, sa famille, son lieu de résidence. Il est vrai que dans ce genre de situation, la victime peut perdre toute vigilance sous l’effet de la manipulation affective. C’est pourquoi il est indispensable de sensibiliser le public à ce phénomène afin de protéger d’autres femmes de ce fléau.»

Dr Mohammed Kahlaoui, psychiatre et psychothérapeute : «Une femme qui a confiance en elle est beaucoup moins vulnérable à la manipulation affective»



«Il est fondamental de créer un climat de confiance dans lequel les victimes se sentent soutenues lorsqu’elles dénoncent un abus. Face à ce phénomène inquiétant, il est essentiel de mettre en place une approche globale, à la fois éducative, sociale, psychologique et juridique. Plusieurs leviers peuvent être activés pour prévenir ce type de manipulation et mieux protéger les femmes vulnérables. D’abord, l’éducation. Dès leur plus jeune âge, les enfants, et particulièrement les filles, doivent apprendre à se connaître, à se valoriser, à développer leur estime d’elles-mêmes. Une femme qui a confiance en elle est beaucoup moins vulnérable à la manipulation affective. Ensuite, le cadre juridique : des mécanismes doivent exister pour reconnaître et sanctionner les cas d’escroquerie sentimentale. Les victimes, par honte ou peur du jugement, n’osent pas parler. C’est pourquoi il est fondamental de créer un climat de confiance, dans lequel les femmes se sentent soutenues lorsqu’elles dénoncent un abus. Sans parole, il n’y a pas de justice possible. En enfin, l’accompagnement psychologique. Une femme ayant vécu un traumatisme – perte d’un parent, abandon affectif, divorce difficile, abus, etc. – peut développer une fragilité intérieure qui la rend plus sensible aux manipulations. Un accompagnement thérapeutique, mené par des professionnels, peut l’aider à se reconstruire, à reconnaître ses propres schémas émotionnels et à éviter de répéter des situations de dépendance affective.»

Bouchra Abdou, directrice exécutive de l’ATEC, l'Association tahadi pour l’égalité et la citoyenneté : «Il est crucial de sensibiliser et de débattre de ce sujet encore tabou !»



«Il est temps de lever le voile sur l’escroquerie sentimentale. Ce phénomène, trop souvent étouffé par la "ḥchouma”, fait des ravages en silence. Il ne s’agit pas seulement d’argent perdu, mais de femmes brisées, de confiance trahie, de vies broyées. Les victimes sombrent dans le silence, la honte, parfois même la dépression et il est extrêmement difficile de prouver ce type d’abus devant la justice. C’est pourquoi la prévention doit commencer bien avant que l’arnaque ne se produise. Le rôle des médias est crucial pour nommer les choses, sensibiliser et ouvrir l’espace public à ce sujet encore largement tabou. La société civile, quant à elle, doit être un relais d’écoute, de soutien et de protection, en toute discrétion. J’invite toutes les femmes à ne pas rester seules. En cas de doute ou de malaise dans une relation :

• Parlez-en à des proches de confiance.

• Contactez une association.

• Ne transférez jamais d’argent à quelqu’un rencontré récemment.

• Méfiez-vous des promesses de mariage précipitées.

• Vérifiez les informations (identité, travail...) de la personne.

Briser le silence, c’est la première étape pour se protéger. Et plus les femmes oseront parler, plus il sera difficile pour les escrocs de continuer à sévir dans l’impunité.»
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