Lors des séminaires
« Université des Nouveaux Savoirs 2025 », organisés par
HEM en partenariat avec
l’ICESCO, le professeur
Hassan Radoine a proposé une relecture radicale de ce que signifie aujourd’hui une
ville dite
intelligente. Sous les dehors séduisants de l’innovation et de la modernité, la Smart City mondiale repose, selon lui, sur "une idée erronée", née d’un glissement sémantique et d’une fascination aveugle pour la technologie.
En anglais,
smartness désigne la performance, la réactivité, l’optimisation technique. En français, ce mot a été traduit à "intelligence", "comme si l’efficience numérique et
la capacité humaine à penser le monde relevaient du même registre" . Cette confusion n’est pas sans conséquences ! Elle a légitimé
un modèle "solutionniste" où chaque défi urbain trouve sa réponse dans un dispositif numérique. "La Smart City n’a jamais été pensée pour les gens...elle a toujours été un projet d’ingénieurs, issu de l’univers des technologies de l’information".
Cette approche, centrée sur l’outil plutôt que sur l’usage, a fini par desservir sa propre ambition. Le rejet du programme onusien
People-Centered Smart Cities par plusieurs pays africains et latino-américains en témoigne. Présenté comme inclusif, il reconduisait en réalité une vision techniciste du développement urbain. "Un projet centré sur les gens... qui ne parlait que de technologie".
Face à ce modèle imposé, d’autres formes de ville racontent une tout autre histoire.
La médina de Fès , les anciens quartiers organiques, témoignent d’une intelligence contextuelle, d’une capacité à générer de la
cohésion sans jamais recourir à des capteurs ou à de
l’intelligence artificielle. "Une médina, ce n’est pas un paradis. C’est une accumulation d’expériences humaines et une intelligence du vivre-ensemble". Compactes, adaptables, structurées autour de
règles sociales implicites, ces formes urbaines anciennes portaient déjà en elles les principes d’un urbanisme durable, sans les formuler,
selon Pr. Radoine."L’urbanisme moderne a ignoré cette mémoire". Pensé pour répondre aux
crises de l’Europe industrielle, il a été exporté tel quel dans les pays du Sud. "Ce que vous voyez à
Casablanca ou à
Rabat vient de Tony Garnier et du Corbusier,
pas de nos traditions". Réhabiliter
la ville comme écosystème vivant suppose une transformation conceptuelle profonde.
La Smart City ne devrait pas être un alignement de solutions numériques, mais
un métabolisme urbain, à l’image du corps humain. Circulations, échanges, régulations, connexions : une ville vivante repose sur des flux, non sur des objets. "La smartness, c’est la capacité à créer un ordre urbain vivant, pas à empiler des technologies".
Derrière cette pensée, se dessine une méthode. Dépasser les outils figés de la planification classique pour adopter
un urbanisme évolutif, sensible, fondé sur la mémoire collective. "Les schémas directeurs (SDAU) et plans de développement actuels (PDR), figés dans des logiques descendantes, ne parviennent plus à saisir la complexité mouvante des territoires", souligne le professeur. Pour lui, "l
’intelligence collective est plus précieuse qu’un plan d’aménagement".
Encore faut-il pouvoir la capter. "
Les observatoires urbains actuels peinent à dépasser la logique
bureaucratique. Collecter pendant quatre ans,
analyser pendant un an, et
n’agir jamais". À l’opposé, le simulateur mis au point par son équipe s’appuie sur l’imagerie satellite et les jumeaux numériques pour détecter en temps réel les dynamiques territoriales. Car
le Maroc, rappelle-t-il, n’est pas une société massivement urbaine, mais un territoire d’interfaces, de seuils, de
ruralités hybrides. "Penser
la Smart City sans tenir compte de cette complexité revient à urbaniser de force des espaces pluriels"
"Le lexique même du
développement durable mérite une clarification", précise-t-il . Durabilité, soutenabilité, résilience, urbanité : des mots souvent interchangeables, mais porteurs de visions bien distinctes.
La durabilité désigne la solidité des structures ;
La soutenabilité questionne la capacité à maintenir un équilibre dans le temps ;
La résilience exprime l’aptitude à encaisser les chocs, à se transformer ;
L’urbanité, elle, évoque la qualité du lien social. "Nous ne devons plus parler seulement de résilience...Il faut parler de
pro-résilience : anticiper, organiser, connecter les systèmes".
La Smart City africaine ne peut émerger qu’en rompant avec
les modèles importés. Elle doit s’inventer à partir des valeurs qui ont historiquement structuré
les sociétés africaines : solidarité, compacité, lien au sol, coexistence. "Pourquoi au XIVe siècle, nos villes seraient-elles stupides ? Nos ancêtres étaient intelligents à leur manière".
Plutôt que de superposer des couches technologiques,
Pr Radoine invite à repenser la ville à travers une
« ingénierie territoriale ». Croiser sciences sociales, données satellitaires, intelligence artificielle et savoirs locaux. "On ne veut plus des politiques qui ajoutent des couches technologiques...On veut un modèle qui mesure la résilience, la justice sociale et la durabilité".
La ville intelligente n’est pas une simple démonstration d’efficacité, mais un véritable projet de société. Une ville comprise plutôt que calculée, humaine plutôt que connectée.« Ce n’est pas l’innovation urbaine qui compte, c’est l’innovation territoriale. Elle doit être mesurée, encadrée, mais surtout partagée », conclut
Pr. Hassan Radoine