La scène est en contradiction flagrante avec l’image que l’on se fait
des chirurgiens dans
les blocs opératoires où le calme absolu n’est brisé que pas les pulsations saccadées des appareils connectés au patient. La vidéo circulant
les réseaux sociaux montrait en effet des professionnels de la santé, visiblement des chirurgiens et leurs assistants, dansant au
rythme du chaâbi, dans une ambiance de joie insouciante. C’est en tout cas ce que l’on pouvait voir sur la vidéo, et il n’en fallait pas plus pour enclencher une vive polémique sur les réseaux sociaux.
Des milliers de commentaires indignés ont fusé de toutes parts, dénonçant
un comportement jugé irrespectueux, voire méprisant, envers le patient. Mais pour les professionnels de santé, la réalité est plus nuancée. Les témoignages que nous avons recueillis révèlent une diversité de points de vue, tout en soulignant l’importance des valeurs communes.
Si une majorité de chirurgiens interrogés émettent
des réserves quant au choix musical et à la danse en salle d’opération, d’autres appellent à la prudence, pointant le manque d’éléments permettant de comprendre le contexte de la scène et qualifiant les réactions en ligne de potentiellement excessives. Certains évoquent même une tempête dans un verre d’eau. Mais toutes les réactions s’accordent sur un point essentiel : la nécessité absolue de respecter
la confidentialité et la dignité du patient. L’intimité du malade, un principe sacré, reste au cœur des préoccupations de l’ensemble du corps médical.
Parmi les défis auxquels le système de santé au Maroc fait face, celui de la pénurie chronique de médecins est de loin le plus ardu. Avec une densité médicale de seulement 8,6 médecins pour 10.000 habitants, bien en deçà des 15,3 préconisés par l’Organisation mondiale de la santé, le chantier de la généralisation de la protection sociale ne sera pas une tâche aisée, les ressources humaines étant l’épine dorsale de cette réforme majeure. Le gouvernement s’est engagé dès lors dans une course effrénée pour combler ce déficit en adoptant une stratégie visant à augmenter le nombre de praticiens. Création de nouvelles facultés, baisse du seuil d’admission, réduction de la durée des études… autant de mesures devant permettre d’augmenter le nombre de lauréats des facultés de médecine. Mais des questions se posent toutefois : quelle place occupe la qualité de la formation dans cette stratégie ? Ne risque-t-on pas de la reléguer au second plan dans cette course vive pour renforcer les effectifs des lauréats ? Certes, il ne faut préjuger de rien, mais dans les facultés, le malaise est d’ores et déjà palpable. Encadrement lacunaire, manque de moyens pédagogiques, étudiants épuisés, enseignants débordés et infrastructures saturées… les signaux d’alarme sont là. Faut-il s’inquiéter ou au contraire faire comme si de rien n’était. Nous avons mené l’enquête pour comprendre les contraintes et les difficultés du système de formation et ses répercussions éventuelles sur la compétence des médecins et, partant, sur l’ensemble du chantier de réforme du secteur de la santé.
Musique dans le bloc opératoire : acceptable mais
De prime abord, il convient de tirer au clair un point : il n’y a rien de répréhensible à diffuser de la musique dans le bloc opératoire. C’est une pratique courante qui permet au chirurgien de
gérer le stress de l’opération et même de
se concentrer, à l’image d’un employé qui écoute de la musique en travaillant ou d’un étudiant qui le fait en révisant ou en faisant ses devoirs.
Toutefois, il y a des limites à ne pas franchir, estime
Dr Mehdi Choukri, chirurgien général et digestif. Ce médecin exprime nettement son
désaccord avec le choix musical et l’attitude de son confrère. Il critique vivement l’écoute de musique chaâbie ou de genres inappropriés dans un environnement médical tel que le bloc opératoire, insistant sur la nécessité d’un
comportement professionnel et respectueux de la situation. Pour lui, la salle d’opération n’est pas une discothèque, et même si la musique classique ou douce peut être tolérée pour apaiser l’équipe, la musique populaire et la danse sont totalement déplacés en l’occurrence et dénotent un manque de respect envers le patient. Il souligne l’importance pour les médecins de maintenir une
image sérieuse et adéquate, même en dehors du travail, afin de préserver la confiance des patients.
«La musique peut aider à gérer le stress ou les moments de tension, tant qu’elle est à un volume raisonnable. Moi-même j’écoute de la musique classique, surtout le jazz, et des musiques douces ou déstressantes. Il m’arrive aussi de mettre du Coran. Mais jamais de la musique populaire. Je ne me permettrais pas non plus de danser ! Je n’ai rien contre le chaâbi, mais je pense que ce type de musique est réservé à des occasions sociales comme les mariages, les fêtes ou les réunions de famille. Sa place n’est pas au bloc !» affirme-t-il.
La danse, un comportement inapproprié
Pour
Dr Issam Hamrerras, chirurgien du tube digestif et de chirurgie cœlioscopique, ce n’est pas tant la musique que la danse qu’il désapprouve. Lui aussi trouve tout à fait acceptable de diffuser de la musique pendant l’intervention chirurgicale, soulignant que
c’est une pratique courante aussi bien au niveau national qu’international. «Je suis ouvert à cette pratique, même si, personnellement, je préfère le silence. Les infirmiers et les aides-soignants sont souvent ceux qui souhaitent mettre de la musique pour «passer le temps» durant leurs quarts de travail», indique-t-il. «Pour les
patients sous anesthésie locale, qui sont donc éveillés, il nous arrive souvent de leur demander s’ils préfèrent écouter de
la musique ou le Coran pour les
distraire et
réduire leurs appréhensions. Les patients sous anesthésie générale, quant à eux, sont inconscients et n’entendent de toute façon pas la musique», précise-t-il.
En revanche, Dr Issam Hamrerras
rejette catégoriquement la danse à l’intérieur du bloc opératoire, affirmant qu’il n’accepterait jamais et ne se livrerait jamais à un tel comportement lui-même. Pour lui, il s’agit d’une transgression majeure des
normes de professionnalisme, de dignité et de respect de l’environnement chirurgical. «C’est un comportement inapproprié et manquant de professionnalisme. Même si la musique est acceptée, la manière dont l’équipe interagit et se comporte doit rester à la hauteur du respect et de sérieux dus au patient», assène-t-il.
Simple vidéo divertissante ou entorse à l’éthique médicale ?
Dr Hamrerras soulève par ailleurs un point important en lien avec
l’éthique de la diffusion de vidéos prises en salle d’opération. Il rappelle qu’il est formellement
interdit de filmer les patients ou leur visage, tout en reconnaissant que la vidéo en question pourrait être acceptable, car ces éléments ne sont pas visibles. «Une vidéo est "moralement acceptable” si elle ne montre ni le patient, ni le bloc opératoire en détail, ni le visage du patient. Cependant, le contenu de la vidéo objet de la polémique la rend "moralement inacceptable”», estime-t-il.
Pour
Saïd Naoui, avocat au barreau de Casablanca, l’incident dépasse largement le cadre d’une simple «situation divertissant» ou d’une «vidéo amusante». Il s’agit d’
une grave violation des règles de l’éthique médicale, susceptible d’engager des responsabilités. Il dénonce également une atteinte sérieuse à
la dignité humaine du patient. Dans un post publié sur sa page Facebook, Maître Naoui rappelle que
la loi oblige le médecin à exercer ses fonctions dans un
climat de sérieux et de discipline, et lui impose de respecter la dignité du patient et de la profession. «De plus, filmer cette scène et la publier sans autorisation constitue un délit puni par l’article 447-1 du Code pénal», précise-t-il. «La salle d’opération n’est pas un lieu de spectacle, et le patient n’est pas une marchandise numérique à exposer sur une "story”. Il est un dépôt humain qui exige du médecin discipline, calme et responsabilité», tance-t-il. Le fait de garder le silence devant ces comportements compromet la réputation du secteur et mine la confiance dans les institutions, conclut l’avocat.
Et si tout dépendait du contexte ?
Dr Mohamed Saadaoui, cardiologue interventionnel, estime pour sa part qu’il est
difficile d’émettre un jugement sans connaître le contexte exact de la scène. Il précise à ce titre que le médecin est le seul à pouvoir évaluer son propre comportement dans l’intimité de la salle d’opération, du moment que la santé, les données personnelles et la confidentialité du patient sont préservées.
«Tout comportement est tolérable si le médecin est à l’aise avec, s’il n’expose pas le patient à un risque et s’il respecte la confidentialité et l’intimité du patient», soutient le praticien. Il affirme que la vidéo ne l’avait pas choqué personnellement, jugeant les réactions disproportionnées. Mais d’un point de vue déontologique, il appelle à plus de réserve, estimant qu’il de ne faut pas «calomnier» un confrère sans avoir toutes les données en main et sans connaître le contexte exact de cette vidéo.
Quand le chirurgien n’est pas là, les aides opératoires dansent !
Justement,
Dr Mehdi Choukri pense qu’il ne s’agit pas d’un chirurgien dans cette vidéo, mais probablement d’un aide opératoire, un infirmier dont le rôle est d’assister le chirurgien pendant l’intervention. Ce dernier lui délègue souvent la tâche de la fermeture de la plaie. D’après lui, certains membres de l’équipe manquent de rigueur et de professionnalisme, ignorant les protocoles de conduite essentiels dans l’environnement exigeant du bloc opératoire. Cette situation est exacerbée par
le laxisme du chirurgien ou son absence, qui prive l’équipe de la supervision nécessaire. «Je pense que c’est probablement le scénario qui s’est produit dans cette affaire», avance-t-il.
Abondant dans le même sens,
Dr Issam Hamrerras insiste sur
l’importance de la rigueur du médecin qui, en tant que responsable au bloc opératoire, doit veiller à ce que son équipe observe une attitude digne de
la profession médicale. «Si le médecin n’a pas de personnalité, les infirmiers pourraient se sentir libres d’adopter des comportements inappropriés», assure-t-il.
Mais pour Dr
Mohamed Saadaoui, il n’y a aucune certitude sur l’identité de la personne filmée, qui pourrait être un médecin ou simplement un aide opératoire. «Il est possible que l’intervention chirurgicale était déjà terminée et que le médecin laissait les aides finir l’opération», concède-t-il, insistant à nouveau sur le fait que seules les circonstances de la vidéo peuvent déterminer
l’acceptabilité du comportement filmé.