Hajjar El Haïti
27 Novembre 2023
À 10:38
Le Matin : Quel état des lieux pouvons-nous dresser des violences à l’égard des femmes au Maroc ?
Amina Lotfi : Pour répondre à votre question, je dirais que les statistiques officielles sont inquiétantes et surprenantes. Inquiétantes, car la deuxième Enquête de prévalence effectuée en 2019 par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) nous indique que le taux de prévalence de la violence faite aux femmes au Maroc est de 57% avec une prévalence dans le contexte domestique très élevée.
Les statistiques sont surprenantes quand on sait que le Maroc est engagé depuis un quart de siècle dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes. La première campagne nationale de sensibilisation pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes a été réalisée en 1998. Nous avons été le premier pays de la région à disposer en 2002 d’une Stratégie nationale de lutte contre la violence et la même décennie il y a eu des réalisations notables en matière de promotion et de protection des droits des femmes aussi bien aux niveaux législatif qu’institutionnel. Surprenantes également, car le chantier de réformes juridiques et institutionnelles découlant de la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles était le cadre idéal d’harmonisation de toutes les lois discriminatoires envers les femmes avec les engagements nationaux et internationaux du Maroc. Malheureusement, les réalisations parcellaires effectuées par le gouvernement issu des urnes de 2011 n’ont ni consolidé les acquis, ni harmonisé les lois avec la Constitution. C’est pourquoi les statistiques relatives à la violence faite aux femmes restent aussi élevées et aussi alarmantes.
Avez-vous remarqué que les autorités sont devenues plus sensibles à la problématique de la violence à l’égard des femmes ?Être sensible n’est pas suffisant, il faut traduire cette sensibilité dans les faits. La mise en œuvre des dispositions constitutionnelle exige que les autorités prennent toutes les mesures requises pour instaurer l’égalité Homme-Femmes et lutter contre les violence et discrimination à l’égard des femmes. Cela suppose une approche globale, stratégique basée sur des résultats et un système d’information pour évaluer régulièrement ces résultats. Or actuellement, 12 ans après l’ouverture du chantier de réforme, nous avons toujours des lois discriminatoires qui ne protègent pas les femmes contre tous les types de violence et de discriminations et qui encouragent même l’impunité.
Quel est le rôle de la société civile dans la lutte contre ce phénomène ?C’est grâce à la mobilisation et au plaidoyer des associations féministes de ces 3 dernières décennies que le début de notre siècle a connu des avancées, en matière de révision des lois discriminatoires envers les femmes et d’adoption de politiques publiques visant à réduire les inégalités dans différents domaines. La société civile a joué et continue à jouer un rôle très important dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes aussi bien en matière de veille, de sensibilisation que de revendication et de proposition. Les associations féministes se sont battues d’abord pour que l’état reconnaisse que la violence faite aux femmes existe, sous différentes formes et dans les différents milieux et espaces. Pour ce faire, les associations ont mis en place des centres d’accueil, d’écoute et d’orientation juridique. Elles ont mené des campagnes de sensibilisations grand public et réalisé des études pour informer et sensibiliser les responsables aux formes de violence, aux facteurs favorisant leur incidence, aux profils des survivantes et des agresseurs. L’objectif étant d’inciter les responsables, sur la base des données collectées, de mettre en place un système d’information afin de disposer de données officielles sur ce fléau, pour réviser les lois et mettre en place des politiques publiques ainsi qu’une chaîne de service institutionnelle pour la prévention de la violence, la protection des femmes victimes de violence et la pénalisation des agresseurs.
La célébration de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes coïncide avec le lancement du processus de révision du Code de la famille. Quels sont, selon vous, les possibles changements qui pourraient aider dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes ?Le principal changement serait d’adopter une approche globale et efficace. Cela passe par l’harmonisation de tout notre cadre juridique et nos politiques publiques avec la Constitution et cela passe également par l’harmonisation des lois entre elles.
Cela suppose non seulement une refonte globale et en profondeur du Code de la famille et du Code pénal, mais également la mise en place de mécanismes de recours et de protection des femmes victimes de violence et de discrimination, la révision de la loi et l’opérationnalisation de l’Autorité sur la parité et la lutte contre la discrimination.
Concernant le Code de la famille, nous nous attendons à ce que le nouveau Code garantisse l’égalité, l’équité, la justice sociale et qu’il facilite l’accès des justiciables à leurs droits.
La loi 103-13 ne protège pas toutes les femmes contre toutes les formes de violence et de discrimination. Quelles sont les solutions que vous proposez ?La loi 103-13 s’est contentée de réviser certains articles de la législation pénale sans répondre aux standards internationaux. La loi 103-13 doit être révisée sur la base de la prévention de la violence, la protection de toutes les femmes, la prise en charge des victimes et la pénalisation des agresseurs. Pour ce faire, il faut harmoniser cette loi avec la Constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc. Il est important d’intégrer dans la loi les définitions claires de toutes les formes de violence de manière à avoir une définition commune et éviter les mauvaises interprétations, définir aussi clairement les responsabilités de tous les intervenants en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes : la police, la justice... Il faut aussi adopter la norme de la diligence voulue en ce sens, que la loi doit contenir des mesures claires, pour inciter les autorités concernées à faire des enquêtes, sanctionner les agresseurs et réparer les préjudices subis par les victimes sans oublier d’abroger les articles qui permettent à l’agresseur d’échapper aux sanctions si la victime retire sa plainte. Ces dispositions exposent les victimes aux pressions familiales et au chantage qui les incitent à demander l’abandon des charges. Il faut aussi mettre en place des chaînes de services institutionnalisées sur l’ensemble du territoire national, qui disposent d’une coordination et d’une communication intersectorielles efficace et les doter de ressources humaines et matérielles adéquates.
Au-delà des lois, quelles sont, selon vous, les solutions pour changer les mentalités ?Il faut renforcer la prise de conscience de l’opinion publique sur la violence basée sur le genre et son impact sur la famille et la société entière. Cela passe par l’intégration de la culture de l’égalité dans le système éducatif, dans la formation de l’ensemble des acteurs sociaux et ceux en charge de l’élaboration et l’application des lois. Cela passe également par les médias et par la mise en place d’une stratégie nationale d’information et de sensibilisation du grand public adaptée aux différentes cibles et secteurs, pas seulement lors des journées internationales, mais toute l’année.