Chroniques

L’Impasse des marchés publics (Tribune)

Le nouveau décret sur les marchés publics apporte son lot de bonnes pratiques et émancipe la commande publique de la spirale destructive du moins disant. En revanche, la nouvelle approche de détermination du mieux disant pour les marchés de travaux et de services a connu un glissement, à cause de l’adoption d’une méthode purement mathématique qui aura du mal à consacrer la compétitivité et la performance.

21 Janvier 2024 À 17:59

Dans le cadre du Budget 2024, l’investissement public global est fixé à 335 milliards de dirhams, soit environ 23% du PIB. Cet énorme montant traduit l’ambition d’un développement soutenu et incontournable dans un contexte de défis multidimensionnels sur les plans géopolitiques et socio-économiques. Un tel budget représente aussi une lourde responsabilité et exige une gestion à la fois transparente et rigoureuse afin d’assurer un bon retour sur investissement et de répondre aux attentes des populations tout en respectant l’égalité des chances.



Dans cette optique, le nouveau décret n°2-22-431 datant du 8 mars 2023 marque un tournant décisif dans la gestion des marchés publics. Cette réforme vise, entre autres, à rompre avec certaines pratiques et souhaite instaurer des principes de liberté d'accès, de traitement équitable, de transparence et d'intégrité. Ces principes visent à optimiser la qualité et l'efficacité des marchés publics, tout en garantissant une utilisation efficiente des ressources publiques. Cette approche s’inscrit dans une volonté manifeste de moderniser les processus administratifs et de renforcer la confiance du public dans les institutions.
Cependant, comme le dit l’adage, «l’enfer est pavé de bonnes intentions». C’est pourquoi nous devons nous en prémunir avec un esprit critique et constructif qui cible l’excellence. Il est vrai que ledit décret apporte son lot de bonnes pratiques et émancipe les marchés publics de la spirale destructive du moins disant. Ainsi, depuis le mois de septembre 2023, les marchés sont attribués au mieux-disant, les dossiers techniques et administratifs ont été simplifiés et l’évaluation technique des marchés est pondérée par une note qualitative après écartement des offres excessives ou anormalement basses. De plus, durant 2023, la soumission est devenue exclusivement digitale en assurant la totale confidentialité des offres financières. Ces améliorations sont à applaudir, car elles versent dans le bon sens et marquent un pas important vers l’efficience de la gestion de la chose publique.

En revanche, la nouvelle approche de détermination du mieux disant pour les marchés de travaux et de services a connu un glissement, à cause de l’adoption d’une méthode purement mathématique qui aura du mal à consacrer la compétitivité et la performance.

D’une part, le nouveau décret ne challenge pas le budget estimé par le maître d’ouvrage et par conséquent n’encourage pas l’innovation dans l’outsourcing de la matière première ou dans l’optimisation de la transformation industrielle. Ainsi, toute offre qui se trouve hors d’une zone de tolérance, entre -20% et +20% du budget estimé pour un marché de travaux, est automatiquement rejetée sans demande de justification.

D’autre part, il consacre la chance comme règle d’adjudication au mieux-disant qui n’est autre que le concurrent le plus proche par défaut du prix de référence. Cette nouvelle notion que les soumissionnaires doivent cibler est le résultat de la moyenne arithmétique entre le budget estimé et la moyenne des offres concurrentes non rejetées. Ainsi, le budget estimé influence le prix de référence avec un poids de 50% et limite ainsi l’intervalle de sa variation entre -10% et +10%. Toute réflexion logique aboutirait à déduire que le prix optimal de soumission finira par converger par un effet mécanique vers le budget estimé par le donneur d’ordre.

Cette logique mathématique s’apparente plus aux sciences statistiques qu’à une démarche au service de la performance et de la compétitivité. Décrocher un appel d’offres devient l’apanage du plus chanceux. Une question s’impose alors à toute entreprise qui soumissionne aux marchés publics : comment améliorer ses chances de remporter un appel d’offres ? Il est certain qu’il faut être capable de construire un bon modèle prédictif et démultiplier les entités écrans afin d’avoir plus de chance, voire manipuler la moyenne.

Autant la concentration des marchés entre les mains de quelques entreprises ne rend pas service à l’économie nationale, autant une telle approche aléatoire met l’esprit de la contribution de l’investissement public au développement transparent et équitable des différentes franges d'entreprises marocaines dans l’impasse.

Le principe constitutionnel qui lie la responsabilité à la reddition des comptes est le seul concept à même d’assurer l’efficience des marchés publics. Autrement, comment considérer la responsabilité d’un donneur d’ordre qui n’a aucune marge de manœuvre pour l’octroi d’un marché ? Comment challenger un budget estimatif qui devient presque un prix de référence ? Comment développer des champions nationaux capables de remporter des appels d’offres à l’étranger ?

Le défis de trouver un moyen à la fois simple, transparent et équitable d’attribuer les marchés publics n’est pas une mince affaire. Toutefois, il est nécessaire et urgent de réformer la réforme. De même, ledit décret aurait gagné à flexibiliser la notion d’offre la plus avantageuse, à permettre l’analyse des offres anormalement basses à l’instar des prix unitaires et enfin rendre totalement accessible le procès-verbal de la séance d’examen des offres.

Le Prix de Référence

Exemple d’un marché de travaux :

Afin d’illustrer la méthode utilisée dans la détermination du moins-disant, nous dressons un tableau pour un cas fictif d’un marché dont le budget estimé s’élève à 5 MDH et dont les offres retenues après ouverture des enveloppes des dossiers administratifs et techniques correspondent à dix sociétés. De même, ledit tableau liste cinq cas d’offres différentes afin de mieux comprendre les scénarios possibles.
• Le premier cas illustre une situation extrême où toutes les soumissions sont faites au minimum toléré, soit -20% du budget estimé. Le prix de référence est alors de -10% par rapport au budget estimé. Les offres étant toutes équivalentes et en l’absence de soumissionnaires prioritaires comme les coopératives ou les entrepreneurs autonomes, le départage est fait par un tirage au sort.

• Le deuxième cas illustre aussi une situation extrême où toutes les soumissions sont faites au maximum toléré, soit +20% du budget estimé. Le prix référence est alors de +10% par rapport à cette estimation. Le sort du marché sera traité comme pour le premier cas.

• Le troisième cas représente une situation standard avec des offres entre -15% et +2% donnant un prix de référence de -2,7%. L’adjudicataire est la Société 6, alors que 60% des concurrents sont moins disants.

• Le quatrième cas illustre une possible manipulation par un groupe de trois entreprises. Les sociétés 1 et 2 soumissionnent avec des prix élevés pour augmenter artificiellement la moyenne et la société 3 remporte le marché même en dépassant le prix estimé, alors que 60% des entreprises sont en deçà de son offre.

• Le cinquième cas illustre aussi une possible manipulation par un groupe de quatre entreprises. Les sociétés 1, 2 et 3 soumissionnent avec des prix bas afin de baisser artificiellement la moyenne et la société 4 remporte le marché, alors que 30% des entreprises sont en deçà de son offre. À préciser aussi que dans ce cas, l’écart entre l’adjudicataire et le moins disant qui se trouve dans la zone de tolérance est de 15%. Le budget de l’État perd donc 750 KDH dans ledit marché.

Nous sommes face à une Loterie

Une entreprise citoyenne déploie des ressources précieuses afin de participer à un appel d’offres. Il s’agit d’identifier le marché, de l’évaluer, de le chiffrer et de le préparer pour la soumission en ligne. Une telle entreprise peut comprendre perdre un marché face à des concurrents plus compétitifs et mieux outillés. Cependant, elle sera totalement frustrée de le perdre malgré un excellent dossier technique et une offre financière très compétitive. Les entreprises ont horreur de l’incertitude et cette démarche de l’aléatoire vient la renforcer. Face à une telle loterie, il est nécessaire de soumissionner à un maximum de marchés afin d’espérer en remporter une partie. Ceci soulève un autre défi par rapport à la gestion notamment, des cautions et des lignes bancaires nécessaires.
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